Une perspective démographique  

Par Youssef Courbage


Entretien : Lætitia Démarais et Jeanne-Claire Fumet.


Démographe à l'Ined, Youssef Courbage a été directeur scientifique des études contemporaines à l'Institut français du Proche-Orient à Beyrouth. Spécialiste de la démographie des pays arabes et musulmans, il a récemment publié La Syrie au présent (avec B. Dupret et Z. Ghazzal, Actes Sud, 2007) et, avec Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations (Seuil, La République des idées, 2007).



On parle souvent du « monde arabe » comme si c’était une entité qui allait de soi. D’un point de vue démographique, observe-t-on plutôt des convergences ou des divergences dans le « monde arabe » ? Y a-t-il des spécificités dans certains pays ? Que dire par exemple de la situation assez contrastée entre le Maghreb et le Moyen-Orient ?


Y.C.: Il y a en effet à la fois convergence et divergence. La convergence, c’est celle du mouvement séculaire de la transition démographique, qui a commencé dans l’Île-de-France au début du XVIIIe siècle et s’est propagé partout. Le monde arabe et musulman a suivi le mouvement avec un retard certain, mais à partir des années 1950, il a commencé à rattraper ce retard, ce qui fait que la transition démographique y a été beaucoup plus rapide, plus violente qu’en Europe où elle s’est étalée sur deux siècles. Rappelons quelques aspects essentiels sur la transition démographique. L’instruction des garçons, puis des filles (même en Europe, on a observé un décalage entre l’instruction des garçons et des filles : n’oublions pas que les sociétés européennes elles aussi étaient sexistes !), joue un grand rôle dans ce phénomène. À partir du moment où les populations ont commencé à s’instruire, elles ont eu tendance aussi à se laïciser.


L’élément fondamental, pour nous démographes, c’est bien sûr la baisse de la fécondité. Dans l’Ancien régime, une femme française faisait en moyenne 6 enfants, pas seulement parce qu’il y avait une forte mortalité infantile, mais aussi parce que la procréation était considérée comme un attribut du divin. À partir du milieu du XVIIIe siècle, on a commencé à utiliser la contraception, de plus en plus massivement, une contraception aux moyens certes sommaires, mais qui ont suffi à faire baisser la fécondité. Tout ceci a remis en question les équilibres au sein de la famille, et d’abord la hiérarchie parents-enfants. Car des enfants plus instruits que leurs parents remettent en question l’autorité patriarcale. Et je crois très fermement à ce que disait Ibn Khaldun au XIVe siècle : « Selon ce que vous êtes, vous serez gouvernés ». Quand les familles sont autoritaires et patriarcales, la société a tendance à être gouvernée de façon autoritaire et patriarcale, quand vous avez une famille avec des interactions plus égalitaires entre parents et enfants, entre frères et sœurs, la société a tendance à être plus égalitaire et ne plus accepter le pouvoir absolu. Toutes les révolutions politiques (Angleterre, France, Russie…) ont été précédées par des bouleversements démographiques.


Pensez-vous que la structure familiale a une influence sur les évolutions politiques, plutôt que l’inverse ?


Y.C. : Oui. Le rôle de la démographie dans les changements observés dans le monde arabe est un phénomène qui commence à être mieux connu et plus médiatisé : il en est ainsi du rôle de la contraception, et de son impact sur l’égalité entre hommes et femmes. Pour en revenir à la question précédente, ce mouvement général de transition démographique ne doit pas faire oublier qu’il existe des contrastes importants entre pays. Les pays du Maghreb sont beaucoup plus avancés dans la transition démographique que les pays du Moyen-Orient. Prenons le Maroc, l’Algérie et la Tunisie d’un côté, et l’Égypte, la Syrie et la Jordanie de l’autre. D’un côté, vous avez des pays où les femmes font en moyenne deux enfants ou un peu plus – autrement dit, il n’y a plus de différence entre la France et les pays du Maghreb sur ce point ! – et de l’autre, des pays où l’on est encore à plus de trois enfants par femme. Le chiffre peut paraître peu élevé, mais c’est beaucoup si l’on pense qu’en Europe on est en moyenne à 1,5 enfant par femme (la France étant une exception), ce qui veut dire que ces pays ont plus de deux fois plus d’enfants que les pays européens.


