Les évaluations disparaissent-elles dans la communication ? 

 

 

 

Par Pierre Frackowiak

 

"Il est évident qu’il faut sortir ce problème des évaluations de l’oubli dans lequel on veut le placer." Pierre Frackowiak revient sur la question des évaluations nationales du primaire pour demander un vrai débat sur leur définition.

 

Le monde est désormais ainsi fait. Une information chasse l’autre et efface le problème posé par la précédente. Faire de la politique est devenu rechercher l’information qui permettra de gommer les obstacles à la construction d’une image positive et, autant que possible, utile à l’électoralisme à court terme qui s’est imposé à tous. L’évènement, ou la technique de communication qui espère en créer un, se substitue à l’information et au débat. Le projet politique, les finalités disparaissent derrière l’écran de fumée de l’accumulation de mesures qui peuvent faire la une 24 ou 72 heures avant d’être noyées dans l’indifférence générale. Pour parfaire le meurtre des idées, il suffit alors d’asséner quelques fausses évidences, de proférer une phrase ou deux fondées sur un pseudo bon sens populaire, bien assaisonnées d’exploitation de la nostalgie.

 

L’Education Nationale n’échappe pas à la règle. C’est même l’un des domaines où les règles de la communication contemporaine s’appliquent le mieux. Les ministres sont devenus des experts en communication et réussissent même des tours de force. Laisser croire qu’il n’y pas d’autres solutions que celles qui sont prises. Laisser croire que la pratique est démocratique en offrant généreusement une place pour la concertation sur les modalités et les détails comme si l’accord était acquis sur le fond. Exploiter un vide bien entretenu de la pensée, surfer sur les vagues disparates des réactions, soutenir les procureurs complices dont les livres font régulièrement le procès des pédagogues, sont des stratégies qui ont envahi le monde de l’éducation, annihilant l’idée même que éducation est synonyme de liberté, de pensée divergente, d’émancipation, d’intelligence. On peut se demander si les oppositions légitimes aux suppressions de postes et à la réduction drastique des moyens ne sont pas utilisées elles aussi pour opacifier le paysage et faire passer les questions idéologiques fondamentales derrière l’arrière-plan.

 

Le nombre de mesures successives et le nombre d’annonces faites depuis 2007 sont quasiment incalculables. Le nombre de brûlots placés avant des décisions apparemment moins nocives, le nombre de déclarations placébos médiatisées, le nombre d’exploitations d’incidents permettant de jouer avec les émotions, atteignent des records dans l’histoire contemporaine de l’école. L’appel aux fondamentaux à  la lueur d’un âge d’or qui n’a jamais existé (le b-a ba, le calcul mental, les sciences) sans remettre en cause les programmes et sans se référer au temps scolaire, la suggestion de l’apprentissage des langues dès l’école maternelle sans évoquer la disparition de la formation des maîtres, la suppression des postes d’assistants et de conseillers pédagogiques, le discours sur l’aide personnalisée sans analyser l’illusion de la technique industrielle panne/réparation appliquée à l’enseignement et sans parler de la suppression des RASED, le développement du pilotage autoritaire par les résultats sans donner de cap et ni de carburant aux pilotes et en jetant un voile pudique sur l’incapacité du système à mettre les résultats en rapport avec les pratiques qui les produisent ne sont que quelques exemples d’habiles – il faut bien le dire – manipulations de l’opinion, qui surgissent brièvement dans l’actualité et disparaissent comme par enchantement.

 

A aucun moment, on explique la cohérence des mesures cumulatives et leur fondement. Personne n’évoque le choix de société qui les oriente. Aucun communicant patenté ne traite du rapport entre les finalités du système éducatif et les mesures. Personne n’emprunte le chemin de la prospective pour évaluer les dégâts prévisibles à long terme. On ne travaille que pour l’actualité et le court terme.

 

L’exemple des évaluations est sans doute l’un des plus criants. Il a fait l’actualité quelques jours sans toutefois que les questions de fond soient abordées. Tout débat sur l’intérêt réel, la fiabilité, l’usage des épreuves est interdit en raison d’une évidence soigneusement distillée, que moi-même, je ne peux contester : « il faut bien que le système soit évalué », alors que j’avais écrit un texte rude « L’évaluationnite, le malheur de l’école » quand la gauche était au pouvoir ! Tout débat sur les pratiques pédagogiques est impossible partant du postulat que le seul modèle pédagogique possible, universel et éternel, est celui de la transmission magistrale avec un principe incontournable : « une heure, une discipline, une salle, un prof, une classe ». Le nombre des oppositions à ces évaluations a pourtant atteint, lui aussi, un record. Même des syndicats qui avaient au départ fait preuve d’une certaine complaisance se sont joints à ceux qui s’étaient opposés, à la FCPE dont la position est très significative, au mouvement de résistance pédagogique dont les membres continuent d’être harcelés, à la grande majorité des pédagogues, des sociologues, des pédopsychiatres, des psychologues, aux enseignants du terrain, malgré la prime qui est devenue l’un des outils de gestion favori du pouvoir.

