Fonctionnaires : Quelle déontologie ? 

La mutation profonde des institutions, sous la pression de l'Europe, de la sphère privée et des réformes structurelles, ne va-t-elle pas déréguler profondément les services publics ? A force de se vouloir évidentes, les exigences de la fonction publique ne risquent-elles pas de se déliter, faute d'être fermement réaffirmées ? En liaison avec l'Esen (École Supérieure de Éducation nationale), le Scéren-CNDP édite une série d'ouvrages destinés à la formation éthique des cadres publics, en pleine tourmente réformatrice. Se tenir au plus juste de l'esprit républicain, dans le respect des règles de l’État, quand la multiplication des injonctions vient brouiller les règles traditionnelles de management et de décision : c'est autour de ce défi que des spécialistes des trois fonctions publiques d’État se sont penchés, mercredi 26 septembre, lors d'une table ronde organisée dans les locaux parisiens de l'E.N.A., à l'occasion de la publication des deux derniers titres de la collection Profession cadre, service public, en présence du Recteur Alain Bouvier, directeur de la collection, et de Martin Hirsh, président de l'Agence du service civique.

 

« Notre fonction publique est malade »

 

Au titre de l’Éducation nationale, Jacky Simon, médiateur honoraire de l'E.N. et coordonnateur de l'ouvrage La déontologie des cadres publics, estime que « notre fonction publique est malade ». En dépit de « progrès phénoménaux », elle souffre en amont d'un problème de déontologie : « la morale professionnelle a besoin de re-pénétrer le service public ». L'atténuation de la frontière entre public et privé favorise la perte du sens spécifique du management des cadres publics. La transposition directe d'outils de management privé, marqués par l'individualisation et l'indépendance, fait oublier le besoin essentiel de règles du jeu, communes et acceptées, auxquelles on adhère en tant que  représentant de la puissance publique. Si l'identité fonctionnariale est parfois problématique, la redéfinir clairement n'en demeure pas moins déterminant pour le respect des missions et des fonctions du service public.

 

« Développer le pouvoir d'agir du citoyen »

 

Pour Cyrille Devendeville, DGS de Parthenay et représentant de la fonction publique territoriale, les transformations actuelles obligent à une réflexion éthique envers le citoyen, le politique et la collectivité. Faut-il accepter toutes les exigences du public, dans un contexte marqué par une inflation des demandes particulières ? L'enjeu serait plutôt de développer un « pouvoir d'agir » du citoyen et de le convaincre de l'intérêt d'une « vision prospective ». A l'égard des élus, le fonctionnaire se voit investi d'un rôle de vigie, il doit redéfinir le périmètre du service public local : quelles missions incombent au service public, lesquelles peuvent être dévolues aux acteurs privés qui y répondront mieux ? Enfin, au regard de la collectivité, passer d'une logique de moyens à une logique de résultats suppose de favoriser la coopération entre services : les cadres territoriaux sont appelés à devenir des animateurs de réseaux pluri-actoriels.

 

« L'affaire d'Outreau marque une rupture »

 

S'exprimant au nom de l'institution de la Justice, Gracieuse Lacoste, présidente du TGI de Poitiers, évoque la rupture historique du procès de l'affaire d'Outreau en 2007. La déontologie de la magistrature, issue de la discipline elle-même, prise sous le poids d'une jurisprudence très complexe et contraignante, s'est vue confiée au Conseil de la Magistrature qui en a reformulé les principes (Recueil des obligations déontologiques de magistrats, 2008). Les magistrats sont pourtant les fonctionnaires les plus soupçonnés et les plus poursuivis, rappelle G. Laborde ; garants des libertés individuelles, on les tient plutôt pour les représentants de la privation de liberté. Le recueil des obligations, estime-t-elle doit permettre de dédramatiser la situation et de sortir de la logique d'affrontement sur la question des droits et devoirs des magistrats. Mais à elle seule, la déontologie ne résoudra pas tout : des réformes institutionnelles et des changements de procédures sont nécessaires pour clarifier l'organisation de l'institution.

