Concurrence mémorielle : Quel enjeu pour nos sociétés ? 

L'ouvrage dirigé par Geoffrey Grandjean et Jérôme Jamin, deux chercheurs en sciences politiques, prend la question du devoir de mémoire un peu à rebrousse poil. "Si chez certains le temps suffit pour qu’un événement tombe dans l’oubli et qu’on vienne à penser qu’il n’a jamais existé. Pour d’autres, au contraire, le souvenir est resté vivace, entretenu par un groupe ou une communauté d’individus, souvent organisés en associations, et prêts à tout pour faire connaître et reconnaître un massacre, un attentat, un génocide, une catastrophe naturelle… Confrontés les uns aux autres, ces souvenirs suscitent parfois une compétition malheureuse, parfois volontaire, souvent inconsciente, qui s’alimente d’un univers sur-médiatisé où les images récentes et plus anciennes se multiplient et se télescopent. La concurrence des mémoires défie les imaginaires nationaux et remet en question le droit des États à dicter ce  qui leur semble bon pour la Nation. Souvent considérée comme un effet secondaire lié à des problèmes plus fondamentaux, la concurrence mémorielle est en réalité un enjeu structurant et déterminant pour la cohésion sociale de nos sociétés".


Geoffrey Grandjean et Jérôme Jamin, La concurrence mémorielle, Armand Coloin, 2011.

http://www.armand-colin.com/livre/378106/la-concurrence-memorielle.php



Porter aussi la volonté d'un bonheur partagé - Sophie Ernst


Sophie Ernst, auteure de "Quand les mémoires déstabilisent l'école" a participé à cet ouvrage. Elle éclaire la thématique de cet ouvrage. Pour elle "La méfiance et le doute ainsi induits par nos commémorations ne sont pas viables s'ils ne sont pas contrebalancés par une éducation à la citoyenneté, qui libère les énergies créatives. L'espoir. Porter vigoureusement la volonté d'un bonheur partagé, c'est aussi l'héritage que nous avons reçu".



Vous dites que les professeurs d'histoire-géo ne sont pas les mieux placés pour enseigner les questions chaudes de l'éducation à la citoyenneté. Pourquoi ?


Soyons clairs, ils ne sont certainement pas les plus mal placés ! Les professeurs d'histoire-géographie sont irremplaçables pour faire ce qui relève de leur qualification universitaire : enseigner les connaissances précises qui permettent un traitement distancié de sujets complexes. C'est une des conditions qui permettent de sortir d'un traitement moraliste, doloriste, compassionnel ou culpabilisant. Si l'on ne passe pas par l'histoire, et une histoire exigeante, toutes les violences et toutes les oppressions sont rabattues sur la catégorie anachronique de crimes contre l'humanité, avec cette tentation néfaste de gérer en termes identitaires et communautaires la reconnaissance des crimes accomplis dans le passé : chacun, pourvu qu'il réduise sa propre définition à l'une ou l'autre des nombreuses conditions disponibles de minoritaire, peut ainsi revendiquer son « quart d'heure de célébrité », où il espère être magnifié en tant qu'il peut revendiquer une filiation de victime souffrante. Il s'agit d'une déviation par rapport à un projet initial beaucoup plus sensé, empathique et universaliste, qui a pu être perdu de vue, et qui peine à retrouver son évidence d'hier. Dans le livre collectif qu'ont dirigé J. Jamin et G. Grandjean,   plusieurs d'entre nous étudient cette torsion imprévue vers la concurrence des victimes à travers la fragmentation des commémorations . Si l'on peut aujourd'hui en décrire les formes et s'en méfier, rectifier le tir sans abandonner la visée de justice, c'est notamment grâce à une forte implication du corps enseignant d'histoire et géographie dans ces questions, d'une façon qui a toujours insisté sur la formation continuée et les connaissances scientifiques fiables. 


Cela étant établi, et sans méconnaître la force « refroidissante » de la connaissance, je pense qu'il faut aussi s'occuper, autrement, selon d'autres modalités pédagogiques, de la dimension  « impure », au regard de la science, de ces questions « chaudes ». Elles sont dites chaudes, vives, sensibles, ... parce qu'elles carburent à l'anachronisme, à l'appel du présent, sous la pression d'affects et de sentiments difficiles à exprimer sinon sous forme confuse et explosive, faciles à capter par les idéologies les moins recommandables. Nous parlons ici d'émotions, de sentiments, de morale et de politique. De révolte, de ressentiment, de loyauté, de honte, de colère et de justice... Il faut s'en occuper, parce que ces « choses » malvenues dans la forme scolaire instituée ne disparaîtront pas, parce qu'elles sont parties intégrantes de l'humain et que nos contemporains en général, et les élèves en particulier, tiennent de façon légitime à cette densité concrète de la personne. Si l'Ecole ne les prend pas en considération, en aidant les élèves à élaborer leurs formes, leurs expressions, leurs métamorphoses,  nous pouvons être certains que les médias et les démagogues, eux, continueront à s'en occuper.


