Corps

Un sombre avenir

 

Les projets de transformation du système d’évaluation des enseignants, avec la disparition des inspections sous leur forme actuelle, et l’extinction inéluctable des corps d’inspection, constituent une mauvaise nouvelle supplémentaire quant à l’avenir de notre système éducatif.

 

J’ai exercé les fonctions d’Inspecteur Général. On pourra donc penser que mon jugement traduit un sentiment d’attachement à un métier que j’ai pratiqué et dont j’ai compris l’intérêt. Mais il s’agira ici de bien d’autre chose que de la défense d’une institution.

 

Commençons quand même par cette défense, puisque la réforme proposée s’appuie sur des jugements négatifs sur le système actuel : infantilisante, l’inspection ne serait plus adaptée ; génératrice de comportements peu ambitieux, frileux, porteuse de consignes stéréotypées et stériles, et donnant des résultats non mesurables, on ne voit plus très bien à quoi elle pourrait servir. Hélas, le proverbe est bien connu : qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Et on peut lui donner une version plus brutale : le mieux est encore de la lui inoculer, la rage !

 

Dans les faits, l’inspection individuelle est, il faut bien le dire, moribonde. Abandonnée par l’Inspection Générale (le nombre des inspections qu’elle réalisait a été en décroissance rapide et continue), elle n’a été transférée à la charge des Inspecteurs d’Académie (IAIPR) que pour, là aussi être en phase de dépérissement continu. Le nombre moyen d’inspections effectuées par un IAIPR n’a cessé de diminuer d’année en année. Pourquoi ? serait-ce que parce que ces fonctionnaires sont paresseux ? Pour les avoir côtoyés dans leurs tâches multiples, je sais que la vérité est tout autre : ils ont fait de moins en moins d’inspections tout simplement parce que leurs tâches évoluaient et qu’à chaque évolution, la part de l’inspection jouait toujours le rôle de « variable d’ajustement », autrement dit, ils inspectent quand il leur reste du temps après toutes les missions qu’on leur impose. Et comme ces missions n’ont cessé de devenir de plus en plus « chronophages » comme on dit, le résultat est là.

 

Il est facile de moquer l’inspection quand on ne prend pas la peine d’y regarder de plus près. Les centaines de celles que j’ai effectuées donnent une image tout autre. L’inspection est un des rares moments où le professeur n’est pas seul face à ses élèves ; si cette situation est source de tension et de crainte de la part de l’enseignant, c’est encore plus en raison de sa rareté. Les professeurs qui reçoivent souvent des visiteurs dans leurs classes, parce qu’ils travaillent à des projets pédagogiques avec les corps d’inspection, ou avec des universitaires, sont ceux qui accueillent l’inspection avec le plus grand naturel. La peur de l’Inspecteur est avant tout peur que ce dernier blesse l’image que l’enseignant se fait de son travail, car les conséquences en termes de carrière ne risquent d’être importantes que dans des cas bien particuliers. C’est sur ce point, donc, de l’image de soi, que se joue la valeur intrinsèque d’un acte d’inspection. On a oublié que celui-ci est d’abord un contact entre personnes et que l’Inspecteur est davantage en train d’écouter que de parler, qu’il est là pour faire remonter ce qui se passe sur le terrain, bien avant de faire redescendre les consignes venues du haut. Qu’il doit entendre plus que normaliser, qu’il doit comprendre et aider plus que sanctionner.

 

On pourra dire : les professeurs n’ont pas besoin d’assistance psychologique. Malheureusement, toutes les études récentes montrent au contraire la grande souffrance au travail de la corporation et il ne manque pas d’événements tragiques pour illustrer ce fait. On pourra dire, et c’est justement un point central du projet de réforme : le chef d’établissement est là pour remplir ce rôle d’écoute et de conseil.

 

Je ne reprendrai pas le discours de ceux qui dénient au chef d’établissement les capacités à remplir ce rôle. J’en garderai seulement un élément : encore faudra-t-il qu’ils aient le temps au milieu de leurs multiples tâches ! Les réformes actuelles convergent toutes vers ce personnage. Il recrutera profs et élèves ; il galvanisera ses troupes, fera sa pub, conseillera, il évaluera, il écoutera, il guérira les écrouelles .. il lui faudra plus de bras que Shiva ! Et compte tenu de la place qu’on donne en ce moment à l’écoute et au soutien, on peut craindre que, dévolue aux chefs d’établissement, l’inspection rebaptisée évaluation ne soit à nouveau le parent pauvre, la tâche qu’on bâcle car on ne s’y met qu’après avoir achevé toutes les autres. Quant aux anciens inspecteurs reconvertis, ils pourront pratiquer à longueur de journée la langue de bois du « pilotage pédagogique » et tous ses dialectes sans se sentir coupables de ne plus aller voir ce qui se passe au fond de la classe.

 

Bien plus profondément, ce qui est en question, c’est la manière de vivre ensemble. Durement mis à mal par toutes les crises qui traversent nos sociétés, notre « welfare state » n’en finit plus de tenter de se défendre et de se replier sur les missions les plus centrales. La notion de service public n’en finit plus de se racornir comme peau de chagrin, alors même que sa jumelle, la notion d’intérêt public, est piétinée allégrement et ouvertement par les puissants. Et le projet actuel concernant le système éducatif est très ouvertement celui de la mise en concurrence systématique des établissements et de leur personnel, et la soumission à une règle de rentabilité maximale et immédiate. Il est bien possible que l’inspection ne soit désormais qu’une survivance menacée de l’époque où on espérait que le Ministre, regardant sa montre, savait ce qui se passait au même moment que dans les milliers d’écoles du pays. Sa disparition scellera l’entrée de nos écoles, nos collèges, nos lycées dans le monde de la concurrence sans cesse renouvelée, de l’écrasement de l’individu par les forces du marché, et tant pis pour les faibles, tant pis pour les seuls, tant pis pour les angoissés : qu’ils crèvent ou qu’ils aillent mendier auprès des associations charitables ! ce n’est pas l’affaire de la puissance publique !

 

 

 

Jean MOUSSA

Inspecteur Général de l’Education Nationale honoraire

 




De : fgiroud
Publié : mardi 15 novembre 2011 23:49
Objet : Evaluation des enseignants : La réforme appliquée rentrée 2012

État d'approbation Approuvé 
 
Pièces jointes
Type de contenu: Message
Créé le 17/11/2011 12:24  par moussa 
Dernière modification le 17/11/2011 14:26  par fjarraud 

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