La « Révolution du Nil» : rien d'une génération spontanée ! 

Par François Ireton


S’il est bien sûr difficile d’analyser « à chaud » ce qui s’apparente de près à une révolution, il est clair que cette dernière ne relève pas de la « génération spontanée ». L’on peut très sommairement affirmer qu’elle est le triple produit d’une situation socio-économique et politique ressentie par la grande majorité de la population comme devenue de plus en plus insupportable, de l’émergence de réseaux militants « alternatifs » (hors partis d’opposition) utilisant les « nouveaux média » et de mouvements sociaux, plus ou moins « sauvages », d’ouvriers et petits fonctionnaires, et du précédent tunisien qui a montré que « c’était possible ».

Une situation intolérable : inégalités, frustration, corruption, brutalité et mépris du peuple 

 

1) Inégalités, frustration relative, corruption, brutalité et mépris du peuple.

Bien que l’Égypte ait connu un taux de croissance économique non négligeable durant les années 2000 (autour de 5 %, pour un taux de croissance démographique de 2 %), cette croissance, réalisée dans un contexte de libéralisation de l’économie, n’a pas été « pro-poor ». Les inégalités socio-économiques se sont accrues, les signes extérieurs de richesse des 5 % de « gagnants » de la libéralisation sont devenus ostentatoires, tandis que la vie quotidienne des 60 ou 70 % moins favorisés de la population ne s’est pas améliorée, voire s’est dégradée, suite à l’inflation (en particulier sur les denrées alimentaires) et à l’aggravation du « chômage déguisé » (si les chiffres du chômage n’ont pas augmenté, un nombre croissant de jeunes, en particulier diplômés, trouvent des « petits boulots » divers ou du travail sous-payé, sans contrat de travail et sans protection sociale, dans le secteur économique dit « informel »). Mais ce ne sont pas seulement les conditions objectives de vie de la majorité, rurale et urbaine, de la population qui ne se sont pas améliorées, les écarts se creusant avec le mode de vie des « riches », c’est aussi la perception que la majorité de la population a de l’évolution relative de ses conditions de vie qui a rendu ces dernières insupportables. Les couches populaires égyptiennes ont vu, durant la fin des années 1970 et les années 1980 du XXe siècle, se profiler un début de « société de consommation », à laquelle elles pouvaient accéder grâce aux remises des travailleurs égyptiens partis travailler dans les États pétroliers ; la première guerre du Golfe a vu leur retour massif au pays et ces sources de revenus diminuer drastiquement. Ajoutée à la perception des inégalités croissantes, la « frustration relative » en matière de conditions de vie des couches populaires s’est exprimée de manière croissante.


Dans l’imaginaire populaire égyptien, l’État, tel que tentèrent de le mettre en place les Officiers libres nassériens, dirigeants de l’Égypte dans la foulée de la « Révolution de 1952 », était un « État nourricier », un embryon d’État-providence, qui améliora considérablement, de 1952 à 1967, les conditions de vie de la population. Cela se concrétisa par la mise en place, certes insuffisante, de services et d’équipements publics. Or, petit à petit, ces services se dégradèrent, leur capacité d’accueil ne suivit pas la croissance démographique, leur accès devint l’objet de « passe-droits », de « pistons » dont la recherche incessante et nécessaire était épuisante et de bakchich ruineux et généralisés ; les usagers de ces services s’y sentaient souvent humiliés et « traités comme des bêtes »  : les voyageurs d’un train de 3e classe bringuebalant arrêté en rase campagne pour laisser passer un train de bestiaux pouvaient s’écrier : « ces bêtes sont mieux traitées que nous, elles sont moins serrées et leur train va plus vite… et au moins elles ne paient pas ! ». Tout cela produisait une exacerbation croissante, à laquelle s’ajoutait la brutalité policière ordinaire exercée sur « le peuple » (mais non bien sûr sur « les riches ») à l’occasion de la moindre infraction (et parfois « pour rien »), brutalité pouvant aller jusqu’à la torture, de pratique courante dans presque tous les simples commissariats de police de quartier. Ceci sans parler de la connaissance qu’avait la population de la pratique de la grande corruption aux plus hauts niveaux de l’administration, parmi les hommes d’affaires (devenus de « nouveaux monstres sacrés ») et les hommes politiques.


