Comment l'Education nationale fabrique la ségrégation scolaire 

De tous les facteurs de ségrégation scolaire, le plus inattendu est probablement celui résultant des choix de l'éducation nationale. Au lieu de lutter contre les inégalités en améliorant l'offre pédagogique des collèges populaires, l'Education nationale creuse les écarts avec des propositions pédagogiques différentes entre établissements des beaux quartiers et des zones prioritaires. Ces offres sont autant de signaux émis vers les parents favorisés pour  guider leurs choix d'orientation. Cette différentiation est analysée par François Baluteau dans un article de Socio-logos. Mise en évidence elle interroge puissamment les décisions quotidiennes de l'institution scolaire.

 

 A-t-on besoin du latin en Seine Saint-Denis, interroge sur son blog Véronique Soulé. Elle évoque la bataille d'un collège d'Epinay-sur-Seine (93) pour garder un enseignement de langues anciennes. En fait, on le verra, ce n'est pas tant le latin qu'il faut garder mais latin-grec pour " éviter les évitements, c'est-à-dire la fuite des bons élèves, issus des classes moyennes, vers  des établissements plus réputés" et garder un minimum de mixité sociale. Face à une démographe galopante, le rectorat envisage la fermeture de cette section en demandant si "on a besoin de latin en Seine Saint-Denis".

 

Ce cas très particulier illustre parfaitement une règle générale d'inégalité de l'offre pédagogique. Cette inégalité participe à la création de la ségrégation sociale des élèves. C'est un phénomène que ses sociologues de l'éducation, comme Pierre Merle, ont déjà décrit. L'intérêt du travail de François Baluteau (Ispef, Lyon 2) c'est de vérifier l'existence de la règle et d'éclairer précisément ces inégalités. F Baluteau a travaillé sur un échantillon de 500 collèges. Alors que le collège "tend de plus en plus à séparer les collégiens en fonction de leur origine sociale et ethnique", il "cherche à savoir en quoi et pourquoi les collèges se différencient par leurs enseignements".

 

Les langues et la ségrégation scolaire

 

La différenciation ne repose pas que sur les langues anciennes. F. Baluteau travaille sur quatre types d'enseignement : " 1) les enseignements à caractère d’excellence auquel l’accès repose sur une sélection des élèves (« sections linguistiques », « sections sportives »...) ; 2) l’offre linguistique correspond aux langues « vivantes » et aux langues « anciennes » mises à disposition dans les collèges ; 3) les enseignements à caractère professionnel (« DP6 », « classe d’insertion »...) permettent une pré-orientation à l’intérieur du collège ; 4) les enseignements intégratifs ou « parallèles » ont pour fonction d’intégrer les élèves placés temporairement ou partiellement à côté de la classe « ordinaire » (« classes relais », « unité locale pour l’inclusion scolaire »...).

 

L'étude met en évidence une réalité plus complexe. Les colléges défavorisés peuvent avoir davantage de dispositifs spécifiques linguistiques, sportifs et artistiques. La ségrégation se niche alors entre ces dispositifs. Si " la grande majorité propose des dispositifs linguistiques, le plus souvent 2",  certains "ne proposent aucune « section » en langue quand d’autres en affichent 4 ou 5, voire plus (« sections bilangues », « européennes » et « internationales » confondues). Ces deux extrêmes se trouvent plutôt dans les collèges « favorisés »". Les collèges favorisés  proposent plus que les autres types de collèges "des dispositifs « artistiques » et « culturels » (musique, danse, théâtre, cinéma, architecture...), quand les collèges « défavorisés » ont recours prioritairement aux « sections sportives ».  Les parcours sportifs se présentent plutôt comme une spécialité des établissements à population « défavorisée »."  Les  dispositifs art et culture concernent 40% des collèges favorisés contre 6% des défavorisés et les sections sportives sont pratiquées dans 92% des collèges favorisés contre 55% des favorisés. Pour complexifier encore davantage, des collèges favorisés peuvent aussi entretenir des sections artistiques (CHAM, classes à PAC etc.) pour développer des classes d'excellence au sein de l'établissement. C'est le rôle joué par le latin -grec au collège d'Epinay-sur-Seine. La ségrégation se fait non par le latin, mais par le latin-grec. 74% des collèges défavorisés proposent le latin, mais 53% des favorisés ont latin grec.

