Sophie Ernst : Le 11 septembre, l'Ecole et les jeunes issus du monde mulsulman 

"Il y a eu une période de dix ans marquée par la peur à l'égard du monde musulman... Cela a été dur pour les jeunes issus de ce monde par leur filiation sinon par leur culture propre, même s'ils se trouvaient être personnellement peu concernés, voire même très éloignés de la religion. Ils n'ont pas pu oublier une seconde « leur origine », « leur culture », « leur religion »". Chargée d'études au laboratoire ECEHG de l'Institut français d'éducation (IFE), Sophie Ernst lit le 11 septembre au regard du devenir des jeunes musulmans dans l'école française.



Considérez-vous le 11 septembre comme un « enseignement sensible », notamment en contexte multiculturel ?


Pas vraiment, en fait. Une des professeurs associées à nos recherches, Valérie Morin, bonne spécialiste de la mémoire coloniale, explique qu'il n'y a pas de point de tension entre professeur et élèves, sauf provocation isolée, dans la mesure où il y a implicitement un regard partagé sur l'événement, du point de vue du juste et de l'injuste. Personne parmi les élèves ne songe à justifier la tuerie des gens qui travaillaient dans les tours, et du côté des conséquences, comme l'engagement militaire en Irak, il y a de même accord sur un regard critique, dans la même ligne que celle suivie par la France à l'époque. Avec de plus le renversement produit par l'élection d'Obama , on ne peut pas là-dessus percevoir quoi que ce soit qui évoquerait à l'échelle de la classe un quelconque « choc des civilisations », même dans une version atténuée. Après, il n'est pas simple de faire de l'histoire très contemporaine, même si ça en vaut la peine.


Comment se passe cet enseignement ?


Les enseignants cherchent à donner des repères d'intelligibilité du monde actuel, qui puissent permettre de faire face aux désordres sans céder à un sentiment de chaos ou à la sidération – cette sidération qui a caractérisé notre réaction immédiate devant l'image de l'effondrement des Twin Towers. Toujours selon Valérie Morin, les élèves auraient tendance à s'intéresser plutôt aux enjeux moraux ou existentiels : jusqu'où a-t-on le droit d'aller pour défendre une cause que l'on revendique comme juste ? Quand est-ce qu'un juste combat bascule dans le crime et l'injustice ? Comment une personne ordinaire, un individu jeune, peut aller aussi loin que le sacrifice de sa propre vie dans un attentat suicide ? Questions qui se posent tout particulièrement quand on traite des « terrorismes », sujet au programme des terminales. Il n'est pas évident pour les enseignants d'histoire de relever le défi d'un débat argumenté à partir de ce genre de questionnement : on est à la limite du rôle disciplinaire et on devient un adulte citoyen qui discute avec les adolescents, sur des exemples historiques. Tous les professeurs ne s'y sentent pas à l'aise.


Quel impact le 11 septembre, l'événement, a -t-il eu dans les établissements ?


S'il y a eu des recherches sur ce point précis, je n'en ai pas connaissance, et je ne peux tenter une réponse partielle qu'à partir d'une problématique particulière, l'observation des questions de mémoire et des questions sensibles, en rapport avec la construction des identités chez les élèves. On peut dire qu'il y a eu une période de dix ans marquée par la peur à l'égard du monde musulman, et la suspicion entre l'islam, dans des amalgames où l'on a tendu à rabattre l'islam sur l'islamisme, et l'islamisme sur le terrorisme. Cela a été dur pour les jeunes issus de ce monde par leur filiation sinon par leur culture propre, même s'ils se trouvaient être personnellement peu concernés, voire même très éloignés de la religion. Ils n'ont pas pu oublier une seconde « leur origine », « leur culture », « leur religion ». Certains ont réinterprété les traditions. Certains ont durci leur comportement, et trouvé libérateur par rapport à cette pression du regard soupçonneux, de surjouer le rôle du musulman, dans un contexte de prosélytisme par le salafisme, dans un jeu circulaire de provocations et de répliques. D'autres ont contre-attaqué en accusant le monde occidental post-colonial, dans une posture de victimes. D'autres encore ont rasé les murs, en cherchant à faire oublier leur encombrante assignation identitaires. Ce sont dix années assez lourdes où l'École a constamment buté sur la question de l'islam.


C'est à dire ?


Je ne veux pas tellement dire que l'islam aurait « envahi » l'espace scolaire, même s'il y a fait des incursions remarquées, qui ont provoqué les fortes réactions que l'on sait. Mais que la question de l'islam s'est imposée, à tort et à raison, dans toutes les représentations, dans tous les discours sur l'école, en ethnicisant la façon de poser toutes sortes de problèmes. Dans l'enseignement prioritaire cela a surdéterminé la perception des élèves. L'affaire du foulard est revenue en permanence, la question de la laïcité a pris beaucoup de place et a créé de fortes lignes de clivage. De ce point de vue, le 11 septembre a vraiment créé une césure. Par exemple, dans les années 90, et même pendant la guerre civile en Algérie, il pouvait se trouver des gens, y compris des enseignants ou des chefs d'établissements, pour estimer que, tout compte fait, la pratique religieuse musulmane pouvait être un facteur de régulation des inconduites des jeunes, et réduire la délinquance. Ce discours-là, qui se voulait pragmatique et qui était par ailleurs fort discutable d'un point de vue laïque et républicain, a complètement disparu après le 11 septembre. Il s'est même produit une représentation inverse, qui a systématiquement associé délinquance et islam, de façon absurde, allant jusqu'à voir l'influence des salafistes dans les émeutes de 2005 ( ce que démentent toutes les enquêtes). On aurait dû être moins angélique avant, et peut-être moins systématiquement hostile après, quant aux supposées vertus de « moralisation » de la pratique religieuse chez les jeunes.


