Vous avez dit « liberté pédagogique ? » 

Par Bernard Collot


Si Bernard Collot pourfend la liberté pédagogique c'est pour défendre l'idée d'une école où chacun aurait sa liberté...


Je vais faire dresser les cheveux à tous les collègues, en particulier à mes collègues amis : je dénonce la liberté pédagogique ! « Comment peux-tu dire cela ? Toi qui as pu faire l’impensable dans ton école ! ». Non seulement l’attachement à la liberté pédagogique est unanime dans le monde enseignant, mais en plus elle a été acceptée par tous les gouvernements de gauche ou de droite et elle a même été gravée dans le marbre par un des ministres les plus réactionnaires. C’est devenu « no problem ».


Il faut d’abord bien saisir pourquoi cette apparente liberté, proscrite chez les fonctionnaires, est si facilement accordée par n’importe quel ministère. Toujours dans la logique actuelle du système éducatif, les ministères déterminent le « résultat » final à obtenir (le bac et tant de pourcentage de réussite) et les résultats partiels dans chaque maillon sensés devoir aboutir au résultat final. Ces résultats sont très précisément définis, répartis et chiffrés. Mais personne n’est capable de donner aux OS(1) de la chaîne la marche à suivre pour les atteindre. Quand un ministère s’y risque comme dernièrement avec les méthodes de lecture, il se garde bien d’en faire un ordre précis et explicite, sachant qu’alors il prend le risque d’avoir à en assumer l’échec. Il se contente de l’injonction qu’il fait relayer par ses courroies de transmission, la hiérarchie. Et la fameuse liberté pédagogique consiste à dire, sans le dire : « Voilà les résultats que vous devez exactement obtenir, débrouillez-vous comme vous voulez pour aboutir et ce aux termes que je vous ai fixés et que je vérifierai par des évaluations ». Admettons que ce soit l’État qui fixe la commande, ce qui n’est qu’un postulat jamais remis en cause. Normalement, toute commande qui n’est pas accompagnée des modalités d’exécution devrait donner lieu à l’établissement d’un cahier des charges entre le commanditaire, l’État, et la profession chargée de la réaliser. Ce qui suppose discussion sur sa faisabilité, les moyens et les conditions nécessaires avant acceptation de la mission. Or les enseignants ne constituent pas une profession. Il le leur est d’ailleurs fortement rappelé : « Vous êtes des fonctionnaires, vous devez obéir » et ceci même s’ils considèrent qu’ainsi… ils ne pourront pas aboutir à la demande. A noter que l’État fixe des résultats à obtenir et non pas des finalités à atteindre. Il faudra bien que le problème des finalités du système éducatif soit enfin abordé un jour.


Cette soi disant liberté pédagogique est d’autant plus relative et factice qu’elle est de plus en plus fortement encadrée par des interdits, des demandes d’autorisations, des impositions d’horaires, des évaluations qui imposent de facto des pratiques,… et elle est toujours soumise à l’appréciation et à la pression d’une hiérarchie qui varient suivant les opinions, les interprétations des textes de ladite hiérarchie. Elle est également illogique et provocatrice de bien de problèmes puisqu’elle est attribuée à chaque enseignant individuellement. On connait les difficultés auxquelles doit faire face un enseignant qui utilise sa liberté pour pratiquer une pédagogie différente (active, moderne, Freinet…) lorsque tous ses collègues sont par exemple traditionnels (l’inverse pouvant être vrai), les conflits et incompréhensions que cela provoque, l’impossibilité de constituer des équipes pédagogiques que par ailleurs on prône.


Et enfin elle est profondément anti-démocratique. Si l’enseignant peut choisir la façon dont il va opérer avec les enfants, les parents de ces enfants (aussi citoyens), eux n’ont ni le choix, ni la possibilité d’appréciation. On sait qu’aucune méthode n’est neutre et ne résulte pas seulement en des apprentissages catalogués. Ce d’autant que les enseignants n’ont pas à rendre compte de leur action à ceux pour qui ils agissent, enfants, adolescents et leurs responsables, les parents. Ils n’ont que des résultats chiffrés à produire à leur employeur. Bien sûr s’ils obtiennent l’assentiment des parents, cela facilite l’usage de leur liberté. Mais pourquoi les parents devraient-ils croire un enseignant quand l’enseignant voisin pratique et affirme tout aussi péremptoirement le contraire ? Si la liberté pédagogique aboutit à ce que tout le monde fasse à peu près la même chose au moins dans le même établissement, tout va presque bien. Si elle introduit une réelle différence dans le système, alors tout le système est troublé, a du mal à fonctionner. La différence induit des conflits des luttes, des doutes. Le doute étant la pire des choses pour tout ce qui est institué ! Faites confiance aux « marchés » et ne vous posez pas de questions s’ils n’ont rien à voir avec le marché de Brive la Gaillarde !