 

On observe la même différenciation dans le détail de l'offre linguistique. Si les collèges favorisés offrent un choix plus large de langues vivantes , la majorité des collèges défavorisés offrent 3 ou 4 langues. La différence se fait alors entre les langues. 85% des collèges favorisés proposent russe ou chinois quand 62% des collèges défavorisés ont des sections arabe ou portugais. Les Segpa, les dispositifs DP3 et DP6, les Ulis, Enaf (élèves arrivant de l'étranger) fonctionnent aussi comme des marqueurs sociaux.

 

Le rôle des politiques

 

Au final, pour F Baluteau, " le collège se construit entre deux types, identifiables par la nature du curriculum et du public. Le collège « favorisé » se caractérise par une offre ouverte sur les langues, les arts et la culture, mais plutôt fermée sur les enseignements professionnels et la prise en charge des publics en difficulté. Le collège « défavorisé » tend au contraire vers une offre plus diversifiée, avec une excellence linguistique et sportive, des parcours professionnels et l’intégration des publics différenciés... Au final, à une différenciation sociale des collèges s’associe une différenciation de l’enseignement. À une hiérarchie sociale des collèges correspond même une hiérarchie des dispositifs et par là des collèges. Il y a bien un phénomène de ségrégation sociale au sens où les populations tendent à être séparées, à la fois, géographiquement par les collèges et culturellement par le curriculum optionnel".

 

Son travail interroge fortement les choix de l'administration scolaire. Faisant écho au Dasen qui se demande "à quoi sert le latin en Seine Saint-Denis", F Baluteau montre que "les justifications développées par les responsables scolaires pour implanter les dispositifs d’enseignement optionnel tendent à renforcer les disparités entre les collèges". Pour lui, comme pour Pierre Merle, "atténuer le phénomène de ségrégation sociale entre les collèges pourrait être recherché, sans viser pour autant l’homogénéité, par un rééquilibre plus systématique de l’offre d’enseignement".  Alors que le ministre doit faire des propositions à la rentrée sur l'éducation prioritaire, cette étude apporte la preuve que l'institution scolaire, au lieu de lutter contre les inégalités scolaires les renforce.

 

François Jarraud

 

Article de Socio logos

Mais à quoi sert l'école privée ?

A -t-on besoin du latin en Seine Saint-Denis ?

Collèges du 93 et du 92

Assouplissement de la carte scolaire

N Mons : assouplissement d ela carte scolaire

 

Par fjarraud , le vendredi 21 juin 2013.

Commentaires

  • maria1958, le 14/12/2016 à 09:18
    Juste une remarque: qu'elle soit offerte en option non obligatoire, ou même en option obligatoire, telle ou telle spécialité n'est pas nécessairement, fatalement, sélective. 

    L'accès à une section sportive ou linguistique ne devient sélectif que si le nombre de places est contingenté a priori, au risque de ne pas pouvoir accueillir tous les demandeurs - ce qui conduit à opérer une sélection afin d'en rejeter une partie et de réserver l'accès à des "happy few". De même l'accès à une LV1 ou à une LV2 n'est pas en soi nécessairement  sélectif, sauf si l'offre n'est financée que pour un nombre de groupes, et donc un effectif, limités. 

    Non seulement  l'offre est actuellement inégale, disparate (du fait de choix politiques de l'administration scolaire, de la logique de concurrence entre établissements publics/privés et publics/publics…..), mais en outre les dotations budgétaires des collèges sont insuffisantes, ce qui conduit à ne proposer certains enseignements qu'avec une capacité d'accueil contrainte. 

    L'insuffisance des DHG fait qu'un enseignement, mis en place dans des conditions sélectives pour des raisons comptables qui lui sont extérieures, peut être instrumentalisé par des familles en quête de stratégie de réussite compétitive, voire d'entre-soi social. 

