Etats-Unis : vers un complexe edu-industriel ? 

"On assiste ainsi à la montée en puissance d’un vaste mouvement de remise en cause du système public d’enseignement au nom des modèles qu’offrirait l’entreprise". L'école libérale est-elle en construction aux Etats-Unis ? Spécialiste du système éducatif américain, Alain Chaptal montre comment un lobby "édu-industriel" est en train d'imposer une mutation brutale à l'école américaine. Cette révolution s'appuie à la fois sur des politiques, des administratifs et des entreprises. Elle utilise les nouvelles technologies pour casser l'école traditionnelle. Surtout elle est animée par la recherche de productivité.



Le 17 janvier 1961, lors de son dernier discours télévisé en tant que Président des Etats-Unis, Dwight D. Eisenhower avait créé la surprise en mettant en garde ses concitoyens contre les risques d’influence abusive du « complexe militaro-industriel », résultat de l’intrication des intérêts et influences des militaires, des industriels de l’armement et du gouvernement fédéral donnant naissance à un vaste bloc coordonné d’industries. Il suggérait que la seule défense possible résidait dans l’engagement de citoyens conscients du danger.


Aujourd’hui, on peut se demander si pareille grille d’analyse ne doit pas être appliquée à la situation de l’éducation américaine pour relier entre eux et trouver une cohérence globale à des phénomènes disparates touchant à la carrière des enseignants ou à leur statut, à la mise en concurrence des établissements et au développement d’opérateurs alternatifs. (1).


Ce qu’on appelle désormais le camp de la « Réforme », développe en effet une rhétorique fondée principalement sur quatre séries d’arguments qui se complètent et se renforcent :

- d’abord, créer l’angoisse : le système éducatif américain est déclaré en faillite, décrochant dangereusement dans les enquêtes internationales par rapport à ses concurrents, hypothéquant du même coup la compétitivité économique future des Etats-Unis ;

- la faute en incombe d’abord aux enseignants incapables (ineffective teachers) ;

- il faut donc prendre des mesures protégeant l’avenir de l’élève (Students first) ;

- et, pour cela, s’inspirer des méthodes et évolutions intervenues dans le monde de l’entreprise pour, d’une part, évaluer enfin la performance réelle des enseignants (afin de pouvoir se séparer des « mauvais ») et, d’autre part, susciter la concurrence entre écoles publiques et dispositifs alternatifs (notamment les Charter Schools) pour améliorer la qualité du système en s’appuyant sur le choix des parents.


Notons au passage que, si le premier argument est loin d’être infondé, il n’est en tout cas pas nouveau. Depuis le milieu des années soixante, les Etats-Unis se sont toujours trouvés dans le peloton de queue des enquêtes internationales, ce qui n’a pas empêché les anciens élèves de ces mêmes écoles publiques de donner naissance à l’extraordinaire puissance d’innovation des industries de l’Internet. L’école publique américaine savait donc, en tout cas, développer créativité et confiance en soi chez ses élèves. A l’inverse, partant du constat que les pays en tête de PISA ne se caractérisent pas nécessairement par la créativité de leurs jeunes, on peut aussi relever ce qu’a d’arbitraire l’âge de 15 ans retenu par PISA et se demander si la hiérarchie ne serait pas différente si le seuil retenu était plus précoce ou plus tardif.


La convergence des acteurs



Au nom de la nécessité de donner aux élèves les fameuses « compétences du 21ème siècle », les mesures proposées par le camp de la Réforme se centrent sur le développement des Charters Schools (écoles dérogatoires quant aux recrutements des élèves et surtout des enseignants et de leurs conditions de travail), la mise en place d’un nouveau système d’évaluation de la performance des enseignants fondé, au moins partiellement, sur les résultats de leurs élèves, la mise en place d’un salaire au mérite, la remise en cause des « privilèges » liés à l’ancienneté, notamment en matière de licenciements, et l’ouverture de voies alternatives d’accès au professorat. Pour les États républicains les plus jusqu’au-boutistes, sous l’influence du courant Tea Party, cela va jusqu’à la remise en cause des conventions collectives et de la titularisation (tenure) des enseignants.


On assiste en fait à la convergence étroite de quatre séries d’acteurs :

-          Les décideurs politiques locaux ou fédéraux : prolongeant la loi sur l’éducation NCLB de Georges Bush qui a multiplié les évaluations des élèves dans le but de tenir les écoles responsables (accountability) en punissant celles qui n’accomplissaient pas les progrès annuels demandés (failing schools), l’administration Obama a, au travers des puissants leviers financiers qu’elle a activés dans le cadre du plan de relance (notamment l’appel à projets Race To the Top) affiché comme priorités le développement des Charters Schools et la réforme de l’évaluation des enseignants fondée, au moins en partie, sur les résultats de leurs élèves, recherchant, sur ces bases, un consensus bi-partisan avec les Républicains. Son plan TICE (Transforming American Education : Learning Powered by Technology de novembre 2010 http://www.ed.gov/technology/netp-2010) insiste sur la nécessité de redéfinir le système éducatif en améliorant sa productivité. Certes, l’administration Obama a plus que des nuances par rapport aux mesures prises par les gouverneurs Républicains radicaux mais elle n’en a pas moins fortement désorienté ses soutiens traditionnels parmi les enseignants et leurs syndicats manifestement assez embarrassés.


