Les enseignants ont-ils perdus le sens de l'effort, à l'ère du numérique ? (Chronique n°17) 

"Le sens de l'effort" est une expression qui revient souvent dans les propos du monde enseignant et en général il concerne les élèves qui souvent en manquent et devraient en avoir. La symbolique de Noël porte cette expression de manière paradoxale. Si l'on se réfère aux origines chrétiennes, on s'aperçoit que des pauvres, SDF pour l'occasion, à en croire les textes, ont trouvé refuge pour accomplir l'effort de la naissance malgré l'adversité. Si l'on se réfère aux origines païennes de cette fête et à ses évolutions actuelles, on s'aperçoit, qu'il s'agit d'obtenir des cadeaux, cette fois-ci, sans effort. Or quel est le cadeau de référence de ce Noël ? C’est la tablette numérique, du moins si l'on en croit les médias. Par sa simplicité, son accessibilité, même des enfants savent s'en servir (cf. les vidéos qui circulent là dessus), mais surtout s'en servir sans effort. Car la particularité de ces machines, dans la suite du développement des téléphones portables et des tablettes, c'est d'être directement utilisable, sans avoir à s'entraîner, à y passer des heures pour enfin comprendre comment ça marche ! (est-ce pour cela que l'émission est supprimée ?) Bref pas besoin de faire d'effort pour utiliser.

 

A voir l'engouement du monde enseignant pour les tablettes on peut se demander ce qui suscite un tel intérêt et le développement de si nombreux projets dans ce domaine. Depuis plus de 30 années que l'informatique a posé le pied dans le monde scolaire, on se demandait si le long apprentissage n'était pas dissuasif du fait des efforts qu'il demandait. Or en ce moment on peut percevoir un mouvement nouveau qui semble indiquer qu'arrivent de nouvelles possibilités qui pourraient être opportunes pour l'éducation et donc utilisé par les enseignants. Evidemment les explications par l'effet de mode, par l'impact médiatique, par la contagion culturelle ne peuvent être ignorées. Il faut d'ailleurs examiner cela en détail. Mais il y a un aspect, qui pourrait bien fâcher en ces périodes de vacances scolaires (vacance des élèves ?), c'est celui de l'effort à faire pour maîtriser ces outils. Et si les tablettes, parce qu'elles ne demandent pas d'effort pour les utiliser, étaient l'objet tant attendu qui permettrait une introduction douce du numérique dans le monde scolaire ! Et si les enseignants refusaient de faire des efforts pour adopter le numérique dans leur enseignement ?

 

L'organisation marchande qui environne le numérique a fait ses preuves depuis plusieurs années et l'effet de mode joue à plein. L'idéologie technologique se traduit par la multiplication d'objets (souvent de gadgets) qui désormais, à un rythme de renouvellement soutenu, sont accompagnés d'un mouvement publicitaire et médiatique qui érige en mode ce qui serait une simple évolution technique. C'est un peu comme les "nouveaux" programmes qui ne sont souvent qu'un toilettage des anciens. On les appels nouveau et l'effet de mode lié à la nouveauté autorise le discours de défiance : encore des nouveautés !!! Comme si les enseignants réagissaient avec les technologies comme avec les programmes. On peut se demander pourquoi nos ministres ne s'inspirent pas du succès de mode des tablettes et smartphone pour les programmes : développer une sorte de "prêt à utiliser sans effort". Les enseignants sont aussi de grands enfants et certains ne résistent pas, en période de fêtes, à succomber aussi aux plaisirs de la mode. La tablette semble bien être le nouvel exemple, on comptera à la rentrée (le 7 janvier) combien d'entre eux sont équipés !

