Quel rôle pour les nouvelles technologies ? 

Par Yves Gonzalez-Quijano


Propos recueillis par Lætitia Démarais.


Actuellement chercheur à l’Institut français du Proche-Orient à Damas, Yves Gonzalez-Quijano a enseigné l’arabe à l’Université Lumière Lyon 2 et dirigé le GREMMO (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient). Traducteur d’œuvres littéraires arabes contemporaines publiées chez Actes sud, il travaille sur les usages d’Internet au Proche-Orient, sur la presse en ligne et les médias arabes. L’intérêt de sa démarche repose notamment sur la prise en compte, à côté des expressions culturelles légitimes, de toute une production populaire souvent délaissée par les chercheurs. Une position dont on mesurera la pertinence dans la dernière partie de cet entretien.


A votre avis, comment en est-on « arrivé là »?


Y. G.-Q. : Posée en ces termes, la question émane à l'évidence d'un regard « nord-méditerranéen » ! En effet, une des conséquences vraiment importantes de ce qui se passe aujourd'hui dans le monde arabe est bien de nous obliger à nous rendre compte combien notre regard sur ce monde a pu, des années durant, être totalement aveugle (ou presque) à ce qui s'y passait. Faute probablement d'avoir accepté de lire le monde arabe à la lumière d'autre chose que notre passé colonial, enkysté dans une histoire nationale qui n'a jamais voulu ou accepté d'examiner ce qui s'est passé au moment de la décolonisation. Pour faire bref, nos petits arrangements avec les dictatures locales ont permis que ne soit pas posée la question de notre relation à cet « autre trop proche ».


Vue du monde arabe, la question est perçue sans doute assez différemment, même si la surprise est grande pour presque tout le monde de voir qu'en définitive il n'y avait pas nécessairement une fatalité de la dictature... De mon point de vue, on assiste aujourd'hui à l'ouverture d'une nouvelle page dans l'histoire de la région, page qui va peut-être permettre de surmonter la défaite de 67 et d'une certaine idée du monde arabe. En remontant plus loin encore dans le temps, j'irais même jusqu'à dire que c'est la première modernité arabe, celle qui s'est ouverte avec la nahda (Renaissance arabe) de la fin du XIXe siècle qui prend fin désormais avec l'arrivée d'une nouvelle génération, celle des « natifs du numérique » (grosso modo, les enfants du baby boom arabe). Pour cette jeunesse, qui prend le relai d'une certaine idée de la modernité à la mode arabe, les trente ans de régime d'un Moubarak dépassant les 80 ans sont tout simplement insupportables...


On observe, en Europe et ailleurs, une certaine fascination pour cette mobilisation politique dans le monde arabe : les modèles projetés sont-ils cependant pertinents ?


Y. G.-Q. : Une première leçon, et de taille : la grand peur de l'islamisme est sérieusement relativisée. Toutes sortes de commentateurs et de prétendus spécialistes ont fait leurs choux gras pendant des années de ce thème, dont les événements ont montré combien il ne jouait aujourd'hui qu'un rôle marginal. Cette grille de lecture a vécu, on ne la regrettera pas !


De fait, il y a une certaine « fascination » chez nous à observer ce qui se passe de l'autre côté de la Méditerranée : n'est-ce pas simplement parce qu'il s'y passe (enfin) quelque chose ? Alors que tout le monde perçoit plus ou moins clairement qu'il n'y a pas grand chose à attendre dans notre propre société en termes de changements... Voilà longtemps – 68 peut-être, en tout cas pas 81 de mon point de vue – qu'il n'y a pas eu en France de rêve politique. Alors, voir ainsi des sociétés, qui sont tout de même très proches, dans tous les sens du terme, prendre en main leur destin, forcément, cela « fascine » un peu (entre l'admiration et l'effroi, au sens étymologique du terme).


En lien avec la question précédente, j'ai également envie de répondre que la grande leçon de ce qui s'est passé, et qui continue à advenir, dans le monde arabe, c'est non seulement que nos modèles (complaisamment) utilisés pour la lecture de ces sociétés sont devenus clairement caduques, mais plus encore que l'on perçoit confusément qu'à l'avenir nous serons nous-mêmes un peu à l'école du Sud. Georges Corm a été le premier à signaler ce renversement dans un article incroyablement clairvoyant à la date où il a été publié (le 11 février) : « Quand la rue arabe sert de modèle au Nord »... On en voit déjà les effets (même si ce n'est qu'une mode passagère) au Wisconsin et à Lisbonne où la revendication occidentale copie les modèles arabes : un renversement de perspective tout simplement inimaginable et qu'il va falloir apprendre à penser !


A votre avis, quels seront les acteurs importants dans les mois à venir ?


