Peut-on expérimenter les pratiques de l’Ancien Régime en matière de formation des maîtres ? 

Par Pierre Boutan


Pierre Boutan, IUFM de Montpellier, critique une opinion émise par Mme Théophile, DGRH du ministère de l'éducation nationale. Pour lui, " Mme Théophile défend une réforme qui est décriée de tous...Elle est certes dans son rôle...Mais elle n'est pas obligée de faire du zèle en faisant passer le sacrifice budgétaire de la formation pour un choix pédagogique d'avenir".


Le 14 avril 2011, le président de la République a déclaré, en direction des enseignants : « Il ne faut pas avoir peur du changement […] Le temps est venu d’expérimenter ». Sur le site vousnousils, le 22 avril, Josette Théophile, directrice générale des ressources humaines du Ministère de l’Education nationale, est interrogée sur le recrutement de remplaçants par les proviseurs avec Pôle emploi :

« Ce mode de recrutement est-il véritablement adapté à l’Education Nationale et plus précisément au métier d’enseignant ? »

« Il est adapté aux compétences que nous recherchons pour un enseignant : un certain niveau dans la discipline et une capacité à enseigner. Même si, à la différence des titulaires remplaçants, ils n’ont pas passé le concours, ils ont cependant via l’acquisition de leur diplôme, le niveau demandé et par conséquent les compétences pour enseigner. Je crois que la meilleure formation pour les enseignants commence par l’exercice de la pratique. » (1)


Cette conception d'une entrée brutale dans la fonction est aussi un retour en arrière historique. La DGRH du MEN vient donc de réinventer la situation de l'Ancien Régime, qui prévalait en dehors de quelques congrégations avancées comme les Frères des Ecoles chrétiennes. On la retrouve encore dans la première moitié du XIXème, avant la lente généralisation des écoles normales. Pour devenir maître d'école, on devenait d'abord moniteur, que le maître choisissait parmi ses meilleurs élèves. Il était chargé des plus jeunes. S'il persévérait, alors le maître l'embauchait comme sous-maître. Erckmann et Chatrian en ont fait un sujet qui mérite toujours d'être lu : Histoire d'un sous-maître, publié dans « l’année terrible » de 1871, et qui met en scène son héros au début de la Restauration.


Il faut ajouter que la situation d’alors vouait les maîtres à être installés dans une concurrence complète ; il y avait des fondations charitables, et les communes payaient l’école et les maîtres, selon leurs moyens. Ceux-ci s’efforçaient de recouvrer la rétribution individuelle de leurs élèves, qui payaient à proportion de leur niveau d’étude : moins pour apprendre à lire que pour apprendre à écrire, seuls les moins démunis pouvant accéder à appendre à compter. L’organisation de l’enseignement dominante était appelée « mode individuel » : chaque élève venant à tour de rôle réciter devant le maître sa leçon.


Il va falloir un siècle pour que s’impose le « mode simultané », associé à une baisse du nombre d’élève par maître, ceux-ci pouvant être alors plusieurs par école. Bien sûr, la mainmise progressive de l’Etat va se traduire par l’organisation d’une part d’inspecteurs fonctionnaires, d’autre part par l’organisation d’un système de formation des maîtres, avec la création des écoles normales, c’est-à-dire à l’origine, des écoles servant de référence aux autres. Et ce qui paraissait une utopie aux révolutionnaires eux-mêmes entra dans la réalité : tous les enfants pouvaient accéder à l’école jusqu’à treize ans. Il fallut un autre siècle pour mettre en relation primaire et secondaire… Le modèle concernant les enfants « bien-nés » connut une histoire un peu avancée dans le temps, mais au bout du compte parallèle.