Alors ? Alors une fois encore le problème est mal posé ou il faut le situer dans un contexte.

Alors posons le problème différemment comme il a été fait dans les deux ou trois écoles que j’ai appelé « école du 3ème type » (2). Le premier rôle et la première compétence d’un professionnel de l’éducation (ou d’une équipe de professionnels), c’est de pouvoir cerner la problématique dans laquelle ils vont devoir atteindre des objectifs. Nous avions simplifié à l’extrême ces objectifs de telle façon qu’ils puissent être acceptables par tous : tout bêtement « que tous les enfants apprennent à écrire, lire, compter ! » déclinés en « que tous les enfants suivent ensuite dans la suite du système éducatif », même si ce système est absurde et nocif : c’est encore l’attente et l’angoisse légitime de tous les parents. Nous ajoutions simplement, « en y étant construit le plus solidement possible pour ne pas y être détruit ». Contrairement à l’attitude de tous les militants (que nous étions par ailleurs), nous réduisions notre rôle à celui de professionnels. Par exemple l’épanouissement des enfants n’était pas notre objectif s’il pouvait par contre être l’attente de certains parents. Mais, comme professionnels, nous savions qu’il était nécessaire pour que s’enclenchent solidement les processus d’apprentissage. Un simple élément de la problématique de la cognition que l’on connaît aujourd’hui. La construction de la citoyenneté (la socialisation) qui devrait être une finalité affirmée de tout système éducatif, au lieu d’être un objectif séparé de l’objectif principal était une conséquence des approches différentes pour que tous les enfants construisent, au plus loin, tous les langages nécessaires à leur insertion et à leur participation à la société. La socialisation est incluse dans la façon dont on peut par exemple apprendre à écrire-lire, dans les raisons que l’on a d’apprendre à écrire-lire, dans l’utilisation que l’on peut faire de l’écrire-lire dans l’immédiat et dans le groupe social où l’on vit.


Les paramètres de cette problématique sont nombreux, certains étant généraux, d’autres particuliers aux contextes locaux : l’environnement, les locaux disponibles, le social-historique (3) de l’école et les représentations de chacun ou les habitus qu’il a créés, les caractéristiques de l’effectif d’enfants, l’ensemble des parents et leurs attentes, la municipalité, le contexte social… Dans les paramètres généraux, s’il y a les contraintes encore imposées par l’État, il y a surtout les savoirs, les certitudes et incertitudes acquises par la formation, l’auto-formation, par l’expérience, les expériences dont tout professionnel devrait avoir connaissance. Je mets souvent en parallèle la profession d’enseignant et celle de médecin. Toutes deux concernent l’être vivant, l’Homme, dans sa construction dans un environnement, dans le développement et le maintien de ses potentialités, cognitives pour l’un, physiologiques pour l’autre. Les enseignants n’ont actuellement aucun formation pour ce faire et imposer telle ou telle méthode. Les médecins, eux, doivent effectuer sept à neuf ans de formation pour ensuite seulement proposer une stratégie de guérison ! Les mécanismes cognitifs sont-ils beaucoup plus simples que les mécanismes physiologiques ?


A partir de cette problématique, nous pouvions établir une stratégie et la proposer à discussion à l’ensemble de la communauté éducative (parents, municipalité et même adolescents comme dans le cas des lycées autogérés). Soumettre à discussion : Je sais bien que c’est ce qui fait peur, on présuppose foire d’empoigne, critiques, oppositions, opinions divergentes. A l’inverse, nous sollicitions les critiques, les questionnements et les contestations et même aidions à ce qu’elles s’expriment. Une contestation même basée sur une simple opinion est toujours fondée pour celui qui l’exprime. Un professionnel peut l’écouter, aider à l’approfondir. Et parfois en tenir compte ou expliquer pourquoi elle ne peut être prise en compte ou s’avère, s’est avérée erronée. Ce faisant, on sort du débat d’opinion et une stratégie proposée, éventuellement affinée, obtient toujours un consensus. Elle sera d’autant plus acceptée qu’une stratégie étant toujours une hypothèse, chacun doit savoir qu’elle pourra toujours évoluer, être modifiée suivant les constats qui seront faits. La mise en œuvre de la stratégie relève alors des professionnels, c’est ce que l’on appelle la pédagogie. Ceci peut tout bonnement s’appeler « le projet d’école », si celui-ci ne se contente pas de l’accessoire, projet d’école décliné en projet pédagogique par les professionnels.