Le mépris de ces derniers pour le peuple et leur cynisme ne lui échappaient pas : quelques heures après un terrible incendie intervenu dans un train de troisième classe qui menait du Caire vers leur Sud natal profond des journaliers du bâtiment à l’occasion de l’Aïd el Kébir, le ministre des Transports déclara : « Que voulez-vous faire avec ces gens-là, ils allument des réchauds à alcool dans le train pour faire chauffer leur thé ! » (le ministre dut quand même démissionner et l’enquête finit par révéler qu’un court-circuit était à l’origine du sinistre). Un ferry-boat rapatriant des travailleurs immigrés d’Arabie saoudite coula en Mer Rouge, sa porte arrière ne fermant plus : 1 200 Egyptiens périrent ; le bateau était la propriété d’un homme d’affaires multimillionnaire et parlementaire qui proposa aux familles des indemnités dérisoires et finit par s’enfuir à l’étranger pour échapper à un procès pour corruption. Ces évènements, leurs causes et la désinvolture de la réponse de l’État ne furent pas oubliés par la population, qui savait aussi que le plus jeune fils de Moubarak, promu héritier de la Présidence, était entouré d’hommes d’affaires encouragés à « faire du social », mais dont la moralité en affaires n’était pas impeccable.       


Tout ceci se traduisit par une lente érosion de ce qui restait de légitimité du pouvoir politique et de la présidence de la République elle-même, légitimité considérable sous un Nasser charismatique, mais déjà très en baisse sous le « règne » de Sadate. Un chauffeur de taxi, immobilisé pour des heures dans un monstrueux embouteillage créé par le cortège automobile de Moubarak se rendant au parlement pour y discourir, pouvait déclarer en 2005 : « Ce fils de chien va me faire perdre le revenu d’une journée de travail pour aller débiter ses billevesées, au moins Sadate, comme il avait la trouille, il prenait l’hélicoptère, il n’embêtait personne ».   


Il est par contre plus difficile d’affirmer que l’ensemble de la population était très sensible aux conditions catastrophiques dans lesquelles se déroulaient habituellement les élections, parlementaires ou présidentielles : bourrages et substitutions d’urnes, falsification des listes électorales, trucages purs et simples au moment du dépouillement des bulletins, interventions de nervis à la solde du parti hyper majoritaire (le Parti national démocratique – PND) interdisant l’entrée des bureaux de vote à des éléments de la population, etc. Dans la mesure même où la population connaissait ces pratiques, elle « votait avec ses pieds », en s’abstenant massivement. Les élections parlementaires de 2005 furent « moins truquées » qu’auparavant et dotées d’observateurs nationaux, ce qui favorisa l’entrée de 80 députés Frères musulmans à l’Assemblée du Peuple (comptant plus de 500 sièges), mais celles de 2010 se déroulèrent de manière parfaitement caricaturale et sans observateurs, les effectifs de députés d’opposition étant réduits à quelques dizaines de sièges. Ceci ne signifie nullement que la population ait été, comme on l’a souvent dit, « dépolitisée », mais bien qu’elle n’avait plus lieu de croire dans le « jeu » électoral, et ceci d’autant plus qu’elle était réticente au vote purement clientéliste, ce qui peut expliquer que l’abstention était plus forte en ville qu’à la campagne.


2) Nouveaux mouvements politiques et mouvements sociaux populaires.

On a beaucoup parlé de l’« irruption » de ces « réseaux sociaux » animés par les jeunes diplômés issus des classes moyennes, qui ont appelé à la manifestation du 25 janvier. Ce n’était cependant pas la première fois que ces réseaux appelaient à des manifestations ce jour-là, mais les années précédentes, elles n’avaient rassemblé que quelques centaines de manifestants, entourés de milliers de policiers.     


