Petit abécédaire de calamités surgissantes et/ou persistantes à l'Éducation Nationale 

"Ces termes appartiennent au champ lexical du désastre". Un petit abécédaire de l'éducation nationale vue par trois enseignants un peu critiques... Peut-être le début d'un grand dictionnaire



A


Agrégation : Concours prestigieux touchant à l'épreuve initiatique pour certains.... Quoi qu'elle en dise, pour l'institution ventriloque - celle qui parle par la voix de sa hiérarchie et de mille et une réalités quotidiennes - sorte de clé de voûte, véritable horizon de pensée. Le pire ? La déférence fréquente de ceux qui ne l'ont pas.


Voir B, C, E, H.


B


Brillant : s'emploie pour un élève aussi bien que pour un professeur (qu'ainsi caractérisé on évitera de désigner par le terme "enseignant"). Valeur suprême en cours à l'Éducation Nationale. Voyez cette lueur connivente qui s'allume dans les regards comme le juke-box au démarrage du tube "C'est un élève brillant...."


Lu dans le journal Le Monde du vendredi 18 décembre 2009 à propos de Rose Valland qui faisait l'objet d'une exposition à Lyon au Centre d'histoire de la résistance et de la déportation : ".. Rien de très spectaculaire d'abord : une naissance en 1898 dans un village du Dauphiné, des études sans grand éclat à Lyon puis à Paris et, enfin, un poste d'attachée bénévole de conservation au Jeu de Paume en 1932, à 34 ans, trop tard pour une carrière brillante..." Tout tient dans la porosité de la frontière entre l'absence d'éclat des études et l'arrivée trop tardive sur les starting-blocks de la carrière brillante. Comme si tout était déjà joué dans ce pauvre village et son rien qui fait un tout en creux.


Voir : agrégation

Ant. : affligeant ? Terne ? Non reproduit ?


C


Capacités : en avoir ou ne pas en avoir, telle est la question. Courant dans les salles des professeurs et autres conseils de classe : "A-t-il des capacités ?" "Cet élève a beaucoup de capacités." Et son pendant, plus rarement mais parfois quand même verbalisé : "Cet élève n'a pas de capacité." L'expression "avoir des capacités" est le plus souvent synonyme de "être intelligent" parce que la mention de l'avoir paraît instinctivement préférable à la qualification de l'être dans une société (pseudo-démocratique) prétendant (ne faisant d'ailleurs que prétendre) à la lutte pour l'égalité des chances.


Les mots auxquels vous avez échappé : compétition (esprit de – cf. : agrégation, brillant, élitisme, hiérarchisation, mérite ...) - carte scolaire...


D


Défavorisé : litote. Plus élégant que "pauvre". S’emploie principalement avec les substantifs "public" (comme au match) ou accolé au groupe nominal "Classe Sociale". On a plus de mal à l’adjoindre à "élève". Caractériser un individu serait-il plus indicible que caractériser une entité ?


E


Élitisme : cf. agrégation, brillant, mérite...


F


Formation : Mot ancien désignant un concept obsolète.


G


Groupe, en particulier groupe classe : se disait autrefois - même et surtout si la réalité des pratiques en était trop souvent très éloignée - de modalités de travail se voulant une aide aux apprentissages et un rempart contre l’individualisme. Les politiques éducatives d’aujourd’hui ont éliminé cet horizon éthique et préfèrent l'utiliser pour classer les verbes ou définir une appartenance culturelle pour ne pas dire "ethnique".


H


Hiérarchisation : activité fondamentale à l'Éducation Nationale au sens où le travail de l'ouvrière est fondamental dans la fourmilière et qui se déploie sur le modèle de la pyramide égyptienne plutôt que maya. Le professeur (enseignant ?) de maternelle moins bon que celui d'élémentaire, moins bon que celui du collège, moins bon que celui de lycée, moins bon que celui d'université..... Au sous-sol, plutôt que dans la chambre funéraire : les élèves. Et à chaque marche de moins en moins d'élus, une paye qui augmente, un auditoire plus restreint mais plus favorisé, demandeur, réceptif.


On aurait pu : heures supplémentaires - heures de colle, en particulier celles destinées à la préparation des candidats à l'entrée dans les écoles dites "grandes".


I


Informatique : Du côté pédagogique : outil extraordinaire assurément, dans lequel, malheureusement, certains enseignants sont tentés de voir un remède à tous les maux. Comme toujours, à défaut d'une réflexion professionnelle épistémologique et pédagogique solides, un outil tout aussi extraordinaire d'assujettissement des esprits. Le cours magistral et l'exercice à trous dans leur version la plus problématique sont possibles aussi avec le vidéoprojecteur... Fascination du lapin pris dans les phares de la voiture en prime !