Cela s'est traduit dans l'orientation ou l'évaluation des élèves ?


Je ne suis pas en mesure de la savoir, j'aurais tendance à penser que non, si l'on parle de processus directement discriminatoires. En revanche, cette obsession et cette image très dégradée du monde musulman et/ou arabe, ont de toute évidence joué un rôle majeur dans la façon dont les adolescents se sont construits comme sujets porteurs d'identités, de fidélités, de projets. Se sentir insider ou outsider par rapport à l'institution, et par rapport à la société française en général, ne peut pas ne pas influer sur les comportements scolaires, sur la possibilité de s'approprier les contenus d'enseignements à dimension « identitaire », sans « trahir ». Cette décennie hantée par la théorie du choc des civilisations en géostratégie aura été aussi celle des mémoires incandescentes, des revendications identitaires, des affrontements sur les signes religieux et des exhibitions de soi comme pratiquant rigoriste. On a assisté au développement d'un ressentiment contre « les Juifs », avec des passages à l'acte plus ou moins agressifs : outre le conflit du Proche-Orient, a beaucoup joué le sentiment d'une forte inégalité de traitement, d'un « deux poids-deux mesures » - de la part d'une minorité qui se sent mal aimée, contre une autre petite minorité qu'elle perçoit comme privilégiée et protégée par les pouvoirs publics.


On est sorti de cela ?


On n'en est pas sorti. Mais il y a quelque chose qui a changé et qui nous donne le sentiment d'une période caractérisée qui s'achève, après une dizaine d'années. Un paradigme s'est épuisé. A cela une raison, le très fort changement symbolique que produit cet événement majeur, d'une importance considérable, le printemps arabe. Le fait que le monde arabe soit soulevé par des révolutions portées par la population et par des jeunes au nom de valeurs de modernité, d'égalité, de liberté, de justice sociale, de droit à l'accomplissement – tout cela a réinstallé le monde arabe et musulman tout à fait ailleurs du point de vue symbolique : dans des dynamiques de modernisation et d'émancipation voulues de l'intérieur, pas imposées de l'extérieur, dans une conquête de l'autonomie qui fait l'admiration de notre vieille Europe. Cela va influer sur les représentations spontanées de nos élèves. Le schéma simpliste qui opposait avec complaisance la liberté démocratique occidentale à « l'arriération » du monde musulman, ne peut plus fonctionner tel quel. Si le 11 septembre a été perçu, peut être à tort selon certaines analyses, comme le début du XXI siècle, cette décennie se clot sur un événement au moins aussi considérable. Rien ne sera plus comme avant.  


Faut-il que les jeunes musulmans aient des écoles musulmanes comme les autres groupes religieux ?

 

On ne voit pas au nom de quoi on pourrait leur dénier ce droit, lorsqu'il existe pour les écoles catholiques et les écoles juives, qui ont connu un fort développement. Les écoles juives ont multiplié leurs effectifs durant cette période, du fait de l'appréhension ressentie à tort ou à raison devant les violences antijuives, qui ont poussé les parents à mettre leurs enfants dans des établissements protégés. Faut-il s'en réjouir, comme le font les autorités religieuses ?


 Les partisans de la loi d'interdiction des signes religieux à l'école, lors des débats contradictoires, avaient assumé cette possibilité logique, dès lors qu'étaient exclues les jeunes filles refusant de retirer le foulard. Parmi ceux qui s'opposaient à cette loi, il y avait au contraire des laïques soucieux de ne pas pousser au développement d'établissements musulmans : s'ils étaient sous contrat d'association, on craignait que l'Education nationale ne réussisse pas bien à contrôler le respect des contraintes minimales en termes d'enseignement, et s'ils étaient hors contrat, cela ouvrait la voie à des financements extérieurs au profit de mouvements particulièrement sectaires, comme le salafisme.


Sans aller jusque là, et même dans l'hypothèse d'établissements respectueux du pacte laïque, avec le développement d'école confessionnelles, n'y a-t-il pas un risque de repli sur la communauté ? Cela encourage l'entre-soi, en habituant à se considérer comme une minorité à part de la majorité. Pour ma part, en tant que membre de l'école laïque, je le déplore.


Sophie Ernst

Chargée d'étude, Equipe "Enjeux contemporains de l'enseignement de l'histoire-géographie", IFE


Entretien : François Jarraud

 

Sur le Café :

Shoah, "Clarifier ce qu'il faut enseigner"

http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2010/shoah2010_SophieErnst.aspx


Sur le site du Café
Par fjarraud , le vendredi 09 septembre 2011.

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