-          Des industriels prêts à miser sur les marchés de l’analyse des données ou des  évaluations d’enseignants comme Rupert Murdoch de News Corp qui a investi 360 millions de $ dans Wireless Generation, lorgnant sur un marché global qu’il estime à 500 milliards de $ pour les seuls Etats-Unis ; ou bien Pearson qui, grâce au soutien de la Bill et Melinda Gates Foundation, annonce qu’il va réaliser 24 cours complets pour les maths et l’anglais couvrant chacun 150 journées d’études conformes aux nouveaux « programmes communs » (Common Core) en cours d’élaboration. Mais également un secteur privé en plein développement qui prend en charge la gestion de « chaînes » de Charter Schools avec notamment un sous-secteur à la croissance spectaculaire, celui des Virtual Schools et de l’enseignement en ligne ou hybride.


-          Des grandes fondations caritatives, en nombre très limité (deux plutôt considérées comme traditionnellement favorables aux Démocrates, la Bill et Melinda Gates Foundation et la Broad Foundation, et une conservatrice, la Walton Family Foundation) mais dont la force de frappe financière est impressionnante et dont l’action s’est considérablement renforcée en matière de « advocacy » (plaidoyer, qu’il convient sans doute davantage de traduire par « agit-prop » ou « propagande » tant la construction cohérente des actions déployées évoque certaines approches systématiques historiquement marquées).


-          Des Think Tanks, organismes à but non lucratif, associations ou groupes de pression, soutenus financièrement voire suscités par ces fondations, qui multiplient rapports et rencontres pour propager les éléments de langage correspondants. Et qui développent une argumentation purement idéologique, revendiquant cependant abusivement un fondement scientifique, une approche « evidence based », alors même qu’il s’agit de « preuves » inconsistantes et non soumises aux exigences et garanties du « peer reviewing » (notamment en matière de transparence des données).


Un article récent publié dans le New York Times a analysé en détail (http://www.nytimes.com/2011/05/22/education/22gates.html) cette dimension d’ « agit-prop » de la Bill et Melinda Gates Foundation, montrant combien la toile ainsi tissée pouvait, vue l’importance des financements octroyés, peser sur la plupart des medias et faiseurs d’opinion du secteur. Et relevant que les fondations savaient, à l’occasion, construire cette influence si les structures locales faisaient défaut.


Les rôles multiples et changeants joués par les acteurs-Fregoli de ce courant de la Réforme ont donné naissance à des réseaux d’acteurs d’autant plus efficaces qu’ils s’entrecroisent. Klein, ancien responsable éducatif de la ville de New York, a ainsi été recruté par Murdoch pour développer son initiative éducative. La Broad Superintendants Academy forme depuis 2004 l’équivalent de nos recteurs et inspecteurs d’académie. Ses anciens élèves sont désormais aux postes de responsabilité et en pointe en matière de telles réformes. On n’est, d’ailleurs, pas forcément loin du conflit d’intérêt. Tel d’entre eux, qui coupe les crédits des écoles publiques, cherche à remplacer les enseignants par la technologie en lançant un plan de développement du e-learning dont peuvent tirer parti, ô surprise, des entreprises qui ont contribué à son élection (Tom Luna dans l’Idaho). De même certains nouveaux gouverneurs ont un passé éducatif du côté des Charter Schools dont ils souhaitent, là encore totale surprise, le développement. Les tenants de la Réforme se retrouvent impliqués dans un très dense réseau de participations croisées à des conseils scientifiques ou d’administration en charge de telles initiatives. Le mouvement pour la Réforme n’est certes ni homogène ni uniforme mais les interactions sont innombrables. Innombrables et construites.


Et Obama...


Lors de sa campagne, Barack Obama avait joué des influences contraires pour constituer son équipe de conseiller. Aux côtés de grandes figures de la « Réforme », il avait associé Linda Darling-Hammond, professeur à Stanford et spécialiste réputée des problématiques de qualité de l’enseignement qui joua un rôle tel que beaucoup voyaient en elle un futur Ministre fédéral de l’éducation. C’était mésestimer l’impact de la campagne de presse violente organisée par les Réformistes, discréditant la chercheuse en raison d’un de ses articles critiquant la déprofessionnalisation et les résultats mitigés de l’approche Teach For America (TFA), initiative généreuse et boy-scoutiste envoyant pour deux ans des diplômés volontaires des universités d’élite enseigner dans les zones difficiles après une formation minimale. A sa place fut nommé Arne Duncan, un copain de Basket du Président dont ce dernier vantait les succès comme ancien responsable des écoles de Chicago mais dont on mesure mieux, de jour en jour, l’ambiguïté de son action d’alors, les prétendus succès reposant, en fait, sur une baisse des niveaux d’exigence. Mais un vrai supporter, tendance modérée, de la « Réforme ».