Du côté du droit du travailleur : technique très au point pour fondre sphère privée et sphère professionnelle en un nouvel espace où l’enseignant (le professeur ?) est transformé en être disponible 24 heures sur 24 et 30 jours par mois. Ou alors astuce économique pour faire procéder aux investissements matériels indispensables par les salariés : les professeurs se sont équipés bien plus vite que ne l’ont été (le seront ?) leur établissement ou leur salle de classe.


J


Journées (travaillées) : toujours trop longues et rarement équilibrées. Celles de l’élève en difficulté ont donc été allongées par des heures d'aide ou d'accompagnement scolaire comme si prescrire une dose plus forte d’un remède qui ne marche pas avait des chances de le rendre efficace.


K ?


L


Lycée : Mot très sensible à l'environnement adjectival. S'emploie, quand il est parcimonieux, avec "grand", "prestigieux" ou "bon". Le reste du temps il est "de" (zone difficile, banlieue...). De nombreux lycées n'ont pas d'adjectif qualificatif.


Seul, "lycée" s'entend, pour les initiés, comme synonyme de "lycée général" : "cet élève veut aller au lycée"... ce qui occasionne des dégâts collatéraux : la disparition, évidemment peu valorisante, de "et technologique" ou celle de "professionnel". Avec l'adjectif "normal" - "le lycée normal" - l'expression est synonyme de l'occurrence précédente mais utilisée surtout par les maladroits, les autres s'entendant sans prendre le risque de cette surenchère.


M


Mérite. Ex : bourse/ prime/ salaire au mérite - mérite personnel -. Sujet extrêmement  sensible et à juste titre. Point d'orgue du discours ultra-libéral sur l'école. Il faut repérer les méritants, trier ceux qui oui et ceux qui non. A coups d'expérimentations, de préférence fortement médiatisées (les "écoles" dites "grandes" - encore elles - recrutent des élèves dans les zones difficiles), à grands coups de boutoir dans la carte scolaire, on voudrait nous faire croire qu'il s'agit de renouveler les élites quand il n'est réellement question que de perpétuer l'élitisme.


Le mérite est prestidigitateur. C'est un tour de passe-passe idéologique qui consiste à ramener à l'individu (de moins de 16 ans) l'écrasante responsabilité... de tout. C'est une ardoise magique qu'on agite pour annuler "cette vérité sociologique qui fait de l'école une machine sinon programmée du moins aboutissant à ce résultat objectif : rejeter les enfants des classes populaires, perpétuer et légitimer la domination de classe, l'accès différentiel aux métiers et aux positions sociales.  Quant à ceux qui - "nombreux sans doute - s'écartent des voies "statistiques" et déjouent la terrible logique des "chiffres", ils n'en annulent pas pour autant "comme voudrait le laisser croire l'idéologie du mérite personnel, la vérité sociologique"  qu'ils contribuent à révéler malgré eux.


Et pour finir, l'ignorance de l'équilibre des plateaux à l'Éducation Nationale : de la compassion dans la réduction de l'individu aux déterminismes sociaux au refus d'inscrire les trajectoires individuelles dans ces mêmes déterminismes, le mépris comme outil de domination.


Mauvais : Le mot auquel vous n'échapperez pas. N'a guère besoin d'être expliqué. S'entend encore non seulement à propos des résultats mais aussi à propos des élèves alors qu'on l'avait cru moribond ce qui illustre pour les uns le dynamisme de la reculade innovante et rassure les autres sur la permanence des catégories.


N


Nul... Permet d’envisager l'élève comme relevant de l’inexistence donc de n’avoir à se préoccuper ni de lui, ni de ses difficultés qu'on cherchera alors à externaliser.


O


Obéissance du fonctionnaire : Étude de situation 1 : M. X, inspecteur d'académie adjoint, se rend à une réunion de travail dans un Réseau d'Éducation Prioritaire (REP). À un participant qui ose un petit calcul financier peu flatteur à propos de la participation sonnante et trébuchante de l'Éducation Nationale dans les actions au bénéfice des élèves qui sont examinées lors de la dite réunion, il déserte le terrain de l'argumentation - un boulevard en l'occurrence - pour faire sonner un "Mademoiselle vous êtes fonctionnaire et n'avez pas le droit de tenir de tels propos...."


Étude de situation 2 : En Mayenne, au collège d’Andouillé (cf. blog de V. Soulé, journaliste à Libération), les personnels ont tous été destinataires d’un mail que l’Inspection Académique a envoyé aux chefs d’établissement. Morceau choisi : "Monsieur le préfet tient à informer que la période de réserve, pour les élections cantonales (des 20 et 27 mars), débutera le lundi 14 février 2011 et se prolongera jusqu’au dimanche 27 mars inclus. Il est, en conséquence, demandé aux fonctionnaires de l’Etat (et de l’administration territoriale) d’éviter de participer, durant cette période, aux manifestations publiques susceptibles de présenter un caractère pré-électoral, soit par les discussions qui pourraient s’y engager, soit en raison de la personnalité des organisateurs ou de leurs invités. Pendant la période électorale, qui s’ouvrira le 7 mars, il leur est également demandé de s’abstenir de prendre part à toute cérémonie publique, et ce jusqu’au 27 mars inclus." On croyait que la liberté d'expression était une liberté fondamentale (art. 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) et que la liberté d’opinion du fonctionnaire était garantie par la loi (art. 6 de la loi du 13 juillet 1983) !