    Un moyen de désamorcer à la source la logique sélective consisterait à donner les moyens aux collèges de créer des groupes supplémentaires autant que de besoin, ce qui éviterait d'avoir à rejeter des demandes. Avantage collatéral: s'il n'y plus de sélection à l'entrée, la demande tient à un intérêt réel, pas à des stratégies qui n'ont rien à voir avec le contenu.
  • heurtebise, le 02/08/2013 à 08:47
    Si je comprends bien, Bourdieu, Passeron, Baudelot, Establet sont toujours d’actualité... Combien d'années et de gâchis pour arriver aux mêmes conclusions avec la pseudo loi d'orientation Peillon? PAS DE REFONDATION SANS FONDATIONS!
    • Viviane Micaud, le 03/08/2013 à 14:25
      Quels sont les éléments qui vous font dire que la loi Peillon est une pseudo-loi ? 
      Est-ce les missions de l'école primaire et du collège ? Est-ce le fait d'avoir mis un conseil de programme indépendant ? Est-ce le fait d'avoir mis en place un conseil d'évaluation du conseil  système éducatif ? Est-ce la pertinence de l'arrêté appelé  "référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation"  ? Est-ce les moyens supplémentaires donnés à l'école ?
      Il m'arrive d'être très critique, j'ai en particulier écrit un article sur les "rythmes scolaires" qui a été particulièrement remarqué. Cependant, je pense que la loi est excellente. Les enjeux sont maintenant la manière dont sera utilisé ce texte pour améliorer le système scolaire jusqu'à la fin du collège. La question des programmes et des mode de contrôle associés est fondamentale.
  • cdivoux1, le 21/06/2013 à 10:12
    Même si on arrive à équilibrer l'offre d'enseignement entre établissements, il ne faut pas oublier que la ségrégation scolaire continue souvent à l'intérieur d'un établissement entre classes.


  • Viviane Micaud, le 21/06/2013 à 08:57
    Je suis globalement d'accord avec François Baluteau, sauf sur la phrase "Les Segpa, les dispositifs DP3 et DP6, les Ulis, Enaf (élèves arrivant de l'étranger) fonctionnent aussi comme des marqueurs sociaux.
    Il y a des élèves intelligent et prêt à s'investir dans l'effort scolaire partout et ce n'est pas normal qu'ils n'aient pas le même niveau d'offre de développement intellectuel en fonction de l'endroit où ils habitent.
    Cependant, les dispositif comme les "Segpa", "DP6" et "Ulis" et "Enaf" correspondent à un besoin particulier d'élèves qui ont des difficultés d'apprentissage particulières ou qui ont des acquis sur les fondamentaux trop faibles et n'ont aucune chance de réussir le parcours général. Je rappelle que tout cours a des prérequis et, si le collège broie les élèves qui ont des lacunes en expression, c'est que les élèves se retrouvent à partir de la 4ème devant des contrôles qu'ils ne peuvent pas réussir quels que soient leurs connaissance sur la matière. Il est possible de faire évoluer la manière dont on conçoit les programmes et les contrôles, cependant il y a des limites. Pour les fondamentaux, il y a aucune méthode qui fonctionne avec des classes de 28 élèves, avec 5 niveaux différents d'acquis et 3-4 perturbateurs. Ceux qui disent les contraires sont des menteurs qui le font pour des raisons d'opportunisme de l'entité qu'ils représentent. Or, à cause de la loi imposée par les bandes de jeunes qui dénigrent les apprentissages, les jeunes sont moins enclins à s'investir dans les efforts intellectuels que dans les beaux quartiers, aussi plus de jeunes n'ont pas les prérequis pour le parcours général.
    Il est vrai que rien empêche d'installer ces formations dans les beaux quartiers et organiser un ramassage scolaire pour les jeunes concernés. Par contre, je doute que la greffe fonctionne. Une classe de SEGPA avec une majorité de jeunes issus de milieux populaire dans un beau quartier risque d'entraîner un mécanisme de rejet.

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