C’est en 2005 qu’apparaît, sans lien avec quelque parti d’opposition que ce soit, le premier mouvement réclamant clairement la fin du « régime Moubarak » ; ce mouvement prit le nom de « Kefaya » (« ça suffit ! », en arabe) et regroupa, outre des jeunes de milieu étudiant ou ex-étudiants, des personnalités de gauche sans attache partisane (la gauche était totalement résiduelle en Égypte depuis la fin des années 1970), des intellectuels et artistes, des blogueurs, des militants ouvriers de gauche (hors syndicats officiels) et des membres d’associations de défense des droits de l’homme. Les dirigeants politiques, sans doute conscients que la pure répression amènerait une partie de la population à se solidariser avec ce mouvement, décidèrent de ne pas interdire ces manifestations – étroitement mais discrètement encadrées par les forces de polices –, sachant qu’elles n’attireraient au mieux que quelques milliers de participants s’exposant bien sûr à être dûment photographiés, fichés, etc., et sachant aussi qu’elles se dérouleraient sans violence.


Ce mouvement fut actif durant trois ans et constitua comme l’avant-garde politique et la partie visible publiquement d’une « société civile » dont les associations de défense et de promotion des droits humains croissaient simultanément. De très nombreux blogs fleurissaient sur la toile, souvent pourchassés par les organismes de la Sécurité d’État et publiant des textes très critiques et des photos et vidéos montrant par exemple des scènes de tortures pratiquées par la police, filmées clandestinement (l’un de ces blogueurs, Khaled Saîd, fut battu à mort durant l’été 2010 à Alexandrie et donna son nom au réseau Facebook « Nous sommes tous des Khaled Saïd » ; un autre, Wael Ghonim, fut gardé au secret durant 12 jours par la Sécurité, durant les évènements de la place Tahrir, et raconta son calvaire à la télévision d’État, devenue libre). En avril 2008, en pleine crise de cherté des denrées alimentaire, un appel à manifester, puis à mener une opération « ville morte », fut lancé pour le 6 du mois. L’appel fut un échec, mais un « Mouvement du 6 avril » devait en naître, qui appela aussi à la manifestation du 25 janvier 2011.


Durant les mêmes dernières six années, de très nombreux mouvements sociaux locaux ou régionaux éclatèrent dans diverses villes d’Égypte ; ils avaient été précédés par de nombreuses révoltes locales paysannes lors de la réforme – libéralisation complète – des loyers des terres agricoles et se sont accompagnés de nouvelles formes de protestations sporadiques des populations rurales contre des fléaux dont elles étaient les victimes (pollution de nappes phréatiques, rupture de canalisation d’eau potable, etc.). Le foyer le plus important de ces mouvements sociaux, dont la grève, illégale, était le mode d’expression privilégié, fut la grosse ville industrielle de Mahalla al-Kubra, dans le delta du Nil, concentrant plusieurs dizaines de milliers de travailleurs du secteur public textile, à tradition revendicatrice forte et ancienne. Le pouvoir « traita » (adroitement d’ailleurs) ces protestations au coup par coup, accordant des augmentations de salaires. Les syndicats uniques et étatiques de branches furent concurrencés ces dernières années par des « syndicats libres », d’existence illégale. Diverses catégories de fonctionnaires se mirent aussi en grève, ce qui était tout à fait nouveau. Les larges mouvements sociaux qui ont accompagné dans un second temps les manifestations proprement « politiques » de la fin janvier et de février ne constituent donc qu’une extension et une généralisation à tous les secteurs d’emploi (public en particulier) de mouvement sporadiques et sectoriels fréquents durant les années 2000.   

 

3) Le précédent tunisien et les spécificités du mouvement égyptien.


Il est difficile, « à chaud » là encore, et avant enquête, de déterminer quel a été le poids des événements de Tunisie dans le déclenchement du mouvement égyptien de protestation. Les télévisions satellitaires arabes non étatiques, très regardées en Égypte, ont certes relayé  puissamment ces événements et montré que « c’était possible », qu’une union, même provisoire, de différentes catégories sociales (pas de toutes !) d’un pays arabe pouvait se débarrasser d’un régime tyrannique et corrompu (on n’avance pas ici que le régime égyptien atteignait, au regard de ces deux caractéristiques, le niveau atteint par le régime tunisien). Il y eut donc clairement, plutôt qu’un « effet domino » (aux mécanismes bien mystérieux et qui supposerait qu’il se transmette « automatiquement » à d’autre pays, ce qui ne semble pas être le cas), un clair « effet de démonstration » (dont témoigne la présence de nombreux drapeaux tunisiens sur la place Tahrir), et ceci d’autant plus que la Tunisie apparaît aux yeux des Égyptiens comme un « petit pays frère ».