 

« La fin de l'hospitalo-centrisme »

 

Bernard Tirel, enfin, intervient au nom de la fonction publique hospitalière et évoque l'actualité récente de l'affaire d’Épinal où se joue la responsabilité des cadres hospitaliers. Il se distancie de la notion d'éthique professionnelle « qui pour nous s'applique davantage au domaine des questions bio-éthiques qu'à celui du management ». Il rappelle cependant l'importance du cadre d'exercice du service public hospitalier, formulé par la loi Boulin de 1970 et relégué dans l'ombre par la loi de 2009, qui tend à gommer les valeurs spécifiques de l'hôpital (neutralité, accessibilité, qualité des soins) face à la clinique privée. Les nouvelles donnes règlementaires changent les modes d'action d'un directeur d'hôpital, affirme-t-il, il faut en tenir compte : plus de performance attendue, l'association étroite des services administratifs et médicaux, de sévères contraintes de sécurité médicale. Enfin, conclut-il, l'ère de « l'hospitalo-centrisme » est révolue : il faut apprendre à travailler avec le milieu médico-social, dont l'action croît constamment dans le domaine de la santé, en particulier auprès de la population âgée. Transformations qui exigent un exercice plus responsable que jamais de la capacité de décider et faire des choix, conclut-il, alors même que le cadre hospitalier se trouve au centre des conflits de toute nature.

 

Le scandale des enveloppes en liquide.

 

Invité à porter un regard d'ensemble sur la problématique, Martin Hirsh a opté pour un brin de polémique : si on s'émeut des influences délétères de la sphère privée sur le public, ses tentations et ses enjeux financiers, il convient de ne pas oublier non plus les dérives internes endémiques au sein même de la haute fonction publique. Évoquant les enveloppes de billets proposés à ses débuts de jeune auditeur au Conseil d’État, il rappelle la tradition de « caisses noires » et autres « valises de billets » ayant accompagné le fonctionnement des hauts services de l’État jusqu'à une période récente. Les « tours de lait » à l'hôpital, consistant à vanter successivement aux jeunes mères les vertus d'une marque de lait maternisé en contrepartie d'aides financières pour les services ; les experts scientifiques des agences d’État récompensés par des prix et des primes versés par les firmes. Bref : à trop considérer la vertu comme consubstantielle aux services de l’État, on ouvre la porte à toutes les dérives et à toutes les tentations, remarque-t-il. Ce n'est qu'au moment de la catastrophe (les « affaires ») que le mécanisme de régulation soudain se réveille et se met en marche. Il est temps de poser des règles explicites et précises, pour ne pas « mettre des gens honorables dans des situations problématiques ». Reformuler et enseigner la déontologie aux cadres publics lors de leurs formation initiale et la leur rappeler tout au long de leur carrière, c'est la seule manière de lutter contre la désaffection et le manque de confiance des citoyens. « C'est vital pour les institutions et pour l’État! », conclut Martin Hirsh, qui souligne qu'il ne faut pas être embarrassé d'enseigner des règles qui ne peuvent pas venir  « naturellement, de manière innée », aux cadres de la fonction publique.

 

La déontologie des cadres, coordonné par Jacky Simon, présente un panorama complet de ces questions en trois moments. En première partie, un ensemble d'études de cas, présentés par des spécialistes des différents domaines de la fonction publique (police, médecine, Justice, territoires, école, prison), complété en seconde partie par l'éclairage d'une réflexion distanciée sur des questions d'éthique appliquée : conciliation de la responsabilité citoyenne avec les devoirs de la charge de fonctionnaire, analyse philosophique des distinctions conceptuelles entre éthique normative, méta-éthique, et éthique appliquée, étude des scandales politico-administratifs comme révélateurs des structures sociales, impact des réformes administratives de la Commission européenne en matière de « moralisation » du service public, enjeux réels d'une formulation et d'une diffusion d'un « code général de déontologie » au sein de toute la fonction publique. Enfin, des perspectives sur l'éthique hospitalière, le rôle des associations, les missions des enseignants, les conflits d'intérêts, et surtout la question récurrente de la responsabilité viennent compléter l'ouvrage.

 

Jeanne-Claire Fumer

 

 

La déontologie des cadres- Pour un service public responsable, par Jacky Simon. Préface Martin Hirsh. Edition Scéren-CNDP 2012 – 199 p., 9,90€.

 

La collection complète sur le site du Scéren-CNDP à cette adresse.

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 28 septembre 2012.

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