Du « stylo bic » aux tableaux numériques, pour qui ? Pour quoi ? 

Par Bernard Collot


"En fait d’innovation, on tend surtout à passer du tableau noir au tableau numérique dit interactif, des manuels pesant dans les cartables au cartable lui aussi numérique, des devoirs notés dans un cahier de texte aux devoirs affichés sur un site internet ". Pour Bernard Collot, la vraie innovation n'est pas dans l'ordinateur mais dans la correspondance qu'on peut lancer avec lui. Ce que Freinet faisait à une autre époque et d'autres moyens...



Technologies nouvelles ! Il n’est pas un jour où elles ne font pas le sujet d’une émission, d’un papier. L’un chassant l’autre. Et bien sûr aussi les TICE (Technologies de l’information et de la communication) à l’école. Tapez « informatique » sur le café et vous avez près de mille articles ! Bien sûr aussi, les TNC sont le plus souvent associées à « innovant ». Curieusement, si elles provoquent parfois quelques craintes (par exemple l’usage d’internet), quelques critiques ou embarras (le copié-collé, l’orthographe, l’addiction aux écrans, la culture du clic, etc.) elles ne provoquent pas vraiment de rejets ou de polémiques. L’école ne peut pas rester à côté du progrès et doit « s’adapter » ! En fait d’innovation, on tend surtout à passer du tableau noir au tableau numérique dit interactif, des manuels pesant dans les cartables au cartable lui aussi numérique, des devoirs notés dans un cahier de texte aux devoirs affichés sur un site internet.


La première des technologies nouvelles introduite à l’école fut… le crayon Bic ! Créé en 1950, il est vraiment devenu populaire et peu cher début des années soixante. On ne se souvient plus des polémiques virulentes que déclencha son introduction dans les classes par les premiers enseignants, la plupart pratiquant des pédagogies actives. C’était la mort annoncée de l’écriture ! De la belle écriture, celle des pleins et des déliés sans lesquels l’écriture ne pouvait être que gribouillis. Fini l’apprentissage du soin, la fonction hautement éducative des pages arrachées, des annotations « malpropre » qui permettent de ranger facilement les enfants en bons ou mauvais élèves, ceux qui font ou ne font pas d’efforts. L’écriture devait demander des efforts pour être noble. Et tacher les doigts ! On ne se souvient plus de la libération qu’a apportée la fameuse pointe. Ne serait-ce que la libération, sur le vieux pupitre de chêne, du trou réservé à l’encrier de porcelaine blanche, à sec ou trop plein encrant le porte-plume jusqu’au manche, des plumes sergent-major écartelées qui grattaient le papier et y déposaient de magnifiques pâtés, des taches sur les blouses qui provoquaient de solides réprimandes à la maison… Avec le crayon Bic, pour les « cochons » comme j’avais été enfant, écrire, dans sa mise en œuvre manuelle et pratique, cessait d’être une corvée, voire un cauchemar. Nous y perdions la beauté toute relative des pleins et des déliés et qui ne tenait d’ailleurs qu’à l’outil utilisé (il ne fallait surtout pas appuyer lorsque le mouvement de la plume remontait parce qu’alors elle accrochait le papier !) mais le manque d’habilité n’empêchait plus personne d’écrire. On pouvait se consacrer à écrire. Encore eut-il fallu qu’à l’école… on puisse écrire au lieu de seulement apprendre à écrire !