Étude de situation 3 : Cette note de service (3 décembre 2010) du recteur de l’académie de Nancy-Metz aux chefs d’établissement du 2nd degré. On y lit en préambule "La mise en œuvre du pacte de carrière pour revaloriser le métier d’enseignant me conduit à définir les modalités de gestion des ressources humaines entre vous et mes services." Ainsi, "lorsque le comportement et la manière de servir des personnels sont susceptibles de porter atteinte au bon fonctionnement de votre établissement ou à l’image du service public de l’enseignement, je vous demande de me le signaler directement et sans tarder afin que puissent être mises en places d’éventuelles remédiations ou, le cas échéant, des sanctions." Et parmi les "difficultés" des enseignants qui doivent faire l’objet d’un signalement, on appréciera "les comportements extérieurs au service mais qui peuvent entacher l’image du service public."


Obsolète : voir formation.


P


Passable : et sa variante inventive "juste passable".


Q


Qualifications (sans) : de plus en plus d’élèves quittent le système scolaire sans en avoir obtenu et se retrouvent sur le bitume sans bagage.


R


R.G.P.P. (Révision Générale des Politiques Publiques) R.G.P.P. / restriction / restructuration / réforme par temps sarkozien. Termes associés : Lolf / économie budgétaire / gestion comptable / suppression massive de postes.

Question : A quel champ lexical ces termes appartiennent-ils ?

Réponse : Ces termes appartiennent au champ lexical du désastre. On acceptera également la réponse : "au champ lexical de l'impasse". On valorisera la réponse du candidat qui aura saisi les effets pervers de cette idéologie budgétaire dont l'un des objectifs est la néantisation de l'activité argumentative puisque, en considérant de façon aussi objective que possible les chiffres de ces suppressions annuelles, il est devenu inutile, depuis longtemps, de se demander franchement à qui elles pourraient faire plaisir ou en quoi elles pourraient contribuer à une meilleure performance du système. Tant il est vrai qu'au pays des "fille de, fils de" il est bien entendu qu'on ne saurait traiter de ces suppressions de postes qu'en terme de ... suppressions de postes.


Reproduction : A vous de jouer : cf. agrégation, brillant, élitisme, hiérarchisation, mérite,...

Relire Bourdieu, Baudelot, Establet pour continuer.


S


Sanction. Financière de préférence contre les désobéisseurs. Dans une institution qui n'hésite pas à pratiquer la promotion par l'incompétence. Il est ainsi devenu préférable de faire des conneries plutôt que de refuser d’en faire.


T


T1, T2 : de préférence nommés en ZEP . Enfin, ça, c'était avant l'arrivée des stagiaires sans formation du tout ...


U


Université : Institution fort honorable, piégée par la réforme de la formation des enseignants (voir F).


V


Vacataire : la précarité comme principe.


W/X /Y : Ouf !


Z


Zone d’Éducation Prioritaire (ZEP) : remplacé par Réseau d’Éducation Prioritaire (REP) ensuite subdivisé en Réseau de Réussite Scolaire (RRS) et Réseau Ambition Réussite (RAR). Les nouveaux venus : CLAIR ECLAIR ou comment le traitement répressif tend à se substituer au traitement pédagogique.


Soit l'énigme suivante, dont la pertinence a encore été éprouvée, au coin d'une modeste boucherie, récemment, par l'un des signataires de ce texte : Un(e) professeur(e) expérimenté(e) dans un collège ZER/REP/RRS/RAR/CLAIR/ECLAIR... décide de demander sa mutation dans un lycée avec ou sans adjectif. De quel commentaire l'institution accompagnera-t-elle cette décision ? Cocher les bonnes réponses :

            A - "Que de compétences perdues pour la cause de la lutte pour l'égalité des chances, pour l'établissement, pour les élèves...!"

            B - "Il serait temps ! "

            C - "Enfin vous allez faire de la littérature/des mathématiques/de l'anglais... !"


Le passage de Zone à Réseau n’aura pas correspondu à l’éradication des zones (justement) de relégation sociale, relégation accentuée par la tentation grandissante de l’entre-soi. ZEP, REP, RRS, RAR, CLAIR, ECLAIR, valse des sigles et disparition des priorités ...



Elisabeth Bruchet, Annie-Claude Pelletier, Gérard Perdrix, enseignants


PS en remerciement à Marcel Brun dont l'éditorial du 30 novembre 2010 nous a fait du bien.


Par fjarraud , le mardi 01 mars 2011.

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