Tribune : "Ecole : Le retour en arrière mène à une impasse" 

Par Denis Meuret, Daniel Andler, Norberto Bottani, Aletta Grisay et Marc Gurgand


Revenant sur la tribune donnée au Monde par M Gauchet et P Meirieu, cinq experts éducatifs, Denis Meuret, Daniel Andler, Norberto Bottani, Aletta Grisay et Marc Gurgand, dénoncent "la réconciliation des républicains et des pédagogues". Ils y voient un danger pour l'Ecole et probablement un recentrage pour P. Meirieu. "Un enseignement fondé essentiellement, non pas même sur la culture, mais sur la transmission du patrimoine culturel, l’accès aux œuvres, l’élision du technique, le mépris du professionnel risque de susciter, en particulier de la part des jeunes de milieux populaires, un rejet de l’école et de la culture dangereux pour la démocratie".



Dans Le Monde du 3 septembre, le débat entre Marcel Gauchet et Philippe Meirieu sur l’école manifeste avec éclat une réconciliation des républicains et des pédagogues que l’on pourrait trouver bienvenue si elle ne se faisait au nom d’une conception de l’école qui la conduit dans une impasse.


Le refrain est connu : face à une société permissive, ennemie de l’intelligence et de l’effort, l’école est le dernier rempart de la civilisation ; elle seule conduit les individus à l’humanité à travers la transmission du patrimoine culturel. Il présente toutefois ici des accents nouveaux : on n’avait pas encore mis en avant les effets délétères sur l’éducation parentale du fait que les enfants soient aujourd’hui désirés.


Ce récit pose quelques problèmes. D’abord, s’il était vrai, ce serait un réquisitoire sévère sur l’école qui a formé les générations ayant façonné le monde d’aujourd’hui -- soit que l’école ait eu des effets négatifs, soit qu’elle ait été impuissante à empêcher une telle décadence morale et civique. Or cette école, que nous avons fréquentée, ressemblait davantage à celle que les auteurs nous proposent qu’à celle qu’ils critiquent. Ensuite, c’est curieux, on ne lit jamais ce type de déploration sur l’éducation parentale et sur la déculturation de la société qu’en préambule à des textes sur l’école. Les sociologues de la famille, eux, nous décrivent des parents de classe moyenne (trop) obsédés par la réussite scolaire de leurs enfants, des parents de classes populaires maladroits dans leur rapport à l’école mais pas insoucieux de la scolarité de leurs enfants, non pas des familles uniquement soucieuses de « l’épanouissement affectif » de leurs enfants.


Sans doute, nos sociétés démocratiques présentent-elles des évolutions inquiétantes (montée des inégalités, du populisme), contre lesquelles il importe que l’école prenne sa part de l’action. Mais, d’une part, à tant demander à l’école, il semble qu’on renonce à rendre d’autres acteurs (les entreprises, les média, le politique) comptables de ce qu’ils font de l’humanité des individus. D’autre part, tout de même, il est difficile de diagnostiquer une « déculturation » quand le nombre de découvertes scientifiques, de créations artistiques, de livres publiés, etc. n’a jamais été aussi grand, sans parler de l’allongement de la durée des études. Quoi qu’on pense des média ou d’internet, il est certainement faux que la société actuelle nous enjoigne « de ne surtout pas chercher à comprendre ce qui nous environne » et se contente de nous inciter à l’achat dans les supermarchés. Enfin, les sociétés d’aujourd’hui sont en fait favorables à l’apprentissage à beaucoup d’égards (la multiplication des occasions d’apprendre, l’accroissement des ressources qui y sont consacrées, l’accord général sur l’importance de la réussite scolaire).


Ce discours alarmiste semble avoir surtout une fonction rhétorique, qui est de justifier une certaine forme d’école et d’en conjurer une autre. Si la culture est à ce point menacée, il est clair que l’école doit la défendre. L’école n’est alors plus justifiée par sa capacité à préparer des citoyens pour le monde qui vient, mais seulement par sa capacité à conserver vivante, fut-ce chez un petit nombre, cette élévation d’esprit dont témoignent les grandes œuvres du passé. Si les parents sont à ce point permissifs, décérébrés et décérébrants, il faut en effet couper l’école des familles.


Ainsi, au-delà de certaines formulations heureuses (« maîtriser par l’esprit les choses que l’on fait », par exemple) la conception de l’école qui nous est proposée est réactionnaire (au sens strict du terme puisqu’ on nous appelle à « retrouver les fondements de l’école», comme si l’histoire de l’école n’était qu’une suite de renoncements à un idéal posé lors d’une incertaine origine) ; elle est négative (on demande à l’école d’être « contre », contre l’immédiateté, contre les pulsions, les familles, la technique et l’économie, contre tout ce qui ne sert qu’à «faire tourner la boutique ») ; elle est  étroite (cantonnée en réalité aux enseignements littéraires, ce que montre le fait que le texte devient fort étrange dès qu’il sort de ce domaine, par exemple quand il propose la méditation des œuvres scientifiques comme modalité de l’enseignement des sciences).


