Faire l’expérience de la poésie. Entretien avec Lysiane Rakotoson 

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut


Lysiane Rakotoson enseigne les lettres et écrit de la poésie. Cette situation particulière lui confère un précieux point de vue, au sens propre, pour éclairer les réflexions et les pratiques des professeurs, pour nous apprendre à regarder, à aimer, à faire aimer la poésie. Comment écrire se demande-t-elle sur son blog, comment lire ajouterons-nous, « de telle sorte qu’il se produise une chose tout à fait rare qui s’appelle le poème et qui soit à la fois de la pensée et du corps, de la parole et du geste ? » L’école, nous démontre-t-elle dans cet entretien, a un rôle essentiel à jouer pour faire cette expérience, heureuse et formatrice.


Est-ce que l’école vous a personnellement aidée à devenir poète ?


 Je ne sais si le mot « aider » convient. Mais bien c’est en tout cas l’école et plus particulièrement un professeur qui m’ont amenée à la poésie. Le coup de foudre poétique a donc été nourri par mes lectures scolaires et la transmission vivante de la poésie. L’école permet - dans les meilleurs cas - d’aller à la rencontre du texte poétique. Je crois de toute façon à l’école et en ceux qui la portent. Je dirais que ce sont les acteurs de l’école – plus que l’école en tant qu’institution - qui m’ont aidée. La transmission de vivant à vivant est essentielle et j’y crois énormément malgré toutes les critiques qu’elle essuie depuis quelques années. On entend souvent que l’école n’est pas le monde réel, qu’elle est fermée, qu’elle coupe. Pour moi, au contraire, elle a ouvert les perspectives. Elle m’a aidée à entrer dans le monde avec l’écriture.


Vous êtes à la fois poète et professeur : cette position originale est-elle un handicap ou un atout,  pour votre écriture ou pour votre rapport à l’enseignement ?


Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’une position originale, mais elle permet en tout cas d’avoir du temps pour l’écriture et de s’appartenir. C’est une donnée très concrète, mais essentielle.

Ensuite, je suis professeur de lettres. Pour moi, la  fréquentation permanente des textes littéraires peut être un handicap pour l’écriture. Car l’enseignement se fonde sur une approche analytique des textes, on passe son temps à penser la littérature, on ne la fait pas. C’est d’ailleurs une des grandes illusions des jeunes professeurs qui croient faire de la littérature en devenant professeur de lettres au lycée ou même à l’université. Je tente justement de préserver mon écriture de ce trop-plein littéraire.


En revanche, être poète est un atout pour enseigner. La difficulté pour les jeunes enseignants comme moi réside dans la construction de son identité professionnelle. (Qui suis-je comme professeur ?) Nous en sommes souvent réduits à transmettre des savoirs au lieu de les porter avec notre corps, notre histoire, notre personnalité. Ce qui fait la force d’un professeur, c’est aussi ce qu’il a à dire, à transmettre en tant qu’individu. Cet épanouissement prend plus ou moins de temps, mais ce n’est pas inné. En ce qui me concerne, être écrivain facilite la transmission : car je sais où je vais, ce que je veux dire aux élèves, et porter.


La rencontre avec la poésie en classe est toujours essentiellement dominée par deux exercices canoniques : la récitation et l’étude de textes.  Autrement dit, l’élève est invité à mémoriser et/ou à commenter. Ces démarches vous semblent-elles adaptées ?


Aucune de ces deux démarches ne me séduit même si je les exploite toutes deux. Parce qu’elles fuient le risque inhérent à l’étude du poème. La poésie déconcerte les élèves, tant mieux !


La première, la récitation, pose la question de l’oralité du texte poétique. Connaître un texte par cœur enrichit le bagage culturel de l’élève, certes. Mais les élèves se sont-ils approprié le texte pour autant? Le plus souvent non. Je crois plutôt à un travail continu sur la lecture à voix haute. Le double sens du verbe « entendre » prend ici tout son sens. Entendre le texte, c’est en un sens le comprendre, le prendre avec soi. C’est aussi parler aux autres et parler en son nom. Au lieu donc de commencer par la question « de quoi parle le texte ? », pourquoi ne pas leur demander ce qu’ils entendent ? Ou comment il sonne, quelles couleurs il prend…