Pourquoi cette différence entre Maghreb et Moyen-Orient ? Les explications sont multiples. On peut évoquer d’abord la plus grande ouverture du Maghreb sur l’Europe, en raison notamment de l’émigration : les émigrés rapportent dans leur pays l’idée d’une famille plus moderne, où il faut instruire les enfants. L’Égypte, la Syrie et la Jordanie ont plutôt envoyé des émigrés dans le Golfe et en Arabie saoudite, et les modèles rapportés sont dans ce cas traditionalistes sur la question de la famille et du statut des femmes. Mais on peut aussi rappeler que les pays du Moyen-Orient ont souvent des économies rentières, ce qui a des conséquences sur la fécondité. Il est, à cet égard, intéressant de suivre l’évolution du Maroc, qui était un pays quasi rentier jusqu’aux années 1970 grâce aux phosphates ; mais à partir de 1975, avec la baisse du prix des phosphates, mais aussi la guerre du Sahara qui a entraîné une paupérisation du pays, les Marocaines se sont mises à travailler, ce qui a été l’un des facteurs de la baisse de la fécondité.


Mais on voit que les économies du Moyen-Orient, elles aussi, sont de moins en moins rentières : il y aura donc des incidences sur la fécondité ?


Y.C.: Oui. Et surtout, la révolution politique en cours, qui n’a aucune raison de s’arrêter aux quelques pays actuellement concernés, va aussi changer le mode de fonctionnement des économies. On ne sera plus dans le modèle d’un pouvoir redistributeur absolu, qui s’enrichit et enrichit ses proches au passage : il y aura une démocratisation de la vie économique.


Les images et les discours concernant les mobilisations en Tunisie et en Égypte ont eu tendance à mettre en valeur le rôle de la jeunesse, avec une vision plutôt inspirée par Mai 68 : la pyramide des âges de ces pays, avec sa forte proportion de jeunes gens - des jeunes gens instruits, des étudiants - est-elle vraiment un facteur explicatif majeur dans les événements ? Ou y a-t-il là un effet d’optique ?


Y.C. : Non, ce n’est pas seulement un effet d’optique. Disons que le changement fondamental repose sur l’accumulation des phénomènes : avec les transformations démographiques majeures en cours depuis les années 1960, cette révolution politique était en quelque sorte annoncée, sans qu’on puisse dire bien sûr à quelle date précisément elle aurait lieu ! À partir du moment où il y a eu le passage à une instruction majoritaire des garçons, puis des filles, une utilisation de la contraception de plus en plus massive, une perturbation des hiérarchies familiales, une forte laïcisation des esprits malgré les apparences parfois (dans l’explication du quotidien, on ne fait plus intervenir le divin comme auparavant, même chez des gens qui continuent à être pieux), à partir du moment où un Casablancais, un Beyrouthin ou un Damascène avait les mêmes contraintes qu’un Européen pour boucler les fins de mois, il devenait impossible de continuer à subir des régimes aussi despotiques.


Avez-vous le sentiment que les jeunes gens ont vraiment eu un rôle déterminant dans le déclenchement des événements ?


Y.C. : Forcément, parce que les jeunes étaient les plus instruits, les plus sensibilisés, ceux qui supportaient le plus mal un système comme celui de la Tunisie, de l’Égypte ou de la Libye. Mais il ne faut pas non plus verser dans le jeunisme : si vous regardez les images de la place Tahrir au Caire, vous voyez bien que tous les âges, tous les sexes étaient représentés. Concernant les moyens de communication propres à la jeunesse, il faut aussi éviter de prendre l’instrument pour la cause. Ce n’est pas parce qu’ils utilisent Internet que les jeunes se sont révoltés ! Mais il vrai que les médias, notamment al-Jazeera, ont joué un rôle important dans l’extension du mouvement.