Les pédagogies actives et particulièrement la pédagogie Freinet ont de tout temps utilisé les outils technologiques. C’est même un peu leur marque de fabrique. Si l’imprimerie a attendu plusieurs siècles avant de devenir « l’imprimerie à l’école », les vieilles machines à écrire à ruban Jappy ou autre Remington récupérées quand les entreprises en changeaient pour de plus modernes et qui fleurissaient dans les classes Freinet n’avaient que quelques dizaines d’années. Caméra « Pathébaby » puis super8, magnétophones à bande puis à cassettes, appareil photo… n’ont attendu que le temps que leur prix devienne abordable. Mais (MAIS !) ces outils n’y avaient que la fonction pour laquelle ils avaient été inventés : une machine à écrire, c’est fait pour écrire, une imprimerie pour imprimer et publier, un magnétophone pour enregistrer et faire écouter… un marteau pour enfoncer des clous ! Et il y avait toujours des marteaux dans les classes Freinet. Si l’imprimerie avait quelque peu été bricolée pour devenir utilisable par des enfants, aucun de ces outils n’avait une quelconque caractéristique pédagogique, aucun n’était vendu comme outil pédagogique trouvable sur un catalogue avec sa « fiche du maître » ! Pour être utiles et utilisés, il fallait d’abord que les classes, les enseignants soient dans un autre paradigme pédagogique, en particulier dans les pédagogies du tâtonnement expérimental et de la communication.


Quant aux fameuses TIC, elles ont souvent été introduites dans ces classes… avant même de devenir populaires. Les premiers ordinateurs dits « personnels », les Micral, Atari, Commodore… puis les premiers PC abordables comme l’Amstrad (d’autant plus « personnels » que c’étaient toujours des enseignants « fondus » qui les achetaient sur leurs deniers et les introduisaient dans leur classe) confrontaient enfants et enseignants aux étranges basic, cobol, logo, dos, … qui permettaient de bricoler les premiers traitements de texte. En 1983, nous créions les premiers réseaux télématiques d’écoles, préfigurant l’internet d’aujourd’hui avec leurs listes de diffusion, leurs sites que nous appelions « journaux télématiques », leur interactivité, leur gestion par les enfants. Ceci d’ailleurs en squattant les serveurs que dans l’euphorie technologique de nombreux conseils généraux, municipalités, institutions créaient, sans trop savoir souvent à quoi ils allaient bien pouvoir servir.


Mais les technologies n’ont jamais été introduites sous le prétexte qu’il fallait que les enfants sachent les utiliser. Elles l’ont toujours été parce que leur usage s’inscrivait dans des pratiques, des approches de l’acte éducatif qu’elles favorisaient, permettaient d’étendre, de prolonger. Jamais parce que c’était la mode ou que la société avait besoin de futurs travailleurs sachant se servir d’un ordinateur, ce dernier point n’étant qu’une conséquence… collatérale. Lorsque le premier plan « informatique pour tous » a été lancé (1986), la majorité des enseignants a été bien embarrassée par ces ordinateurs qui dégringolaient dans leur classe, ce d’autant qu’il n’y en avait pas un par élève et que l’on ne pouvait pas dire « prenez votre ordinateur page 15 ! ». Les nanoréseaux (2) permettant de faire « travailler » six ou douze enfants ensemble, ne sont pas arrivés à leur faire trouver un usage. Ils troublaient toujours la structure frontale de la classe puisque malgré tout, tous les enfants ne pouvaient pas « suivre » en même temps. Le mauvais choix technologique du plan (TO7 au lieu de PC) n’a été qu’un prétexte, puisque aujourd’hui encore les PC dans les classes dorment la plupart du temps et que l’on en est à attendre que chaque enfant ait un portable qui ne fera que remplacer électroniquement le manuel. On n’introduit pas une technologie parce que c’est une technologie nouvelle.


Si je prends l’exemple des ordinateurs, ce n’est pas par hasard si leur introduction a d’abord été le fait d’une minorité d’enseignants de la pédagogie Freinet travaillant depuis longtemps, soit sur une approche naturelle ou vivante des mathématiques privilégiant la recherche par les enfants et leur construction comme un langage, soit sur l’interaction dans des réseaux de communication. La structure de leurs classes permettait la multiplicité des activités, des tâtonnements expérimentaux et des parcours individuels. S’amuser avec du basic ou du logo n’avait pas pour objet « d’apprendre » un langage, mais de se confronter à des représentations symboliques recouvrant des opérations dont l’agencement produisait une action ou un résultat (le propre des mathématiques, de l’algèbre…). Que de recherches et de découvertes ont pu ainsi être faites en pilotant la tortue du logo ou en manipulant des nombres et des formules avec les premiers tableurs. L’ordinateur n’était qu’un instrument permettant le prolongement et l’extension de pratiques, d’activités. Bien avant l’arrivée de cette mécanique électronique, nous étions quelques-uns à laisser expérimenter les enfants avec les « circuits logiques » fabriqués avec des bouts de fils électriques, des piles et des ampoules de lampe torche, un peu de soudure… et à les faire rentrer sans le savoir dans la mathématique booléenne, à jouer avec des tables de vérité (1). On peut alors comprendre que manipuler un ordinateur et sa logique rébarbative devenait un jeu plaisant et jouissif, dans la simple continuité de pratiques privilégiant le tâtonnement expérimental, la découverte.