La seconde, l’étude de texte, est bien sûr un exercice exigeant que les élèves doivent maîtriser. Mais cette approche toujours analytique, réflexive ne laisse pas toujours la place à l’expérience du texte (comment il nous traverse).  Souvent, les élèves commencent par dire « je ne comprends rien à votre texte Madame! ». Il est intéressant de remarquer que la première chose qu’ils désirent c’est « comprendre » (c’est aussi assez rassurant). Mais la première chose qu’il faudrait leur répondre c’est : « ne cherchez pas à comprendre, lisez, sentez, écoutez… ». Un texte poétique peut toucher, traverser par sa beauté, sans être compris. Vous remarquez aussi que les élèves disent « votre texte » pour parler d’un poème que j’ai choisi, comme s’il leur était étranger. Et il le restera si l’on se contente de l’expliquer. Et ils n’auront pas tort de penser que c’est «  mon texte », dans la mesure où je l’ai choisi pour différentes raisons qui m’appartiennent. Il faut donc essayer de trouver des chemins pour qu’ils sortent de la classe avec quelque chose à eux, pour eux.


La poésie ne peut s’aborder sous le seul angle de la rationalité. Les élèves sont des êtres humains traversés par des émotions et des sensations complexes. Il faut aussi leur faire confiance. La poésie permet de partir des élèves en tant qu’individus, et non seulement d’avoir à dégager un sens préexistant dans le texte. C’est formidable ! C’est aussi pour cette raison que je crois au rôle de la reformulation – ce que l’on appelle la paraphrase-. C’est aussi un bon point de départ pour l’appropriation du texte.


Pour finir, je dirai que l’important ce n’est pas que les élèves connaissent l’histoire de la poésie ou un poème par cœur. Nous avons gagné si un poème, ne serait-ce qu’un seul, les a traversés, foudroyés. Pour reprendre les termes de René Char, je dirai que ce qui compte c’est l’éclair. Qu’il leur dure ou non ne nous appartient pas.


Un blog « Paysages d’élèves » rassemble des textes poétiques écrits par vos secondes du lycée La Bruyère : pouvez-vous nous présenter cette expérience ? de manière plus générale, pensez-vous qu’il faut développer en classe la pratique des ateliers d’écriture ?


J’ai mené un atelier d’écriture sur quelques séances avec des élèves de secondes en leur demandant d’écrire un texte sur un paysage, un lieu qu’ils aimaient. C’était la première fois que je tentais l’aventure mais cela a été très enrichissant. Les poèmes ont été exposés au CDI à l’occasion du Printemps des Poètes. Lorsque les élèves s’initient à l’écriture, ils s’ouvrent aussi à la lecture. C’est un autre chemin pour lire la poésie que de l’écrire. Je crois que les ateliers d’écriture sont de belles aventures. Il ne s’agit pas d’apprendre à écrire, mais de faire expérimenter ce que c’est que d’écrire.


L’enseignement du théâtre au lycée comprend l’école de l’acteur et celle du spectateur. C’est ce qu’il manque à la littérature. Elle ne doit pas être exclusivement un objet d’étude, elle doit être une expérience.


Vous avez organisé une correspondance entre vos classes et deux poètes d’aujourd’hui : cette expérience a-t-elle été intéressante ? de manière plus générale, pensez-vous qu’il faut introduire davantage la poésie contemporaine en classe ? pourquoi et comment ?


C’était aussi la première fois que j’expérimentais cela et l’expérience a été assez médiocre pour des raisons d’organisation, de temps, etc. Mais cela a été très intéressant. D’abord parce que les élèves sont souvent persuadés que les poètes sont morts (les poètes n’existent plus). C’est donc l’occasion de leur montrer que la poésie c’est du vivant. Les élèves ont parfois l’impression que ce qu’on leur dit est coupé du réel. Curieusement, les élèves se censurent moins lorsqu’ils lisent des textes contemporains. Ils se sentent plus libres de dire ce qu’ils en pensent, ce qu’ils croient y trouver, ce qu’ils sentent. Tout simplement parce qu’ils ne se disent pas qu’un commentaire vrai préexiste à leur lecture. Ils n’ont pas peur de se tromper et ils lisent par eux-mêmes ! La poésie contemporaine peut donc tout à fait être introduite en classe. On pourrait m’opposer que le texte contemporain, trop jeune, n’a pas encore obtenu sa légitimité. Il n’est pas encore dans les manuels. Mais peu importe du moment qu’il permette un autre rapport à la lecture.


Vous animez avec Vincent Mespoulet le projet « Ecole poétique » : en quoi consiste-t-il ?


