Révolutions ou révoltes ? 

Par Baudoin Dupret



Il me semble que la communauté des chercheurs spécialistes du monde arabe est en situation d’échec analytique. Pour répondre à une logique journalistique qui n’est pas la leur, ils se sont davantage évertués à répéter le « discours de l’acteur » et à entrer dans la condamnation des régimes, plutôt qu’à prendre le temps et la distance nécessaires à la description des événements en cours. La question n’est pas de savoir si on aime ou pas les dictateurs et le système qui les entoure – il est bien difficile de les aimer ! – mais bien de se doter des moyens de savoir comment ils ont pu accéder au pouvoir, prolonger leur règne sur des décennies, résister aux tentatives de renversement et, plus encore, comment les régimes en place trouvent à se maintenir ou non, en dépit des mouvements de masse. Nombreux sont les commentateurs ayant, par exemple, prétendu que l’armée égyptienne jouait un rôle de médiateur entre la société et le régime. Rien n’est plus faux, dès lors que l’armée est un des piliers de l’État égyptien qui joue sa survie politique en épousant une partie des revendications populaires tout en travaillant activement à les encadrer.


Qu’en est-il de la « chose politique » dans les sociétés dites « arabes » qui, du fait des régimes autoritaires, ont subi une dépolitisation massive, que traduit l’extrême difficulté des mouvements protestataires à se structurer ? Alors qu’un mouvement de protestation réalise aisément le consensus sur des objectifs « négatifs » (le renversement du dictateur, le refus de la corruption, etc.), il lui est infiniment plus difficile de produire des propositions politiques et d’intervenir de manière efficace dans un paysage politique marqué par la domination des partis-État et, éventuellement, des forces d’opposition historique, comme les Frères musulmans en Égypte. Il y aura probablement un face à face, avec des moments de collusion et d’opposition, entre des mouvements comme celui des Frères musulmans et des formes « relookées » des partis-État. C’est normal, parce que ce sont ces protagonistes-là qui structurent effectivement le paysage politique, en Tunisie ou en Égypte. La politique égyptienne est, depuis longtemps, clientéliste, et rien ne permet de penser que cela va changer rapidement. Il est donc évident que celui qui a réussi à structurer au mieux ses clientèles sera celui qui emportera la victoire au moment des élections, qu’elles soient libres ou truquées.


Ceci dit, demain ne ressemblera pas à aujourd’hui. Ben Ali et Moubarak sont tombés, des changements importants doivent nécessairement se produire, il restera une trace irréversible des « Printemps arabes » (notons que le premier à utiliser cette expression fut le controversé Benoît-Méchin, dans un livre remontant aux années 1960). En même temps, il convient de ne pas oublier l’immense masse des « silencieux », moins que jamais enclins à s’engager politiquement. C’est l’attentisme qui prévaut pour tous ceux-ci, parce que les gens ont des inquiétudes légitimes sur leur avenir et que la donne n’est pas claire. Il faut en outre tenir compte du conservatisme ambiant dans nombre de sociétés arabes. Ceci pour dire que, pour une masse au moins aussi importante de gens – eh oui ! le « peuple » ne parle pas d’une seule voix – il est maintenant temps de revenir à la normale, il faut que la vie reprenne son cours ordinaire.


Un des éléments nouveaux, c’est l’inversion du rapport de peur. Un régime autoritaire ne tient, face à la contestation, que s’il est prêt à montrer et, surtout, utiliser sa force. Dès que ces régimes ne parviennent plus à montrer leurs muscles et leur capacité répressive, ils entrent dans une spirale auto-destructive. De là à dire que nous assistons à des révolutions, il y a un pas énorme que je ne suis pas prêt à franchir. En Égypte et en Tunisie, le mot révolution est, pour le moment encore, impropre. On a affaire pour l’instant à des mouvements de protestation qui débouchent sur des transformations et des réformes des régimes en place. Mais bien malin celui qui peut dire jusqu’où la réforme ira. Y aura-t-il une reprise en main du pouvoir d’ici quelques mois ou des changements plus profonds ? On voit que le potentiel de changement, s’il existe bel et bien, n’est pas révolutionnaire mais orienté vers une réforme interne de l’establishment. Je fais ici aussi le pari d’une certaine permanence des structures, au-delà de la chute des chefs d’État. Le terme de « révolution » n’est pas adéquat en ce sens qu’on n’observe pas de chamboulement complet des sociétés, mais une rénovation de celles-ci : le changement dans la continuité, en quelque sorte. Ce n’est bien sûr pas du goût de tout le monde, surtout de ceux qui voudraient maximiser les avantages du mouvement de révolte, mais les structures fondamentales de ces pays n’ont pas été bouleversées. Que dire alors de pays qui, tel le Maroc, sont engagés depuis une à deux décennies dans une dynamique réformatrice, avec des hauts et des bas, des moments forts et des coups d’arrêt ? Ces pays peuvent trouver dans le « Printemps arabe » le moyen de relancer cette dynamique et, dès lors, de renforcer leurs assises. D’un point de vue analytique, le terme de « révolution » est donc un abus de langage. Il y en a d’autres…


Ainsi en va-t-il de l’idée que ces événements renvoient à une unité culturelle, le « monde arabe ». Bien sûr, par facilité de langage, on peut parler de « Printemps arabe », mais il n’est pas rationnel de penser que la contestation s’étend de manière mécanique, au nom du fait que ces pays se ressembleraient tous, culturellement, religieusement et politiquement. Si extension du mouvement protestataire il y a, c’est principalement du fait des médias, d’une communauté de langue et d’une grande désespérance sociale. Au-delà, c’est le contexte propre à chaque pays qui s’impose et permet d’expliquer que la contestation s’y déclenche ou pas. En Libye et au Yémen, les clivages régionalistes, religieux et tribaux sont assurément plus prégnants que ne le sont les paradigmes de la démocratie. En Irak, la démocratie – si on limite ce mot à l’existence d’élections libres et pluralistes – est en place, même si elle a été établie à la pointe de la baïonnette américaine. En Algérie, les années de guerre civile sont à coup sûr présentes à l’esprit de tous les protagonistes, de même qu’une structure militaire et sécuritaire prête à la confrontation est bien installée. Au Bahreïn, la contestation de la communauté chiite majoritaire est aussi ancienne que l’émirat-royaume, alors que le Qatar est « étrangement » absent de la couverture d’Al-Jazeera. Malgré la séquence qui permet de parler d’une propagation de la contestation dans les pays arabes, il faut bien constater que les réalités politiques, économiques, sociales, culturelles, bref humaines, rendent tous ces pays du sud et de l’est de la Méditerranée, et au-delà, extrêmement différents les uns des autres.



Directeur de recherche au CNRS, Baudouin Dupret dirige actuellement le Centre Jacques-Berque à Rabat (Maroc), après huit ans en poste au CEDEJ (Le Caire) et quatre ans à l’Institut français du Proche-Orient (Damas). Ses recherches concernent la sociologie et l’anthropologie du droit, notamment en contexte islamique, la question de la normativité et les pratiques des médias dans le monde arabe. Il a dirigé de nombreux ouvrages sur ces thèmes, et il est l’auteur d’Au nom de quel droit. Répertoires juridiques et référence religieuse dans la société égyptienne musulmane contemporaine (Paris, Maison des sciences de l’homme, 2000), Le Jugement en action. Ethnométhodologie du droit, de la morale et de la justice en Égypte (Droz, 2006) et Droit et sciences sociales (Armand Colin, 2006).



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Par fjarraud , le mercredi 23 mars 2011.

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