Il y a fort à parier que la plupart des élèves déserteraient, pour des formes individuelles et marchandes d’apprentissage, une école ainsi conçue.


On peut se demander, cependant, si les deux auteurs croient vraiment à la possibilité d’une telle école, et si le modèle qu’ils proposent n’est pas destiné surtout à récuser un certain mode de gouvernement de l’école, préventivement, pourrait-on dire, tant ce modèle reste marginal dans notre pays. Le mode de gouvernement que condamnent les auteurs rassemble, dans «une vision purement économique du problème (éducatif), élaborée et développée à l’échelle internationale », les évaluations internationales, PISA au premier chef, mais aussi l’ensemble des évaluations nationales qui auraient la mauvaise idée de mesurer les compétences des élèves. Bref, les auteurs s’insurgent contre ce que l’on appelle dans les pays anglo-saxons « les politiques éducatives fondées sur les données », c'est-à-dire sur les résultats des élèves à des épreuves scolaires, utilisées pour évaluer, et donc éventuellement réorienter, des pratiques d’enseignement ou des politiques d’établissement.


Notre propos n’est pas ici de défendre chacune des évaluations, chacune des initiatives prises par l’administration française qui se rapprochent de ce modèle. Sans doute, ce qui est proposé ici ou là en son nom est-il critiquable et perfectible. Il importe cependant de souligner que la critique des auteurs méconnait gravement la sophistication des évaluations internationales, en particulier celle de PISA. Par exemple, la conception de la compréhension de l’écrit développée dans PISA est infiniment plus riche que ce qu’indique la sentence énoncée par l’un des auteurs : « lire, ce n’est pas seulement déchiffrer, c’est aussi comprendre ». Nous aimerions savoir : Nos deux auteurs nous demandent-ils, oui ou non, d’ignorer ce que PISA nous apprend sur la dégradation dramatique du niveau de nos élèves les plus faibles, sur l’accroissement de l’impact de l’origine sociale sur les compétences des élèves, au motif qu’il ne s’agit là que d’une conception « très discutable des performances » des systèmes éducatifs ? Par ailleurs, s’il « ne fait pas partie de la mission de l’école de transmettre des compétences, si nécessaire soient-elles », quelle institution doit-elle les transmettre ?


Plus grave, cette critique définit la culture, le sens, l’humanité même, par opposition à ce qui est utile dans le monde (les « compétences » qui servent à « faire tourner la boutique »), une opposition dénoncée depuis fort longtemps comme reproduisant celle qui sépare les « classes de loisirs » et les « classes travailleuses ». Cette opposition méconnait que, fort heureusement, l’économie aujourd’hui a besoin de toutes les compétences, aussi bien de compétences techniques que de compétences générales qui sont aussi utiles dans le domaine civique ou culturel.


Plus généralement, il est aberrant d’exclure de l’humanité une dimension - celle du travail - qui mobilise aujourd’hui l’essentiel du temps et des capacités des individus. Il nous semble au contraire que l’école doit reposer sur une vision globale et unifiée de l’expérience humaine. Un enseignement fondé essentiellement, non pas même sur la culture, mais sur la transmission du patrimoine culturel, l’accès aux œuvres, l’élision du technique, le mépris du professionnel risque de susciter, en particulier de la part des jeunes de milieux populaires, un rejet de l’école et de la culture dangereux pour la démocratie.


Daniel Andler, professeur de philosophie des sciences à Paris 4, membre de l’Institut Universitaire de France.

Norberto Bottani, ancien responsable du Service de la Recherche en Education de la république de Genève, ancien responsable à l’OCDE de l’élaboration du système d’indicateurs « Regards sur l’éducation ».

Aletta Grisay , chercheuse en Education, membre du Technical Advisory Group du programme PISA.

Marc Gurgand, économiste de l’éducation, professeur associé à l’Ecole d’Economie de Paris.

Denis Meuret , professeur de sciences de l’éducation à l’université de Bourgogne, membre de l’Institut Universitaire de France.



Liens :

L'école française n'est pas gouvernée

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Pages/8[...]

Meirieu : "Je ne peux accepter que l’idéologie des compétences devienne une « théorie de l’apprentissage"

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2[...]



Par fjarraud , le mercredi 28 septembre 2011.

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