Le débat n’a pas cessé pour mettre en relation plus efficacement enseignement reçu par les élèves et enseignement donné par ces élèves devenus maîtres. En même temps que s’élargissait le public scolaire en direction des enfants des familles les moins fortunées, la question des modalités d’enseignement se posait : la proximité  des origines sociales, favorisant la complicité entre maîtres et élèves, et donc l’adaptation empirique des uns aux autres, montra bientôt ses limites. C’est sur ces interrogations que dès Jules Ferry s’institutionnalisa la formation des formateurs, par la création des écoles normales supérieures d’institutrices et d’instituteurs, le Musée pédagogique… Ce même Jules Ferry créa les premières chaires de « science de l’éducation » dans les universités, que l’après-seconde guerre mondiale vit se transformer en sciences de l’éducation, au pluriel, rendant ainsi compte de la complexité de l’étude rationnelle des questions d’enseignement. (2)


La DGRH vient donc d’apporter sa pièce  aux propos de café du commerce (« Enseigner, c’est facile, quand on a de l’autorité – naturelle- »). Bien sûr, le mépris obscurantiste à l’égard de la recherche a pour conséquence un grand bond en arrière réactionnaire, et l‘on peut au passage retrouver bien des échos contemporains, dans tous les domaines, du même acabit, de la concurrence sans carte scolaire au recours à la fondation charitable, en passant par l’absence de l’Etat… Non sans cynisme, pour en revenir aux propos de Mme Théophile : mettre devant des élèves en responsabilité des étudiants, si la chose met en difficulté ceux-ci et leurs élèves, permet à coup sûr de faire des économies… Sans parler de l’effet de modèle généralisable que de tels propos suggèrent.


La DGRH croit que l'on peut enseigner aussitôt que l'on a les connaissances « académiques » suffisantes et que c'est là la meilleure des formations au métier d'enseignant… Ce n'est pas du tout ce que disent les stagiaires actuels, pas plus que les malheureux remplaçants (ils aimeraient que Mme Théophile ait raison !) : enseigner et faire avancer les élèves, tous les élèves, ne se réduit pas à exposer un savoir sur les contenus d’enseignement que l'on a acquis sur les bancs de l'université ou dans les livres... Les stagiaires demandent à pouvoir réfléchir sur cette pratique, les progressions, les exercices, les erreurs des élèves, etc. : ce qui demande du temps, du temps hors de la classe pour des échanges avec des pairs et des praticiens expérimentés, des lectures et des formations auprès de spécialistes des apprentissages…


C’est ce que disent les travaux récents sur la formation des maîtres... Ils montrent la nécessité de poursuivre les efforts pour intégrer les études des contenus, les pratiques et la réflexion sur ces pratiques. On peut par exemple se reporter à une étude récente de la revue Education et francophonie, pour voir que l’élévation du niveau de formation « académique » des maîtres n’entraîne pas mécaniquement l’élévation des performances des élèves :

http://www.acelf.ca/c/revue/sommaire.php?id=28


Mme Théophile défend une réforme qui est décriée de tous. En tant que DGRH du Ministère, elle est certes dans son rôle, plus qu’ingrat à vrai dire. Mais elle n'est pas obligée de faire du zèle en faisant passer le sacrifice budgétaire de la formation pour un choix pédagogique d'avenir.


Pierre Boutan


Maître de conférences honoraire, IUFM de Montpellier

(avec reconnaissance de dettes à André Ouzoulias)


Note :

1 Il ne s’agit heureusement que de la formation des enseignants : Mme Théophile ayant auparavant exercé la Direction des Ressources humaines à la RATP, on imagine ce qui aurait pu être la situation des futurs conducteurs de bus ou de rames du métro.

2 Pour en savoir plus sur les questions d’histoire de l’enseignement et de la formation des maîtres, voir le récent travail collectif, dirigé par François Jacquet-Francillon et alii, Une histoire de l’école. Anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France XVIIIe – XIXe siècle, Retz, 2010.


Lien :

Dossier formation des enseignants

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/ReformeFormation.aspx



Par fjarraud , le lundi 02 mai 2011.

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