On ne peut pas nier, en ce sens, qu’il y ait eu un effet de contagion, même si là encore, on observe une ambivalence. Il y a eu à la fois une conscience commune des Arabes de Bagdad à Casablanca, mais en même temps une forte prégnance du nationalisme révolutionnaire. Pour l’Égypte par exemple, la question de la fierté nationale est importante. Il faut se souvenir que l’influence culturelle de l’Égypte a considérablement décliné depuis l’époque de Nasser : à cette époque, l’influence de ce pays était sidérante, alors qu’ensuite, l’Égypte est devenue une puissance de second ordre sur ce point. En même temps, une solidarité inter-arabe existe bel et bien.


Précisément, posons la question des idéaux de ces mouvements : on a l’impression d'une revendication de valeurs, d'une dimension universaliste, et qu'en même temps s'exprime une forte identité nationale. De même, il y a à la fois des revendications de justice, de droit, et des revendications sociales, matérielles...


Y.C. : Bien sûr que l’esprit démocratique, l’universalisation des valeurs, jouent un rôle majeur : tout le monde, même au fin fond du Yémen, connaît la Révolution française et, en ce sens, on est tout de même dans la continuité des idéaux qui se sont diffusés dans le monde depuis lors ! Je pense que ce qui se passe s’inscrit dans une histoire universelle.


Le retour de Hegel ? Après avoir évoqué la « fin de l’histoire » au moment de la chute de l’URSS, il semble qu'on cherche de nouveau à considérer une finalité à l’œuvre dans l’histoire, comme un outil de compréhension des événements...


Y.C. : Personnellement, je suis convaincu de cette inscription des événements dans un mouvement universel. Pour ce qui est des aspects matériels, n’oublions pas que tout est parti du suicide de ce jeune Tunisien diplômé, qui n’avait pas trouvé de travail, etc. C’est évidemment hautement symbolique. Ces sociétés avaient des problèmes économiques très réels, dont l’intensité n’était pas la même partout. C’est là qu’il faut être différencialiste. La Tunisie avait connu une croissance économique très forte jusqu’en 2008 ; son taux de croissance atteignait 7 % ! À partir de 2008, elle a subi les contrecoups de la crise économique européenne : baisse du tourisme, de l’exportation des produits manufacturés vers l’Europe, et beaucoup de jeunes n’ont pas trouvé d’emploi.


Il y a donc eu un vrai problème sur le marché du travail pour la jeunesse à ce moment-là ?


Y.C. : Absolument. Certes, avec le ralentissement de la démographie tunisienne, les arrivées sur le marché du travail n’étaient plus aussi importantes, mais l’offre était néanmoins insuffisante : il y a eu une accentuation du chômage. La Tunisie a un taux de chômage de 15 %, alors que celui du Maroc n’est que de 10 %. Pourquoi, alors que le Maroc est moins performant économiquement ? Notamment parce que c’est un pays beaucoup plus rural (45 % de la population) : or, les sociétés rurales offrent des emplois informels. En ce sens, les sociétés plus urbanisées sont aussi beaucoup plus dangereuses.


Mais il y a aussi l’exutoire de l’émigration au Maroc, alors que la Tunisie était devenue un pays importateur de main-d’œuvre. Je crois que le Maroc sera l’un des pays les moins touchés par le mouvement, ou en tout cas il le sera tardivement : j’exclus en tout cas la possibilité d’une révolution à la tunisienne. Il faut rappeler aussi que la liberté de la presse est beaucoup moins entravée au Maroc qu’elle ne l’était en Tunisie sous Ben Ali.


Et l’Égypte ?