L’appropriation de ce que nous appelions alors la télématique (2) en 1984 par une autre poignée d’enseignants (souvent les mêmes) se situait dans le prolongement de la longue aventure de la communication dans le mouvement Freinet. Les premiers réseaux préfigurant presque parfaitement internet ont été, en 1973, ce que l’on appelait « les circuits de correspondance naturelle ». Chaque circuit regroupait une vingtaine de classes, de la maternelle… au lycée ! Lorsqu’un enfant, une classe, voulaient communiquer quelque chose à l’ensemble du circuit, ils imprimaient ou limographiaient une vingtaine de pages qu’ils envoyaient à une classe coordinatrice. Celle-ci agrafait les pages reçues de chaque classe en une « gerbe » qu’elle expédiait à tout le monde (en trichant avec la franchise postale qui avait encore cours !). Et chaque enfant, chaque classe pouvait réagir, par lettre, album, enregistrement… ou une nouvelle page pour la gerbe suivante. Vu la lourdeur de la mise en œuvre, en particulier pour la classe coordinatrice, on comprend alors facilement que ces classes et enseignants se soient emparés de la télématique dès 1984, en même temps que des imprimantes, photocopieuses, fax (1989), vidéo… Bien avant le multimédia, ils inventaient le pluri-média (3). Si les listes de diffusion d’enseignants sont courantes aujourd’hui, il n’est pas étonnant que le mouvement Freinet en ait été un des premiers utilisateurs. Depuis son origine il pratique l’échange, la confrontation des pratiques : des cahiers de roulement que l’on s’expédiait de l’un à l’autre en annotant dans la marge l’écrit des copains et en le prolongeant, aux multi-lettres qui s’entrecroisaient ou aux innombrables bulletins constitués d’écrits libres.

Il n’est pas étonnant non plus que les écoles pour qui l’introduction des technologies nouvelles n’a pas posé de problèmes ont été… les classes uniques !


Les technologies nouvelles ne sont pas innovantes en elles-mêmes. Ce sont les pratiques en amont qu’elles peuvent favoriser ou dynamiser qui le sont. Dans tous les cas il faut qu’enseignants et enfants se les approprient. N’oublions pas que le minitel avait au début essentiellement comme fonction la consultation de l’annuaire. Et puis, des messageries roses… aux réseaux d’écoles !


Bernard Collot


Centres de Recherches des Petites Structures et de la Communication


Edition papier de « L’école de la simplexité » :

http://www.thebookedition.com/l-ecole-de-la-s[...]



Notes :

(1) Mes enfants s’amusaient beaucoup, du temps du certificat d’études, à fabriquer ainsi des machines qui leur indiquaient par exemple la terminaison de ces fichus participes passés !

(2) Télématique : association des techniques de l’informatique et de la télécommunication. Elle a débuté en France avec la généralisation du minitel et la possibilité de l’émulation de son format (videotex) dans des ordinateurs (TO7, excelvision, PC)

(3) Né en 1984 sur deux serveurs, celui du Conseil général de la Vienne et celui du CNRS de l’Isle d’Albot, puis en squattant successivement les serveurs de Chatellerault puis du rectorat de Nice, ce réseau d’écoles perdure aujourd’hui en deux branches, Acticem sur le site de l’ICEM et Marelle sur le site des CREPSC.


Par fjarraud , le vendredi 02 décembre 2011.

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