Ces approches de type TFA, tout comme la montée en puissance de l’offre en ligne des « virtual schools », remettent pourtant puissamment en question la professionnalité du métier d’enseignant et ses conditions d’exercice, un métier déjà fragilisé par son caractère assez temporaire, la moitié des enseignants américains l’ayant quitté dans les cinq premières années d’exercice.


On assiste ainsi à la montée en puissance d’un vaste mouvement de remise en cause du système public d’enseignement au nom des modèles qu’offrirait l’entreprise, une vaste attaque contre l’école publique américaine cherchant à promouvoir, disent ses critiques, la privatisation du système d’enseignement via la stigmatisation et la systématisation de la méfiance vis-à-vis de ses enseignants (2) . A tel point que, malgré le brouillage des perspectives résultant du fait que cette approche se fait largement avec le consentement des leaders démocrates, un mouvement de contestation a fini par se structurer, organisant une marche nationale à Washington le 30 juillet dernier ainsi que des déclinaisons locales sous le slogan SOS, Save Our Schools (3). Un écho lointain à l’appel d’Eisenhower ? Sur son blog, Larry Cuban a, en tout cas, relevé pour le déplorer que le courant de la Réforme avait réussi à imposer, contre toute évidence, le cadre et la forme du débat sur l’éducation aux Etats-Unis (4).


Confronté à cette situation mouvante qui se caractérise par de vifs débats et la multiplication d’initiatives spectaculaires, le chercheur peut soit relever ce qu’a d’inédite et de particulièrement inquiétante la convergence de points de vue radicaux (mais dénués de fondements scientifiques solides) entre responsables Démocrates et leurs opposants Républicains, de même que l’alliance nouvelle entre idéologues et appétits industriels qui incite à prendre en considération l’émergence, sans équivalent, sous cette forme, dans le passé (5), d’un complexe édu-industriel ; soit prendre du champ et se souvenir que la croyance – erronée comme les faits l’ont chaque fois prouvée – en la supériorité de l’application à l’éducation du modèle de l’entreprise a déjà donné lieu aux Etats-Unis à diverses tentatives par le passé (notamment dans les années 1910 avec l’Efficiency Period, sous produit du taylorisme triomphant, ou sous l’administration Nixon en 1969 avec le Performance Contracting, ou encore sous celle de Reagan en 1983 avec le rapport A Nation at Risk…(6) ) sans toutefois affecter durablement le système public d’éducation.


Qu’en sera-t-il cette fois-ci ? Il est assurément trop tôt pour conclure mais il est évident que, dans l’avenir proche, les temps vont être durs pour les enseignants américains qui sont actuellement soumis à une forte pression et traités « comme des rats dans un labyrinthe » pour reprendre l’expression d’une historienne reconnue de l’éducation, désormais devenue la critique la plus en vue du courant de la « Réforme » dont elle avait pourtant jadis épousé les thèses, Diane Ravitch (7) .


Alain Chaptal


Université Paris 8,

MSH Paris Nord,

Chercheur au LabSic de Paris 13


Sur le Café :

Faut-il payer les profs au mérite ?

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2009/106_[...]

Ecole 2.0

http://www.cafepedagogique.net/communautes/Rencontreavecl[...]



Notes :

1 Le Café Pédagogique a, par exemple, rendu compte de certaines de ces initiatives cf. « Etats-Unis : La révolution conservatrice touche l'Ecole » http://www.cafepedagogique.net/lexpress[...] ou « Numérique : Murdoch s'engage dans des applications scolaires » http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages[...])

2 Il est d’ailleurs piquant de constater que si le courant de la réforme invoque fortement les mauvais résultats de l’enquête PISA de l’OCDE pour justifier son offensive, il se garde bien d’en tirer toutes les leçons et notamment celles qui tiennent au fort respect et à la valorisation de la fonction enseignante qui caractérise tous les pays de la tête du classement.

3 A noter que ce slogan était déjà utilisé lors du BETT 2011 à Londres par la National Union of Teachers sous forme d’autocollants dans un contexte où, fin 2011, près d’un tiers des écoles secondaires anglaises seront sans doute des Academies dérogatoires.

4 Cf. http://larrycuban.wordpress.com/2011/08/20/winnin[...]

5 On pourrait m’objecter le texte de 1982 d’Henri Dieuzeide, « Marchands et prophètes en technologie de l’éducation » cf. http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/[...] qui évoque des rapprochements analogues mais le recul nous permet de mesurer le caractère limité de ces conjonctions d’intérêt. Toute la question est de savoir si la « réplique » américaine actuelle est d’une autre nature.

6 On peut effectivement trouver dans ce rapport l’origine des thématiques liées au choix des parents et à l’évaluation de l’efficacité des enseignants

7 Cf. http://blogs.edweek.org/edweek/Bridging-Differences/2011/06[...]



Par fjarraud , le jeudi 08 septembre 2011.

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