Perrenoud : « Comprendre, c’est contester l’ordre des choses… » 

Par Marcel Brun


Un nouvel ouvrage de Philippe Perrenoud est forcément un objet attendu, tant les travaux de l’universitaire genevois ont irrigué les milieux de la formation des enseignants, IUFM compris. Le titre est tout un programme, comme une preuve que le propos est pesé : « Quand l’école prétend préparer à la vie… Développer des compétences ou enseigner d’autres savoirs ?»


Il faut dire que ces derniers temps, les pédagos qui parlent des compétences ne sont pas sur une ligne unique. Il suffirait de comparer l’évolution du positionnement d’un autre Philippe célèbre, Meirieu, dont le dernier entretien croisé avec Marcel Gauchet, publié dans Le Monde (1), a donné un coup de pied dans la fourmilière.


Où en est Perrenoud avec les compétences ? Décrivant dans les premiers chapitres le paysage sociopolitique, il n’hésite pas à résumer les positions en deux camps : les adeptes de la « réforme » et les « lobbies disciplinaires » défenseurs des élites culturelles. Au nom de la défense des laissés-pour-compte de l’école, victimes de la concurrence grandissante entre individus les rendant incapables d’affronter les situations complexes, soit dans la vie ordinaire soit dans le travail, il veut peser dans le rapport de force. Toutefois, il reconnaît que la définition kaléidoscopique du mot « compétence » pose problème à l’Ecole : pouvoir agir efficacement dans une classe de situation (cf. Vergnaud), en mobilisant et combinant des ressources en temps réel, ce n’est pas très « observable », ni « évaluable ». Quant aux « ressources », il reprend à son compte la catégorisation en trois degrés de Bernard Rey en séparant les savoirs déclaratifs, les procédures, mais surtout la capacité à agir « selon la situation », « à bon escient », la plus délicate. Il en profite également pour faire un sort aux « compétences transversales » (p. 69) et rappelle opportunément (p. 74) qu’à force « d’appeler compétence tout ce qui mérite d’être appris à l’Ecole », les ministères ne font rien pour éclaircir la situation… « Tout cela demande pour les professionnels du temps, de débat, de lecture, de réflexion, de rédaction. Ce temps est rarement laissé aux enseignants, le calendrier des réformes imposant un passage à l’acte très rapide ». (p. 82)


Du coup, pas étonnant que la construction de « référentiels » nécessaires en éducation tourne rapidement au dialogue de sourds :

-           « travailler par situations-problèmes » ne suffit pas pour développer automatiquement des compétences

-           les compétences ne se confondent pas avec les « habiletés », souvent enseignées ou évaluées à l’Ecole, mais qui ne sont que des « ressources » pour agir. Un chapitre détaille cette difficulté en passant à la loupe plusieurs « socles » européens (pp. 87-95)

-           les compétences s’appuient sur des savoirs (Astolfi a toujours dit qu’un « vrai savoir » impliquait la faculté de s’en servir pour penser), ne s’y opposent pas,

-           l’Ecole peut-elle appuyer son activité sur la « vie » en renonçant à construire des points de vue « disciplinaires » ? Après tout, regarder le monde comme un géographe, un artiste, un mathématicien, un littéraire… est souvent ce qui permet au citoyen d’y comprendre quelque chose ! Les cultures et savoirs patiemment construits par l’humanité n’ont-elles pas rendue nécessaire cette mise en discipline ? Et le rôle de l’Ecole, comme le disaient Astolfi et Bachelard, n’est-il pas aussi la « transmission générationnelle d’une culture » ?


Réorganiser les disciplines d’enseignement ? Justement, dit Perrenoud, c’est aussi là que le bât blesse. Dans une société qui produit désormais une quantité exponentielle de savoirs, quels sont ceux que doivent enseigner l’Ecole « de base », celle qui est commune à tous, y compris les plus en délicatesse avec l’Ecole ? Le programme de biologie doit-il permettre de construire un pan de sa culture générale ou de mieux vivre sa sexualité adolescente (2) ? Faut-il enseigner les probabilités pour aider les clients du Loto ? Secondo, de nombreux savoirs sont totalement absents des programmes d’enseignement (psychologie, sociologie, droit, économie, architecture…) et devraient pouvoir être enseignés. Enfin, les « éducations à (la santé, au développement durable, aux médias…) posent problème : doivent-elles être intégrées aux « disciplines » (mais à la place de quoi ?) ou faire l’objet de nouveaux plans d’apprentissage ?