De ma rencontre avec Vincent est né le désir de faire entrer différemment la poésie à l’école. Vincent est un spécialiste du numérique, beaucoup plus que moi mais nous avons un but commun : aller au-delà des murs de l’école. Aujourd’hui il est très difficile de pousser les murs de la classe et le moindre projet est assorti d’un arsenal administratif. Nous voulons créer des outils permettant aux professeurs et aux élèves de travailler autrement.


L’Ecole Poétique, encore en construction, est un réseau social qui doit amener élèves et enseignants à la poésie, mais aussi diffuser à l'extérieur les pratiques innovantes autour de la poésie. Si les professeurs multiplient les initiatives en matière de poésie à l’école, pourquoi ne pas les fédérer ? Pourquoi ne pas offrir aux élèves et à leurs professeurs un outil qui leur permette de rencontrer la poésie hors les murs de l’école ? Nous avons donc pris le parti de partir d’internet en créant un site participatif, sur le modèle des réseaux sociaux, qui réunisse des productions d'élèves et des projets de professeurs. Nous voulons aussi favoriser des interactions entre élèves et professeurs de différents établissements scolaires et la collaboration internationale que nous encourageons vivement (par le biais des e-twinnings, des visio-conférences…). Le 29 mars 2012 nous organisons d’ailleurs un travail collaboratif entre des classes du monde entier, et ce dans le cadre des Journées de l’Innovation de l’Unesco. Des élèves du monde entier partageront leur travail poétique sur le thème du Printemps des Poètes 2012 « Enfances ».


Nous désirons donc dépasser le stade de l'initiative locale et mutualiser les pratiques pédagogiques autour de la poésie, donner aux enseignants des outils didactiques autour de la poésie à l'école (conférences en ligne, création d'événements en ligne),et enfin donner aux enseignants et aux élèves une culture poétique actuelle.


Nous voudrions enfin montrer que le numérique ne déshumanise pas nécessairement l’enseignement. Il peut permettre de construire des relations entre professeurs du monde entier, il peut favoriser l’engagement des élèves. Il ne remplace pas les projets locaux, l’ancrage dans l’établissement, mais les complète.


Pourriez-vous donner quelques conseils de lecture : quelques recueils susceptibles selon vous de faire aimer la poésie contemporaine à des collégiens ou lycéens d’aujourd’hui ?


Il est difficile de faire un choix parmi les nombreux titres de poésie contemporaine. Mais je conseillerai des recueils assez brefs, dont l’aspect n’a pas l’air de lourdeur de certains recueils : tout d’abord, la Nuit Respire, de Jean-Pierre Siméon, édité chez Cheyne. Le livre est agrémenté de collages très évocateurs mais qui laissent la possibilité au lecteur d’imaginer ce qu’il veut. L’introduction du livre « La poésie c’est comme les lunettes » est à la fois simple et éclairante !


Je conseillerais aussi Frère, d’Isabelle Damotte, publié chez Cheyne. Si la mort d'un enfant est une chose indicible, Isabelle Damotte l'évoque avec pudeur dans le recueil Frère. La perte et l'absence de l'enfant sont racontées par le frère et non par les parents. C'est ce point de vue si juste sur la mort, celui non de l'adulte, mais de l'enfant, qui permet à Isabelle Damotte de parler d'une chose grave sans lourdeur. Ce petit livre est sublime par sa simplicité.


Il y a enfin un très beau livre de Laurence Vielle, Bonjour Gaston, (éditions Maëlstrom, collection Booklegs Bruxelles se conte) accompagné de dessins de Valérie Carro. Il s’agit d’une balade à travers les rues de Bruxelles : des rencontres insolites se succèdent et l’auteur partage son amour pour la ville. Elle fouille un univers qui n’est pas étranger aux enfants et aux adolescents et elle l’enchante par sa langue.


Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut


Suite de la chronique du Printemps des poètes demain : " Pour une pédagogie de la poésie par immersion"

 

Liens :

Site personnel de Lysiane Rakotoson :

http://lysianerakotoson.blogspot.com/

Recueil de Lysiane Rakotoson « Une neige et des baisers ouverts »

http://www.cheyne-editeur.com/vocation/rakotoson.html

Textes des élèves de Lysiane Rakotoson :

http://paysagesdeleves.blogspot.com/

Projet « L’école poétique » :

http://ecolepoetique.ning.com/

Lysiane Rakotoson à la radio :

http://www.mondeenpoesie.net/2011/08/lysiane-rak[...]


Par fjarraud , le mercredi 07 mars 2012.

Partenaires

Nos annonces