Y.C. : L’Égypte est un cas fascinant pour le démographe : 85 millions d’habitants, et même pas 40 000 km2 de surface habitable ! La densité de population est extrême. En général, dans ce cas, la population s’ajuste : elle fait moins d’enfants, comme au Bangladesh ou à Java, en Indonésie ; mais en Égypte, pour des raisons complexes, la natalité est restée très élevée, comme je l’ai dit. Sous Nasser, il y a eu une politique de baisse de la natalité qui a fonctionné un temps, mais avec ses successeurs, plus conservateurs sur le plan social, la natalité n’a pas baissé. Et comme l’économie y était très inégalitaire, avec des happy few qui s’enrichissaient et la masse de la population qui s’est paupérisée, la revendication sociale dans les événements était encore beaucoup plus forte qu’en Tunisie ou ailleurs.


Vous voulez dire qu’il n’y a pas eu, en Égypte, cette régulation spontanée, malthusienne que vous évoquez pour d’autre pays ?


Y.C. : Non. En réalité, la question du contrôle des naissances en Égypte se pose depuis un siècle. Dès les années 1916, la question était soulevée à propos de la vallée du Nil, qui ne pouvait supporter une population aussi élevée. Mais le pays a continué à faire des enfants. Je crois qu’il y a un point important à souligner : l’efficacité des politiques de baisse de la natalité dépend grandement du degré d’adhésion de la population au régime politique qui les promeut. Nasser était assez populaire pour faire accepter un contrôle des naissances, ce qui n’a pas été le cas avec ses successeurs. À ce sujet, le chanteur populaire et révolutionnaire égyptien Cheikh Imam mentionne, dans une de ses chansons, le fait que la fécondité du peuple égyptien est un facteur révolutionnaire : « tant que l’Égypte restera féconde, malgré les douleurs de l’enfantement, son soleil restera ardent ». Il fait ainsi de la fécondité une sorte de revanche face au pouvoir.


La fécondité comme une arme de résistance ?


Y.C. : Oui. On peut rappeler que cela a longtemps été le cas des Palestiniens. Voilà un autre cas souvent mal connu dont on pourrait parler. Le phénomène intéressant pour Israël et la Palestine, c’est qu’alors que la natalité palestinienne baisse beaucoup, que ce soit chez les Arabes israéliens ou dans les territoires occupés, même à Gaza, la natalité des juifs israéliens remonte. C’est un aspect que très peu de gens connaissent : on en est encore aux stéréotypes de la bombe démographique palestinienne, alors qu’en réalité, on est déjà largement sorti de cela !


La question qu’on ne peut manquer de se poser sur les révoltes actuelles, c’est leur capacité à déboucher sur des transformations politiques réelles, à construire un avenir politique meilleur...


Y.C. : Je suis plutôt optimiste, parce que même si tous ces régimes ont essayé de liquider les élites politiques qui pouvaient constituer une opposition sérieuse, agitant ainsi la crainte, comme en Syrie, que la chute du régime laisse place au néant, je crois que l’instance politique qui émergera de ces révoltes vaudra de toute façon mieux que la précédente. Et puis il y a des précédents historiques : rappelez-vous l’Amérique latine !


Le parallèle est effectivement rarement invoqué, mais il est intéressant, et peut-être plus pertinent et fécond qu'avec la chute des régimes soviétiques.


Y.C. : Oui, il est intéressant de voir comment les dictatures d’Amérique latine ont laissé place à des régimes plus démocratiques, qu’ils soient de droite ou de gauche. Le parallèle est peut-être plus pertinent car c’étaient des pays en voie de développement, ce qui n’était pas exactement le cas des pays de l’Est.


Quelles transformations des systèmes économiques sont envisageables dans la foulée de ces transformations politiques ?


C’est trop tôt pour le dire, mais on peut faire l’hypothèse qu’avec des régimes plus démocratiques, le pillage des ressources nationales va cesser, ou du moins que les régimes qui seront mis en place seront plus accountable : ils devront rendre des comptes.



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Par fjarraud , le mercredi 23 mars 2011.

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