La question est gigantesque, et Perrenoud concède ne vouloir faire qu'œuvre d’inventaire provisoire, en passant en revue durant cinquante page la liste des champs, dans un survol dont il concède une « inégale information » selon les champs (3) . Mais il veut attirer l’attention sur le problème, dans le but que l’Ecole « prépare mieux à la vie ». Il réclame pour cela une grande enquête sur les « pratiques de références » des citoyens », dans le but d’une grande « transposition didactique » qui permettrait de déterminer les contenus à enseigner non pas à partir des savoirs savants, mais à partir des usages sociaux.


Sa conclusion, reconnaît-il, n’incite pas à l’optimisme. D’abord parce qu’il reconnaît que sa catégorisation binaire entre les adeptes de la défense des privilèges et les tenants de la réforme vole rapidement en éclat : parce que les valeurs sont multiples, que la lutte entre les classes sociales est sauvage pour faire une place au soleil à leurs enfants, que les intérêts des uns ne sont pas ceux des autres, parce que chaque acteur défend sa « part de marché », syndicats ou parents compris, parce que la tradition du primaire n’est pas celle du secondaire, parce que la société a du mal a prendre en charge la complexité des problèmes pour faire les arbitrages politiques nécessaires...


En finissant la lecture de l’ouvrage, l’entretien croisé Meirieu – Gauchet n’est toujours pas loin… « Peut être faudrait-il enfin se sortir de l'idée que les enseignants veulent des recettes et ne sont pas intéressés par les débats d’idée, que les parents sont rassurés par les idées simples et que piloter les réformes, c’est passer à l’action avec un minimum de conceptualisation » écrit Perrenoud (p. 83). Dit autrement quelques lignes plus loin, seules les confrontations peuvent développer un minimum de consensus sur des questions complexes et renforcer la communauté épistémique. Et si c’était la clé ?


« Comprendre, c’est contester l’ordre des choses » explique-t-il en dressant une longue liste de ceux qui n’ont pas intérêt à ce que les citoyens soient plus savants ou plus compétents (pp. 180-183). Mais là, ça devient carrément politique… Un programme pour 2012 ?



Philippe Perrenoud, « Quand l’école prétend préparer à la vie… Développer des compétences ou enseigner d’autres savoirs ? ». Septembre 2011, ESF, collection « Pédagogie Outils », 223 pages, 23 €


Notes :

(1) http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/02/cont[...] ou celui donné au Café http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/[...]

(2) L’incroyable débat en cours à l’initiative d’une partie des députés UMP contre la « théorie du genre » en SVT ou le darwinisme aux Etats-Unis montre que les enjeux de savoir sont vite récupérés par le populisme…

(3) Notons au passage une étonnante position de Perrenoud sur l’Education Physique, Artistique ou Musicale ramenées à la catégorie des « éducations à », comme si les savoirs disciplinaires y étaient moins présents (p. 120)



Liens :

Entretien avec P Perrenoud : "Il reste à convaincre tous les professeurs que l'organisation du travail devrait être leur affaire, collectivement, au moins à l'échelle de l'établissement et de l'équipe pédagogique"

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/[...]

Meirieu sur les compétences :

http://www.cafepedagogique.net/lexpre[...]

Un article assez ancien de Meirieu sur les compétences

http://www.meirieu.com/ARTICLES/SU[...]f

L’entretien du Café avec J. P. Astolfi cité par Perrenoud dans son ouvrage :

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lar[...]

Le site d’ESF

http://www.esf-editeur.fr/detail/710/quand-l-ecole-pre[...]



Par MBrun , le lundi 19 septembre 2011.

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