 

Les médias de masse (de flux) ont bien accompagné l'économie marchande en multipliant les odes triomphantes à la nouvelle fée tablette/smartphone. Difficile de passer au travers de cette pression constante relayée dans de nombreux cas. Ces entreprises qui distribuent des tablettes à leurs employés (dans les postes de pilotage des avions, dans les chaines de montage ou encore dans les cabas des VRP) font souvent l'objet de cet effet média/nouveauté/innovation. Du coup le monde scolaire qui ne peut rester en retrait de cette pression sent bien que quelque chose ce trame

 

La contagion culturelle joue aussi. La société à la pomme à fait l'objet de nombreux reportages et travaux sur cette manière de diffuser son image et ses produits. De nombreux enseignants et universitaires y sont très attachés. Au delà de ce fait, qui est initial dans le domaine des smartphones d'abord, des tablettes ensuite, le monde enseignant sait reconnaître dans le monde environnant les objets culturels et techniques qui peuvent s'associer à leur milieu. L'ordinateur était trop technique. La tablette semble avoir visé juste en proposant les contenus avant la technique et surtout en proposant une analogie fort séduisante avec le livre. Il faut dire que les première liseuses n'avaient pas autant séduit qu'on le croyait malgré un soutien médiatique de près de dix années. Alors les tablettes ont permis de franchir un pas, là encore, la facilité d'usage, sans effort, semble avoir été l'élément probant.

 

Les enseignants ont-ils vraiment perdu ce sens de l'effort qu'ils sont si prompts à réclamer de leurs élèves ? Parmi les résistances au numérique en milieu scolaire, nombre de pionniers avaient repéré le faible engouement de nombreux enseignants pour les heures passées en essai erreur devant l'ordinateur, à la maison d'abord, à l'école ensuite. "Faut qu'ça marche !" dirait-on pour paraphraser Boris Vian, et "sans effort" bien sûr. La plupart, voire la quasi totalité des ministres avaient fait de la formation et des ressources la base de leur politique (qui se rappelle encore de la valise informatique  pédagogique du plan Informatique Pour Tous ?). L'illusion de facilité, propre au discours des passionnés à rebuté nombre d'enseignants découvrant la complexité de ces ordinateurs qui en plus, à l'école fonctionnent mal ou pas du tout. Et en plus pour les utiliser en classe on a deux risques : celui du plan B qu'il faut prévoir si ça ne marche pas, mais pis encore, l'élève doué qui vous sape votre autorité en démontrant à ses copains que vous n'y connaissez rien... un prof quoi !

 

Le numérique demande du travail et des efforts dès lors qu'on veut le maîtriser (demandez ce qu'en pensent les promoteurs de l'option Informatique et Sciences du Numérique en lycée). Les smartphones et tablettes ont renversé le problème : utilisez les d'abord, pour les efforts on verra ensuite, si nécessaire. Malheureusement ce sans effort n'est pas sans contrepartie : la plus importante est l'asservissement aux concepteurs. Autrement dit plus c'est facile à utiliser plus il faut obéir au concepteur. Mais au delà ces nouvelles machines donnent un sentiment de puissance immédiat, de domination d'une machine, puisqu'on arrive sans peine à ce qu'elle fasse ce que l'on veut (quand les concepteurs l'autorisent). Car ce sentiment de puissance sur la machine c'est aussi ce qui a donné l'impulsion dès le début des années 80 lorsque nous achetions nos premiers ordinateurs personnels... Mais à l'époque, la puissance passait par l'apprentissage du langage de programmation ce qui demandait un long apprentissage...

 

Le sens de l'effort est souvent un thème incantatoire et répété tout au long de l'histoire de l'éducation. Mais en général son absence caractérise les jeunes générations en opposition à leurs parents et ancêtres qui eux sont, par défaut censés l'avoir. En fait cela n'est qu'une illusion. Le sens de l'effort est aussi bien réparti dans les jeunes générations que dans les anciennes, mais il ne se manifeste pas sur les mêmes objets, pour les mêmes causes. En cette période de Noël il faut bien que nous adultes, et surtout nous éducateurs, reconnaissions certaines de nos faiblesses. Cette perte du sens de l'effort pour maîtriser le numérique en est une beaucoup plus répandu qu'on ne l'imagine. Les tablettes risquent de nous cacher ce problème en remplaçant l'effort nécessaire de compréhension par une soumission à un nouvel objet fétiche. Heureusement, nombre des expérimentations menées sur les tablettes font l'objet de travaux de recherche. Encore faut-il que ceux-ci ne sombrent pas non plus dans la facilité ou la complaisance vis à vis des concepteurs et des vendeurs comme un pu le voir pour d'autres technologies récentes telles le TBI...

 

Joyeux Noël à tous, avec ou sans tablette

 

Bruno Devauchelle

 

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Par fjarraud , le jeudi 27 décembre 2012.