Y. G.-Q. : Je ne suis pas politologue, au sens traditionnel du terme en tout cas, et je m'en réjouis quand je vois certains collègues affirmer avec sang-froid des prédictions très vite démenties... Une des vraies questions concerne à l'évidence la nature des acteurs politiques de demain. A priori, j'aurais tendance à penser qu'il n'est pas évident, dans des pays politiquement « pétrifiés » depuis parfois deux ou trois décennies, que surgissent des acteurs capables de contribuer de manière constructive à la mise en place d'une formule politique à la fois viable et inédite... En dépit de ce que j'ai dit lors de ma réponse précédente, il ne me paraît pas impossible que l'islam politique, dans ses multiples variantes, fasse entendre sa voix. C'est en tout cas mon impression (je souligne « impression »)... En même temps, ce à quoi on assiste en Tunisie et en Égypte est assez renversant ! Il y a une maturité politique assez inattendue, et peut-être même inexplicable, de la part des jeunes générations arabes au regard de ce qui leur a été proposé comme éducation politique. Seule réponse envisageable par rapport à cette inexplicable maturité politique, mais avec beaucoup beaucoup de questions tout de même, le rôle des nouvelles technologies, des réseaux sociaux, etc.


Que faut-il en penser, justement, de ces Twitter, Facebook et autres réseaux sociaux par rapport aux événements actuels ?


Y. G.-Q. : Pour commencer, on peut dire que c'est l'exemple parfait de l'incroyable cécité, on pourrait même parler de « déni de réel », que j'ai évoquée lors de la première question. Très franchement, nous n'avons pas été très nombreux, nous autres « spécialistes du monde arabe », à nous intéresser à ces nouvelles technologies et à leurs effets, à nous intéresser à la pourtant très manifeste vitalité de la jeunesse arabe, explosant dans les cadres qui lui étaient imposés, rompant – d'une manière de plus en plus évidente quand on s'intéresse à la culture pas simplement légitime, mais à toutes les formes de création « populaire », spontanée... – avec les cadres de pensée et d'autorité qui lui étaient imposés, imposant son irrépressible désir « d'individualisation globalisée »...



De là à dire que Twitter et Facebook font les révolutions !... Au mieux, comme j'ai essayé de l'expliquer (http://cpa.hypotheses.org/2484), il faut sans doute parler des « origines culturelles numériques » de la Révolution arabe, comme on a pu écrire (Chartier en l'occurrence) qu'il y a bien des « origines culturelles » (liées à l'imprimé) à la Révolution française...


À mon sens, il y a deux erreurs à éviter : d'une part, se focaliser uniquement, par effet de mode, sur les « réseaux sociaux » en oubliant qu'ils existent au sein d'un « continuum » médiatique, où la télévision et la radio par exemple jouent un grand rôle (et en oubliant aussi que les révolutions se font, on le voit bien en Libye, avec des rapports de forces sur le terrain....) ; de l'autre, ne s’intéresser, lors de l'analyse des effets politiques des nouvelles technologies, qu'aux aspects « traditionnellement » politiques de la formation, de la mobilisation, etc. Les interventions sur internet de journalistes courageux, de militants, d'activistes sont importantes, cela va de soi, mais ces espaces de contestation finissent toujours, avant la Révolution en tout cas, par être fermés, rendus inaccessibles, etc.


Comme pour tous les médias, on peut s'interroger aussi sur leur traduction en termes concrets, sur leur pouvoir à véritablement modifier les données sur le terrain, et même à faire évoluer une opinion. En revanche, le développement, depuis quelques années, d'un immense territoire composé de milliards de connexions internet, à propos de tout et de rien, a, de mon point de vue, bien plus de conséquences : d'abord, il est impossible à contrôler, car il est tout aussi impossible de refuser internet que de prétendre censurer les innombrables discussions à propos de tel ou tel chanteur, de telle ou telle équipe de foot, mais aussi de telle ou telle injustice à laquelle on a pu assister (et l'on sait combien la jeunesse, celle qui précisément utilise internet, peut être sensible à l'injustice, à la « bêtise » de la société des adultes) ; ensuite, parce qu'internet fonctionne de fait comme une « école politique », non pas en ce sens qu'elle propose des convictions, une idéologie toute faite, des réponses, mais parce qu'elle apprend précisément à gérer ce type d'interrogations, parce qu'elle développe chez l'utilisateur des nouvelles technologies la capacité à faire face à ce type de problème, le plus souvent en s'appuyant sur un réseau collectif (murs Facebook, salons de discussion, etc.), en tout cas en prenant soi-même en main son besoin de réponse. Là voilà sans doute, la révolution des réseaux sociaux et d'internet, surtout dans une société qui, comme dans le monde arabe, conjugue une énorme vitalité démographique (et donc un très grand poids de la jeunesse) à une certaine permanence des cadres socioculturels hérités d'une tradition en train de voler en éclats.



Les chroniques hebdomadaires d'Yves Gonzalez-Quijano, sur la production et la diffusion des biens culturels dans le monde arabe, sont publiées dans un « carnet de recherche en ligne » :

Culture et politique arabes
http://cpa.hypotheses.org/



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Par fjarraud , le mercredi 23 mars 2011.

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