Si l'on prend vraiment au sérieux l'éducation à la citoyenneté comme éducation du sujet affectif, moral, politique, jeté dans un monde compliqué, mais capable d'assumer la responsabilité de ses choix et de ses actes, on est face à l'un de ces trois métiers que Freud disait « impossible »...  la politique, la psychanalyse et l'éducation. On fait comme si la formation à la citoyenneté, dans ses dimensions morales et politiques, était dans le simple prolongement du savoir vrai sur le passé, ou de la connaissance factuelle des institutions. Bien évidemment non. Avec le rapport aux valeurs et l'incertitude sur les possibles, on fait un saut dans tout autre chose, qui peut s'expliciter, se raisonner, s'argumenter, bref, se traiter de façon sensée et raisonnable, sans  recours à l'argument d'autorité, mais on n'est plus dans la transmission d'histoire telle qu'elle doit se faire si elle prétend rester une discipline scientifique. Faire la différence entre les deux, c'est essentiel pour rester laïque.

L'approche historienne est nécessaire, mais pas suffisante.


Alors qui peut le faire ? Et où ?


Des équipes pluridisciplinaires qui s'engagent dans un vrai projet d'éducation ! Ce n'est rien de le dire, mais c'est tellement difficile à  mettre en oeuvre à grande échelle. De ce point de vue, le socle commun n'a pas vraiment fait changer les pratiques, bien qu'il ait mis l'accent sur la construction du sens, par delà les savoirs spécialisés. Des équipes réunies autour d'un projet biface, la transmission du passé, et la formation morale et civique : comment réagissons-nous à ces moments particuliers de l'histoire, que nous avons appris à percevoir comme des crimes contre l'humanité, quelles sont nos valeurs contemporaines, que nous commandent-elles du point de vue de nos actes, de nos engagements personnels et collectifs ? Comment agir avec justesse, face à quelles situations ?


Des équipes, pour multiplier les approches et permettre que quelque  chose comme une responsabilité s'élabore, en greffant de la réflexion sur des émotions, des engagements sur des savoirs et des refus, des schèmes d'actions sur des empathies. S'il s'agit de refonder une culture humaniste moderne,  une éducation à l'autonomie, d'une façon telle que le « plus jamais ça » du devoir de mémoire ne soit pas une rengaine creuse, on a besoin de toutes les ressources créatives des disciplines – en plus de l'histoire et des sciences sociales, une langue affinée et maîtrisée, les arts, la philosophie. En tout état de cause, non seulement aucun enseignant n'est actuellement formé pour relever le défi, même si toutes sortes de choses s'expérimentent ici ou là, mais encore, l'organisation de l'institution ne le permet pas. Pas suffisamment, pas au niveau requis. Et aucun lieu éducatif tiers n'est en mesure de prendre vraiment le relai de l'Ecole si l'Ecole abandonne l'éducation, au nom d'une conception qui se dit républicaine de façon abusive.


Il faut ici manier des registres d'intervention où interviennent l'incertitude, l'hypothèse, le conflit, la discussion argumentée sans possibilité de recourir à une expérience probante qui trancherait. Il s'agit d'aider les enfants et les adolescents à se forger une éthique et une sagesse pratique. La formation à la citoyenneté consiste à préparer nos élèves du mieux possible pour qu'ils puissent assumer dignement la condition historique et politique de la modernité contemporaine. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la route n'est pas tracée d'avance ! C'est un défi très lourd. Il se pourrait que le socle commun soit l'un des cadres disponibles pour cette réinvention, du moins comme point de départ. En attendant, il y a quelque chose qui s'expérimente dans ces espaces-temps marginaux que sont les journées commémoratives, ou les voyages, ou les projets. Je suis par principe très attentive en priorité au noyau dur, central, des transmissions ordinaires, ordonnées progressives. Mais actuellement les dispositifs exceptionnels offrent un terrain plus propice à un travail en équipe, utilisant les ressources de la cité, exceptionnelles en France, avec un personnel très qualifié ( rencontres, musées, films de cinéma, pièces de théâtre, association, action au sein d'associations...).


On voit se multiplier les "Journées de" ou les appels à commémorer. Certains craignent que ça n'entre en concurrence avec le sentiment d'unité nationale. D'autres pensent au contraire que c'est un élément d'intégration. Qu'en pensez vous ?