 

Aucun des arguments ou prétextes ne tient la route pourtant jalonnée des feuilles de la hiérarchie :

            Les enseignants étaient réticents. C’est qu’ils n’avaient pas compris. Désormais, ils ont compris. La preuve : le taux de remontée des résultats atteint le sommet. Encore un effort et on atteindra les 100%. C’est ignorer l’effet de la prime, l’autoritarisme sous toutes ses formes, l’effet de la lassitude face aux pressions et menaces, l’art du détournement ou de la résistance passive….

            Les épreuves sont fiables, quasiment scientifiques. C’est ignorer ce que tous les experts savent : il ne s’agit pas d’évaluation mais de contrôle, ce qui est très différent. C’est ignorer ou faire semblant d’ignorer que les conditions de passation sont très variables et incontrôlables. De la passation mécanique pour se débarrasser d’une corvée dont on n’a pas besoin, à la préparation bachotée, à la réponse suggérée, à la correction des résultats pour l’image et la compétition, avec l’aveu de l’incompréhension des items parfois par les enseignants eux-mêmes, la diversité des pratiques est incontestable, humaine. Elle ne saurait en aucun cas mettre en cause la conscience professionnelle des enseignants, elle est normale.

            Les évaluations sont utiles voire indispensables aux enseignants dans l’intérêt de leurs élèves. C’est ignorer que les enseignants n’attendent pas ces épreuves pour prendre en compte les performances des élèves et de tenter de répondre à leurs besoins. C’est refuser l’évidence que le concept panne/réparation ou celui de refaire la même chose plus lentement que ce qui a échoué sont insensés. Les causes de la panne sont toujours, dans le processus complexe de l’apprentissage, bien en amont de la correction du constat. D’autre part, dans les apprentissages, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. L’explication magistrale réitérée même en tête à tête ne peut remédier à ce qui n’a pas été « médié ».

            Les évaluations permettent de mesurer à la fois les performances des élèves et l’efficacité du système. C’est ignorer que le même outil, contestable de toute manière, ne peut aucun cas cumuler  les fonctions. L’évaluation du système qui peut parfaitement être faite sur des échantillons, évitant ainsi de traumatiser enfants, parents et enseignants,  exige une parfaite possibilité de comparaison d’une année à l’autre, ce qui n’est pas le cas. L’évaluation des élèves est exclusivement un outil pour les enseignants, elle ne l’est plus si elle devient un instrument de compétition – et donc de triche possible – et de statistiques formelles.

 

Dans la multitude de témoignages reçus des enseignants de toutes les régions de France, le nombre de descriptions de comportements autoritaristes de la hiérarchie intermédiaire est, contrairement aux affirmations effarouchées de quelques responsables complices, loin de correspondre à des marges sauf à considérer que les marges ont dévoré les pages. Le nombre de comportements produisant de l’illusion, induits par le pilotage autoritaire, est considérable. En voici un pour illustrer le propos mais l’on pourrait en donner des dizaines : « L'IA IPR d'anglais est ravi : dans ce collège 3XL, on est passé pour une compétence d'anglais, de 30 % à 70 % de réussite ! Alléluia ! On se félicite, on se congratule car cela influe sur le résultat final aux évaluations académiques de langues : + X % pour le secteur ! Magique ! En fait, la passation a été modifiée ! La première année, l'élève devait interroger l'adulte examinateur qui lui retournait ensuite la question. Mais cette fois ci, c'était à l'adulte de démarrer le questionnement. L'élève n'avait plus qu'à répéter la question ! Il faut le voir et le vivre pour le croire ». Pour les évaluations CM2, CE1 et bientôt à tous les niveaux de la maternelle au collège, ce type de pratiques est banal et rien ne permet de l’empêcher.

 

Il est évident qu’il faut sortir ce problème des évaluations de l’oubli dans lequel on veut le placer. Il faut cesser cette escroquerie qui contribue à la destruction du système. Il faut se mettre d’urgence à une véritable réflexion sur le fonctionnement du système éducatif et son avenir, prendre le temps d’analyser la vérité en évitant tous les tabous comme celui de la pédagogie, celui des missions de la hiérarchie intermédiaire (inspecteurs et principaux). Il faut mobiliser l’intelligence collective pour construire un vrai projet moderne, démocratique pour les 10, 20 ou 30 ans qui viennent, avec la volonté de surmonter les conservatismes si puissants sur tout l’échiquier politique et de rechercher une mobilisation de la Nation toute entière, transcendant les alternances électorales, pour un projet éducatif inscrit dans un projet de société, sans attendre l’apparition d’un Jules Ferry ou d’un Jean Zay des temps modernes.

 

Pierre Frackowiak

 

Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L'éducation peut-elle être encore au cœur d'un projet de société?". Editions de l'Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009

Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Septembre 2009

Auteur de « La place de l’élève à l’école».  Editions La chronique sociale. Lyon. Janvier 2010.

 

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Par fjarraud , le vendredi 11 février 2011.

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