Le rapport Fourgous sur l’école numérique est un ouvrage à lire et relire tant il est riche dans ses analyses et percutant dans ses choix, sur la pédagogie, l’équipement, la formation des enseignants, le droit d’auteur etc. On pourra s’étonner qu’en ce qui concerne l’usage disciplinaire des TICE il s’intéresse beaucoup aux langues et aux sciences au détriment d’autres matières… Et s’il s’agissait d’une invitation, adressée aux professeurs de lettres en particulier, à s’emparer de ces nouveaux outils pour témoigner, s’il en était besoin, de leurs intérêts ?
Acceptons donc l’invitation pour parcourir à la lumière de ce rapport un travail original et intéressant mené par Claire Berest, professeur de lettres au lycée de l’Iroise à Brest : un livre numérique rassemblant des autoportraits sous forme de palimpsestes réalisés par des élèves de seconde.
« Cette création collective, raconte Claire Berest, s’est faite dans le cadre d’une séquence sur « l’éloge et le blâme » centrée sur la notion d’intertextualité : l’analyse des portraits officiels des Présidents de la 5ème République a permis de mettre en évidence comment chaque photographie se concevait par rapport aux précédentes, divers exemples de réécriture iconographique ont été analysés (Vinci revisité par Duchamp, Rembrandt revu par Bacon…), la lecture cursive d’un roman de Delphine De Vigan a permis d’aller chercher sous le texte les livres qui l’avaient précédé et nourri, les élèves ont été invités à transférer la notion ainsi mise à jour de palimpseste, à se décrire à travers un jeu de réécritures ». Diaporamas, photomontages, collages d’images, de mots, d’objets… présentés sous la forme d’un e-book, le résultat est souvent étonnant, fascinant, amusant ou émouvant : chacun y révèle un peu de lui-même, cherchant dans les réalisations les plus réussies non seulement à rendre compte de ses traits de caractère, de ses valeurs ou de ses goûts, mais à témoigner de la complexité de la construction de son être, à repérer les strates qui en constituent les fondations, à se saisir en devenir.
Cette création pédagogique et numérique est un bel écho au rapport Fourgous, dont elle illustre et éclaire plusieurs idées essentielles. « Beaucoup comparent l’arrivée de l’Internet à la naissance de l’imprimerie... Deux révolutions, deux avancées technologiques primordiales ont en effet favorisé l’accès à l’information et ont induit des bouleversements économiques et sociétaux. Parallèlement, elles ont modifié en profondeur les comportements de tous… », ainsi s’ouvre le Préambule. Il y a bien dans ce recueil de palimpsestes modernes l’intuition forte d’une évolution majeure en cours dans l’histoire de l’édition. Etrangement, l’ordinateur y rend hommage au parchemin, par delà les siècles du livre : les élèves semblent avoir spontanément perçu combien par exemple le diaporama, avec ses diapositives qui se succèdent, se superposent, s’effacent, est un étonnant descendant du lointain palimpseste et le cerveau hypertexte des « digital natives » semble trouver là le plaisir d’explorer et de multiplier des liens divers images – textes – sons – formes –couleurs …
Le rapport Fourgous propose d’ailleurs d’intéressantes analyses de leur psychologie particulière que confirment les créations des lycéens de l’Iroise. On sera par exemple frappé de voir, conformément à ce qu’énonce Mark Prensky, combien « l’image a pour eux le rôle principal, le texte n’arrivant que dans un second temps, comme complément », combien aussi la présence récurrente du téléphone portable dans l’autoportrait montre que « les technologies font partie intégrante de leur vie », combien encore, nourrie des jeux vidéos et des mangas , « la jeune génération alterne entre les mondes réels et virtuels avec dextérité et manifeste une attirance envers les mondes fantastiques, inconcevable aux yeux de leurs aînés. » On ajoutera que la « génération des transparents », qui selon la formule de Josh Freed s’oppose à la « génération des parents », goûte particulièrement une activité comme celle-ci où chacun joue avec son image, archive sa vie pour consolider son identité en la mettant en spectacle.
Le rapport Fourgous appelle à utiliser « le numérique pour développer les aptitudes psychologiques nécessaires à la réussite. » « Motiver un élève, y lit-on, nécessite ainsi un plaisir pris dans l’activité, du choix, de l’autonomie, un sentiment de reconnaissance, de compétence et une communication avec ses pairs et l’enseignant. » Faire l’éloge de sa propre personnalité, témoigner de compétences techniques et de facultés artistiques, à la fois réaliser une œuvre singulière et participer à une œuvre collective, voir cette œuvre publiée sur internet, ressentir l’appartenance à une classe dont on est fier parce qu’elle innove et qu’elle se constitue, dans le numérique, comme un réseau social, un « groupe » pour emprunter le vocabulaire Facebook : ce qui se fortifie à travers un projet tel que celui des lycéens de l’Iroise, c’est bien en particulier l’estime de soi, si fragile au temps de l’adolescence.
Les professeurs de lettres enfin seront peut-être sensibles aux démarches que ce projet met en œuvre. Les élèves y sont en réalité invités à une double tâche : réaliser l’autoportrait et expliquer ses choix, faire preuve de créativité et proposer une réflexion sur cette création. Un tel dispositif permet d’échapper à l’antagonisme « écriture d’invention » / « écriture de commentaire », que l’on perçoit dans les épreuves écrites de français au baccalauréat et dans les débats parfois vifs qu’ont encore à ce sujet certains enseignants. Et si une synthèse, particulièrement fructueuse, était possible ?
Jean-Michel Le Baut
Liens :
Le livre numérique « Palimpsestes » :
http://fr.calameo.com/read/00011484644e86903c64e
Le rapport Fourgous :
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Documents/do[...]
Un article du Monde sur les adolescents, internet, l’intimité :
http://wwwo.lemonde.fr/technologies/article/2010/01/[...]