Ceci dit et de manière nécessairement schématique, ce ne sont pas les mêmes catégories sociales qui ont initié le mouvement dans ces deux pays. En Tunisie, il s’agit d’un mouvement issu des provinces défavorisées de la Tunisie, de jeunes diplômés chômeurs de ces régions, immédiatement relayés par diverses catégories de travailleurs déjà en lutte depuis plusieurs années. Les nouveaux média n’y ont pas immédiatement joué un rôle considérable et le ralliement des importantes classes moyennes urbaines de la capitale – dont les jeunes –, s’il fut décisif, ne fut que tardif. Mais, comme en Égypte, l’ « union objective » de couches sociales différentes, provinciales et de la capitale, fut décisive dans le succès du mouvement, ainsi que la disparition (au moins momentanée) d’une police honnie (continuant dans les deux cas à agir en sous-main) et l’appui d’une armée favorable aux revendications du « peuple », marginalisée en Tunisie, mais centrale dans la structure du pouvoir politique égyptien.


En Égypte, le mouvement a été initié par des jeunes diplômés ou étudiants (non nécessairement chômeurs, loin de là) de classes urbaines aisées et de la capitale en particulier ; cette appartenance sociale est d’autant plus intéressante à constater que, contrairement au cas de la Tunisie, les classes moyennes égyptiennes ont vu leur importance démographique s’éroder considérablement durant les trente dernières années, par appauvrissement massif d’un côté, et enrichissement marginal de l’autre. Le mouvement a démarré simultanément à Alexandrie, initié par le même groupe social. Très vite, dès le vendredi 28 janvier, différentes catégories urbaines se sont jointes aux manifestations (membres des classes populaires et des petites classes moyennes, mais aussi des professions libérales et intellectuelles). Des manifestations eurent certes aussi lieu dans les villes de province, mais ne devinrent massives que dans le cadre des « mouvements sociaux » évoqués plus haut. Enfin, on ne sait presque rien de ce qui se déroula dans les campagnes et particulièrement celles des provinces « lointaines » de la Haute Égypte, largement défavorisées (où le taux de pauvreté rurale atteint les 60-65 %).


Sur le plan de la participation des partis au mouvement, si ceux de gauche, résiduels, s’y associèrent dès le début, l’opposition modérée (le parti du Wafd en particulier) prit « le train en marche », ainsi que les Frères musulmans, qui refusèrent d’abord de participer à un mouvement trop laïc à leurs yeux, puis laissèrent « leurs jeunes » y participer, avant de s’y associer pleinement. L’unanimisme « nationaliste » (au meilleur sens du terme : « tous égyptiens sans distinction ») des manifestants fut remarquable : musulmans et chrétiens, hommes et femmes (et enfants), jeunes et vieux, catégories sociales diverses n’ayant guère l’occasion de se côtoyer habituellement et encore moins de se parler, « peuple » et armée, etc. L’« auto-organisation » et l’auto prise en charge ne le furent pas moins, et pas seulement sur la place Tahrir (les comités de quartiers nés spontanément), ceci alors que les bons esprits voyaient les Égyptiens devenir de plus en plus purement « individualistes ». On évoquera aussi l’absence de harcèlement sexuel, devenu fréquent dans les rassemblements festifs (y compris dans ceux des mouled – fêtes de saints) et de slogans anti-israéliens et anti-américains.


« Du pain, la liberté, la dignité, l’humanité et la démocratie », tels furent les slogans largement majoritaires, outre le célèbre « Moubarak dégage ! ». La dignité, comme le dit un manifestant, « c’est celle que nous avons perdue en nous laissant si longtemps dominer par un régime comme celui que nous voulons maintenant faire disparaître, indigne du grand peuple égyptien». Le mot « humanité » comme slogan se comprend comme la volonté de ne plus être traités comme des bêtes… Quant à l’évocation constante des thèmes de la liberté et « des libertés » et la revendication d’un régime démocratique, elle prouve que les Égyptiens étaient moins dépolitisés que bien de savants analystes ne l’ont dit, ou du moins, que ces thèmes faisaient souterrainement leur chemin depuis longtemps, et que les préoccupations des militants de la société civile avaient « percolé » bien au-delà des classes moyennes et des jeunes diplômés.



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Par fjarraud , le mercredi 23 mars 2011.

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