Sylvie Cèbe : défendre la maternelle, est-ce la transformer ? 

Sylvie Cèbe, professeur à l’Université de Genève, auteur de plusieurs outils destinés aux enseignants de maternelle, souhaite discuter le terme : elle entend d’abord rendre compte de la richesse des pratiques de la maternelle française, pour engager tous les élèves sans exception, dans la première étape des apprentissages fondamentaux. Et éventuellement, l’infléchir…
Car si l’Ecole est efficace, elle reste inégalitaire. C’est même ce qui a fondé son travail de recherche. « En fait, provoque-t-elle non sans malice son public largement composé d’enseignantes,  comment faire pour que tous les enfants soient aussi bien formés que les enfants d’enseignants ?»
Ritaline ou éducation ?cebeLorsqu’elle interroge des enseignants sur les difficultés de leurs élèves, elle note qu’ils insistent sur les caractéristiques psychologiques ou sociales (« troubles de l’attention », « troubles du comportement », « problèmes familiaux », « manque de motivation »). Elle propose de renverser le point de vue : ce n’est pas parce qu’ils sont inattentifs qu’ils n’apprennent pas, c’est parce qu’ils ne comprennent pas qu’ils ne sont pas attentifs. « C’est parce qu’on apprend et qu’on montre qu’on les rend motivés. Et pas l’inverse. Ca change tout : «pour certains médecins, il faut préscrire la Ritaline, je propose plutôt de regarder ce que peut faire l’éducation…».
Elle poursuit son raisonnement, en s’appuyant sur les termes avec lesquels les enseignants décrivent les élèves qui ne les «inquiètent pas» : ce sont ceux qui « participent », qui savent « organiser leur travail », qui « persévèrent dans les efforts »… Plus que leurs connaissances, les enseignants citent leurs capacités à raisonner, à réfléchir. Avec raison, dit la chercheuse : plus les élèves sont jeunes, plus ces compétences « générales » impactent leur développement.  Qu’y peut l’Ecole ? Doit-elle se contenter de mesurer les écarts ? ou tenter d’améliorer le fonctionnement cognitif ? 
S’il faut « donner plus à ceux qui ont moins », donner plus de quoi ? à ceux qui ont moins de quoi ?

Pour S. Cèbe, ils ont besoin que l’Ecole les aide à apprendre ces compétences à se réguler. Elle postule que si on enseigne, dans une perspective volontariste, ces compétences transversales (catégorisation, sériation, maintien de l’attention, mémoire de travail, habitudes…), on améliore très sensiblement les résultats scolaires. Sans brûler les étapes : «devenir autonome», ça s’apprend progressivement, en exerçant de multiples activités intellectuelles : apprendre à comprendre précisément ce qu’on est en train de faire, apprendre à décrire, à comparer, à se représenter, à faire un film dans sa tête, à vérifier ce qu’on a dit… « Apprendre à faire, mais surtout apprendre à comprendre comment faire plus tard, tout seul »…
sallePour cela, il lui paraît important que les tâches soient centrées sur « ce qu’il y a à faire », et qu’on évite d’habiller les exercices avec une multitude de stimulii qui détournent son attention, où la décoration de la photocopie éloigne de l’objectif de la tâche. Elle propose au contraire à utiliser des outils épurés. Par exemple, présenter le modèle, la consigne (ce qu’il y a à faire) au recto, et obliger à faire le travail au verso. Obliger de retourner la feuille pour faire, c’est obliger à mettre en mémoire, à s’éloigner du perceptif. Pas seulement leur «montrer», mais leur faire « mettre dans sa tête » en cachant le modèle.
Sylvie Cèbe invite son auditoire à prendre le temps de stabiliser ce qu’on fait en classe, de manière régulière : en prenant le temps de verbaliser ce qu’on voit, en dictant à la maîtresse ce qu’elle doit faire pas à pas pour réussir ce qu’il y a à faire, en inventant une stratégie avant de commencer à faire, en demandant de dire comment a fait un élève absent qui a réussi…


La part jouée par l’Ecole maternelle dans la réussite scolaire

"On peut faire réussir des élèves sans qu’ils comprennent forcément la procédure qu’ils utilisent". Ils ne suffit pas de « faire et refaire » pour apprendre. S. Cèbe pense qu’il faut explicitement enseigner. Elle prend l’exemple d’une tâche fréquente en maternelle (remettre en ordre des images) : le résultat du travail ne dit rien de ce que l’élève a fait, il peut très bien avoir collé les images dans le bon ordre séquentiel, mais pas selon la bonne orientation spatiale… « Si l’enfant doit construire lui même la compréhension, c’est toujours par la guidage fort de l’enseignant, pas en tripotant seul ou à plusieurs au hasard »… Pour elle, le jeu libre est utile, mais ce qui crée le développement, c’est de pouvoir s’arrêter pour conceptualiser ce qu’on sait, pour abstraire des règles, comprendre la catégorie, la procédure qu’on utilise.
Elle craint que trop d’élèves réussissent sans comprendre vraiment. "Rendre un savoir explicite, flexible, accessible", disait Karmiloff-Smith, "c’est proposer aux élèves des tâches qu’ils sont capables de réussir, mais sur lesquelles l’enseignant fait réfléchir sur la manière de réssir. « C’est ce que nous faisons dans les outils que nous proposons : Catégo, Phono, Lector et Lectrix… Ne pas seulement faire faire, mais faire réfléchir sur comment tu fait pour réussir… ». C’est dans ce cadre qu’on sera confronté à des « conflits » : le lion va-t-il dans la catégorie des animaux, ou dans la catégorie du cirque ? "Il va dans les deux, et aussi bien. Cette flexibilité vous impose de l’arbitraire, de la décision, de la liberté intellectuelle, qui vous décolle du perceptif… »


Et la compréhension à la maternelle ?
salle« La compréhension, c’est tout sauf automatique ». Plutôt que de « naturaliser les difficultés », Sylvie Cèbe demande une fois de plus à ne pas aller trop vite, à ne pas proposer de tâches dont on sait à l’avance qu’elles vont « trop demander » : trop de questionnement avant la reformulation, trop de traitement de surface, trop d’interprétation avant la compréhension…
cebeIl existe de nombreux facteurs qui contribuent à la compréhension des textes du registre écrit : la temporalité, l’ordre, la spatialité, les connaissances du monde évoqué, le traitement des relations causales implicites, la théorie de l’esprit (savoir que le personnage ne sait pas ce que sait le lecteur) sont autant de composantes qui vont permettre d’accéder (ou non…) à la compréhension. Si, dans une tâche scolaire, chacune pose problème, rien d’étonnant à ce que l’élève jeune ne comprenne pas. D’où son appel à prendre le temps de refaire, de « mettre en mémoire » les chemins successifs de la compréhension.


"Et les parents ?", l’interroge un auditeur parent ? Elle attrape la question au bond pour revenir à son éthique du métier d'enseignant : «Comptons sur eux, oui, mais pas trop. S’ils peuvent être d’ardents défenseurs de l’Ecole, ne leur renvoyons pas toutes les responsabilités lorsque les élèves ne savent pas tout ce qu’on voudrait qu’ils sachent ».
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Par ppicard3 , le lundi 02 février 2009.

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