Constater est un pouvoir et un droit qui appartient à tous, en particulier à ceux qui sont directement intéressés. Il ne s’agit pas de ce qui peut ressortir d’évaluations qui ne signifient rien. Qu’est-ce que peut signifier et apporter que tel enfant ne sait pas faire une multiplication à l’heure et au jour T prévus par un programme ? Pas plus que serait significatif qu’un enfant ne marcherait pas sur ses deux pattes à 12 mois 3 jours en même temps que tous les enfants nés le même jour ! Il s’agit des constats que chacun peut faire avec sa subjectivité qui dépend de son histoire, de ses représentations, des comparaisons qu’il fait dans son environnement, de ses inquiétudes. Je sais encore que cela fait peur. Et pourtant accepter que chaque membre d’une communauté éducative puisse donner publiquement son avis, critiquer, c’est reconnaître chacun dans sa personne et les pouvoirs de toute personne. De toute façon, on ne peut empêcher personne de penser (pas encore !) et il vaut mieux que cela soit permis avant et librement plutôt qu’après, sur le trottoir de l’école. A contrario de ce que l’on pourrait penser, c’est du coup aussi éliminer l’agressivité qui naît de la non-reconnaissance. C’est élever chacun dans son « adultarité ». Le rôle du ou des professionnels est alors important dans ces échanges de constats : il peut, lui, aider à objectiver la subjectivité, la resituer dans la complexité des processus d’apprentissage individuels comme dans la complexité du groupe social d’enfants où ils doivent se réaliser. On dépasse alors ce qui habituellement n’est qu’un débat d’opinions, les uns contre les autres. Nous faisions régulièrement ces constats d’étape, de façon instituée et devenant rituelle, et nous avons tous constaté, d’une part la tranquillité et la convivialité de ces réunions, d’autre part le plaisir qu’y prenaient parents et élus puisqu’aucun n’y manquait. Ce qui m’a fait souvent penser que la démocratie quand elle est réellement participative est l’aspiration naturelle d’une espèce sociale quand elle cesse d’être grégaire. Et les remises en question des uns et des autres, y compris celles des professionnels, ne sont plus douloureuses.


De ce fait, nous rendions effective la coresponsabilité que je préfère à coéducation. L’école et sa réussite devenait l’affaire de tous, les prises de risque étaient partagées, atténuées et contrôlées. A contrario, nous les professionnels étions beaucoup moins sous pression que la plupart de nos collègues. C’est ainsi que nous sommes arrivés à une école, des pratiques et une conception impensables ailleurs, sans l’avoir prédéterminé à l’avance, sans l’avoir jamais imposé, sans heurts. L’école appartenait réellement à celles et ceux pour qui elle était faite. Bien sûr cela se réalise toujours dans une praxis : des actions pour une finalité qui se découvre, se redéfinit sans cesse au fur et à mesure de l’action, dont le terme n’est finalement jamais atteint puisqu’il est sans cesse repoussé. Il n’est jamais possible de substituer du jour au lendemain un cadre social à un autre, fut-il idyllique sur le papier. L’histoire des révolutions est pleine de ces échecs et de ces déconvenues. Ne serait-ce que parce qu’il faut que chacun devienne peu à peu autre, s’élève dans ce que j’ai appelé son « adultarité » d’où découle sa citoyenneté.


Nous ne prétendons pas faire de notre expérience un modèle. Il irait alors aux mêmes échecs que tous les modèles dans lesquels il faut s’insérer. Cependant nous pensons avoir démontré, presque involontairement, qu’il y a d’autres possibles qui ne relèvent pas de l’utopie.


Bernard Collot


 (1) Pendant longtemps les instituteurs étaient classés dans la catégorie B de la fonction publique : agents d’exécution avec responsabilité. Leur passage dans la catégorie A est relativement récent (apparentement avec les cadres chargés de mission).

(2) Ces quelques écoles ont bien démontré que le passage dans un autre paradigme était possible. Mais il faut bien observer que si cela a été possible, cela tenait au fait qu’elles pouvaient constituer une entité en amont du système éducatif. De ce fait elles ne gênaient ni des collègues, ni le système dans la mesure où elles étaient rarissimes et surtout ne faisaient pas de bruit.

(3) Notion inventée par Cornélius CASTORIADIS et qui a été le fil conducteur de son œuvre. Il est illusoire de prétendre fonder un système de connaissances à partir de la seule logique pure.



« Une école du 3ème type ou la pédagogie de la mouche », L’Harmattan

« L’école de la simplexité », en ligne : http://pagesperso-orange.fr/b.collot/b.collot/

Le site des CREPSC (Centres de Recherches des Petites Structures et de la Communication),
http://crepsc.org


Par fjarraud , le vendredi 04 novembre 2011.

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