Ces appels se multiplient mais ils ne sont pas très suivis. A l'origine, les militances mémorielles étaient pensées et exprimées comme une demande pressante adressée à la République, d'être honnête avec elle-même, de reconnaître les graves fautes commises en son sein et en son nom, et d'y remédier en termes de rétablissement de la vérité, à tout le moins, au nom des valeurs universalistes partagées. Toutes sortes d'évolutions sociétales, et de résistances injustifiables, ont abouti à donner une tonalité plus agressive, selon une ligne de partage « nous » et « eux », la majorité et les minorités. Ce fut la découverte consternée des années 2000, que ces commémorations réclamées à l'origine comme une exigence de reconnaissance et d'intégration – de pleine réintégration dans la Nation – pouvaient se crisper sur la volonté de maintenir la plaie à vif, en donnant une valeur identitaire au traumatisme du passé. Il est sûr que si la mémoire sert à demander des comptes, à se poser comme accusateur, créancier ou débiteur, on ne s'en sort plus ! Mais peut-être a-t-on fait le tour des excès et contresens en la matière. Ce qui se passe actuellement   est à la fois plus sobre, et beaucoup plus imaginatif en termes de formes créatives. C'est l'enjeu du travail futur, que je trouve très stimulant.   


Pour vous les devoirs de mémoire sont des "commémorations négatives". C'est à dire qu'elles ont un effet négatif sur les élèves ?


Non, ce n'est pas ce que je voulais dire,  même s'il n'est pas interdit de se demander si ces commémorations ne contribuent pas à accroître la mélancolie, l'inhibition et la peur, quand elles ne sont pas menées de façon constructive. C'est-à-dire, en transmettant un rapport d'espoir, avec un minimum de confiance dans les actions que nous pourrons exercer sur le monde. Les  crimes de masse commis par l'Etat dans la civilisation dont nous sommes tous les héritiers, nous devons les connaître pour comprendre combien nos sociétés modernes sont capables du pire comme du meilleur, nous en méfier et nous armer pour y remédier. Les commémorations que j'étudie sont justement celles qui prétendent nous rendre meilleurs en rappelant la mémoire des crimes, en séjournant dans la négativité, sans prétendre consoler ni entretenir l'illusion que tout ça est derrière nous, définitivement et sans risque de résurgence. Leur fonctionnement est très différent de celui des commémorations glorieuses, joyeuses, juchées sur les victoires et porteuses de promesses. Il est différent aussi de celui qu'autorisait dans notre enfance, à l'école primaire jusque dans les années 60, la croyance au Progrès, où le passé était montré dans sa négativité pour être immédiatement tenu à distance des temps nouveaux, où la civilisation avait définitivement triomphé de la barbarie du passé.


En négatif vous mettez en doute leur efficacité. "Trop de Shoah tue la Shoah". Qu'est ce qui permet  de dire cela ?


C'est une phrase que j'ai entendue dans la bouche d'une personne qui était pourtant convaincue de la nécessité du travail de mémoire, mais qui commençait à percevoir une certaine lassitude des élèves devant un message trop répétitif, sans approfondissement, et perçu comme un noeud coulant autour du présent : c'est advenu, on ne peut plus rien y faire, on se sent mal devant ce crime et on n'en sort pas. Comment réparer le passé ? Les commémorations ne parlent pas que du passé, elles parlent aussi des potentialités dangereuses de nos sociétés modernes, des ambiguïtés et des ambivalences que portent les plus incontestables des acquis démocratiques. Donc, elles requièrent qu'on séjourne dans la négativité, et elles sécrètent une sourde anxiété, un doute de soi des démocraties, très perceptible. Elles nous obligent à voir que  chaque  monument de culture est « en même temps un document de barbarie », comme l'énonce Walter Benjamin dans les thèses sur l'histoire.


De ce point de vue, on peut critiquer l'image qui s'est imposée de façon excessive, l'ébullition des élèves en révolte dans une forme concurrentielle des mémoires identitaires. Cette représentation « explosive » fait écran à quelque chose de plus profond et de plus insidieux. J'ai parlé de « commémorations négatives », peut-être, pour attirer l'attention sur ce qu'elles ont de glacial, par la terrible vision de l'humanité, de nos sociétés  modernes et de l'histoire qu'elles donnent aux adolescents d'aujourd'hui.


La méfiance et le doute ainsi induits par nos commémorations ne sont pas viables s'ils ne sont pas contrebalancés par une éducation à la citoyenneté, qui libère les énergies créatives. L'espoir. Porter vigoureusement la volonté d'un bonheur partagé, c'est aussi l'héritage que nous avons reçu.


Sophie Ernst


Sophie Ernst : "Clarifier ce qu'il faut enseigner"

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2010/s[...]


Par fjarraud , le mercredi 21 décembre 2011.

Partenaires

Nos annonces