Commentaires

  • ColdTrukey, le 30/12/2012 à 09:03
    Les enseignants ont-ils perdus le sens de l'effort, à l'ère du numérique ?
    Le titre est-il uniquement une provocation ?

    « Parmi les résistances au numérique en milieu scolaire, nombre de pionniers avaient repéré le faible engouement de nombreux enseignants pour les heures passées en essai erreur devant l'ordinateur, à la maison d'abord, à l'école ensuite. »
    Et là, on comprend ce que l’on attend des enseignants : formez-vous seuls bande de fainéants !
    Car, oui, l’éducation nationale ne vous formera pas ! Essayez-vous à l’informatique, aux langues vivantes, à la musique, à l’EPS,… Mais ne comptez pas sur l’éducation nationale pour vous former.
    Bien sûr, il existe des conférences pédagogiques : l’informatique ou l’anglais en 3 heures.
    Existe-t-il un métier où il est demandé aux travailleurs de se former par eux-mêmes, d’entretenir le matériel, d’être capables de le réparer en temps réel, tout en gérant un groupe d’enfants ? Oui, professeur des écoles !

    « Et en plus pour les utiliser en classe on a deux risques : celui du plan B qu'il faut prévoir si ça ne marche pas, mais pis encore, l'élève doué qui vous sape votre autorité en démontrant à ses copains que vous n'y connaissez rien... un prof quoi ! »
    Cela fait longtemps que des élèves, même de primaire, ont des compétences que l’enseignant n’a pas forcément. C’est un point d’appui et non une perte d’autorité. Cela fait longtemps aussi que les enseignants ont des plans B : chaque cours apporte son lot d’imprévus qu’il faut gérer. Les pannes des machines ne sont que des détails. Votre vision du prof est assez caricaturale et plutôt dédaigneuse.

    Je crois que ces travailleurs méritent autre chose que du dédain.
    • nathmaths, le 06/01/2013 à 12:03
      Entièrement d'accord avec vous ColdTrukey, et j'ajouterai que les enseignants achètent avec leurs propres deniers leurs outils informatiques...
    • bdevauchelle, le 06/01/2013 à 12:02
      En premier lieu et en réponse à un commentaire qui m'a été transmis :
      Je reconnais que j'ai toujours eu des difficultés pour parvenir à un texte parfait. Cela a fait partie de mes difficultés scolaires....
      Je fais des efforts, mais sans doute insuffisants à en lire votre commentaire.

      En second lieu et pour faire le lien avec ce commentaire :

      D'accord avec vous, je me suis formé en grande partie tout seul, même en orthographe. Mais, si l'on analyse le travail, sous toutes ses formes, on s'aperçoit que nous sommes tous en grande partie des autodidactes... Et si cela n'amène pas à la perfection, cela permet de progresser, et je vous remercie de m'y aider.

      Quand au dédain, vous n'avez pas compris mon message. Le titre est une provocation bien sûr. Mais c'est une provocation envers ces centaines d'enseignants qui me parlent toujours du sens de l'effort alors qu'eux mêmes n'en font parfois pas autant qu'ils en exigent à leurs propres élèves.
      Très souvent, après de telles interventions j'avais des collègues d'une personne ayant porté haut la revendication de l'effort pour leurs élèves qui venaient me dire que ceux qui parlent n'agissent pas toujours en conséquence.

      Dans le cas présent, celui des tablettes, je ne fais que constater l'engouement pour une machine dont la particularité (et je l'ai encore entendu au mois de décembre dans un lycée, dans la bouche d'un enseignant) est de ne demander aucun effort de prise en main, a priori (ce qui n'est pas vrai dès qu'on veut aller plus loin).

      J'ai été enseignant en lycée professionnel pendant de nombreuses années et j'ai accompagné et formé de nombreux enseignants, je suis un travailleur comme eux et n'ait aucun dédain pour une profession dont j'ai dit et écrit publiquement qu'il fallait restaurer l'estime d'elle-même. Mon propos provocateur vise à susciter le débat sur cette question de l'effort, je vous remercie de l'alimenter, même s'il y aurait beaucoup à discuter de votre analyse sur la formation. Je vous invite à lire les travaux menés dans le champ de la didactique professionnelle et celui de l'autoformation

      Bruno Devauchelle
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