Guide de rentrée pour les parents : La ségrégation existe-t-elle à l'Ecole ? 

Par François Jarraud



Alors qu'on parle de "busing" , de discrimination positive, la discrimination ethnique existe-elle dans l'Ecole française ? Deux sociologues de l'éducation, Françoise Lorcerie et Georges Felouzis, répondent à cette question. Gilbert Longhi nous fait profiter de son expérience de chef d'établissement pour évoquer l'ethnicisation.



"Dans l'école, les classements ethniques sont en usage" – Françoise Lorcerie

Spécialiste des questions ethniques dans la société française, Françoise Lorcerie éclaire pour nous la question de le discrimination scolaire.



On parle souvent des inégalités sociales à l'Ecole, y compris les officiels, les autres discriminations sont souvent tues. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce parce que le problème est négligeable ?


 Les disparités de réussite selon les catégories d’élèves sont inégalement reconnues, c’est vrai. La disparité sociale des résultats scolaires est étudiée en France depuis l’émergence de la sociologie de l’éducation d’après-guerre, celles associées au sexe sont bien connues également, tandis que celles liées à l’origine des familles ne sont reconnues comme dignes d’être étudiées et significatives que depuis peu. Il y a à cela des raisons historico-politiques, liées à l’histoire du système statistique ; et des raisons théoriques : les sciences sociales disposent d’explications générales pour les disparités liées à la position sociale, comme pour celles liées au sexe. Pour celles liées à l’origine ethnique ou aux caractères raciaux, les théories pertinentes sont moins reçues dans l’université française.


Peut-on vraiment parler de discrimination ethnique dans l'Ecole française ?


Tout dépend de ce qu'on appelle « discrimination ». Notre droit reconnaît aujourd'hui un délit de discrimination, dans les cas où un individu est indûment privé d'un droit ou d'égalité dans l'accès à un service, ou encore dans les cas où une disposition apparemment neutre nuit spécifiquement à une catégorie de population (« discrimination indirecte »). Dans ce sens là, il n'y a pas de discrimination dans l'Ecole française à raison de l'origine des élèves. Du moins les données d'enquête disponibles n'y concluent pas. Pas plus que dans l'action de la police, de la justice, etc. Pourtant il y a du malaise, l'expérience subjective des élèves et celle des enseignants sont parfois dégradées en relation avec ces questions d'origine. Les experts anglais ont mis en circulation le concept de « racisme institutionnel » à ce propos. Je ne le reprendrais pas, mais je parle de catégorisation ethnique. Cela veut dire que dans l'école, les classements ethniques sont en usage, et ils sont mêlés de façon confuse mais sensible, à des opérations banales comme l'affectation des élèves dans les divisions, la punition, le conseil, l'accueil des familles, etc.


D'ailleurs les travaux de Georges Felouzis ont mis en évidence des phénomènes discriminatoires dans le Bordelais. Peut-on avoir des exemples de ces classements ethniques ?


L’équipe de Bordeaux II a mis en évidence des phénomènes ségrégatifs, c’est-à-dire des processus d’éloignement, de creusement des distances sociales et physiques entre catégories de population. Ces processus qui se cumulent sur la durée ont pour effet de rendre progressivement moins mixtes socialement deux types d’établissement : les établissements de prestige, de plus en plus sélectifs socialement, et à l’autre bout de l’échelle, les établissements délaissés, dans lesquels ne restent que les catégories de populations les plus démunies de moyens de partir, notamment les enfants d’immigrés. Ces processus sont alimentés par des logiques sociales de trois types : le désir des familles de fuir les établissements à mauvaise réputation (un désir répandu dans toutes les catégories sociales, y compris les plus modestes, mais toutes ne peuvent pas le réaliser) ; le désir de certaines familles de mettre leurs enfants dans les établissements les plus renommés (le désir d’entre-soi bien cerné par Eric Maurin, socialement très marqué) ; enfin, la relative négligence de la hiérarchie scolaire à l’égard de ces mouvements, qu’elle devrait réguler. Dans tous ces processus, notons-le, il ne s’agit pas à proprement parler de discrimination (traitement défavorable à l’encontre d’un individu ou d’une catégorie spécifique). Mais ces processus ségrégatifs mettent en œuvre (entre autres) la catégorisation ethnique, et ils aboutissent à insulariser des établissements qui deviennent quasi ghettoïsés.


Vous demandez des exemples de classements ethniques en vigueur dans l’espace scolaire. Je me demande s’il n’y a pas une ambiguïté sur le mot « classement ». J’ai employé le mot « classement » au sens cognitif, pour dire qu’on subsume les individus dans des « classes » ou des « catégories » cognitives, il ne s’agit pas du classement scolaire. Alors, les classements ethniques à l’école sont les mêmes, bien évidemment, que dans la société, les agents scolaires ne sont pas des extra-terrestres. En raison des règles langagières propres au cadre scolaire, ces classements s’expriment dans l’espace scolaire typiquement de façon détournée, et épisodique. Ils influent sur les pratiques. Leur mise en évidence requiert des méthodes adaptées.


Peut-on parler de discrimination religieuse ?


Au sens légal, non. Pour la bonne raison que l'affiliation religieuse ne doit pas se signifier à l'école, – c'est la conséquence de la loi du 15 mars pour les élèves (pour les personnels, l'exigence de réserve était antérieure). Au sens de l'égalité de traitement, cela se discute. Il est clair que les croyants musulmans ne trouvent pas dans les institutions scolaires publiques ou privées subventionnées les libertés dont bénéficient ceux qui appartiennent aux religions ex-concordataires.


Une enquête de l'Union européenne montre que cette discrimination est ressentie très fortement dans la population française (voir http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_OFFPUB/KS-EP-07-0[...] ). Peut on donner des exemples de traitement inégal dans l'Ecole en fonction de la religion?


Ce document européen est intéressant. Il montre qu’en France, la discrimination perçue est très élevée comparativement aux autres pays de l’enquête. En l’état des données, il est impossible d’expliquer pourquoi. Mais il faut insister sur « perçue ». On mesure ici des représentations sociales, et non de pratiques discriminatoires effectives. C’est un point crucial pour la lutte contre la discrimination : il y a une distorsion radicale entre le sentiment de discrimination et la discrimination attestée ou attestable. Le sentiment de discrimination se nourrit, d’une part chez les « Franco-français » (faut-il dire les indigènes ?), de l’expérience de la catégorisation ethnique justement, et de l’idée que c’est mal ; et d’autre part, chez les Français nouveaux (les enfants d’immigrés), de l’expérience du racisme ordinaire. Vos lecteurs vont penser que les chercheurs abusent. Mais ce n’est pas couper les cheveux en quatre que de distinguer discrimination, ségrégation, catégorisation ethnique, et racisme ordinaire (qui émane facilement mais pas automatiquement de la catégorisation ethnique). Ce sont des réalités connexes, déplorables chacune à un titre ou à un autre, mais on ne peut pas lutter contre l’une de la même façon que contre l’autre.


A l’école, je l’ai dit, on met en évidence aujourd’hui typiquement de la ségrégation et de la catégorisation ethnique. Le reste se discute. De ce fait, l’action que l’on peut imaginer prioritairement n’est pas de type répressif, ni du type rappel à la loi. Elle ne peut être qu’éducative, du type : reconnaissance des faits et rappel aux valeurs, engagement éthique de tous les acteurs. Il y aurait bien sûr beaucoup à dire ici.


Vous demandiez des exemples de traitement inégal dans l’Ecole en fonction de la religion. Vous pensez à l’islam, je suppose. Le premier signe est le stéréotypage fréquent. Il y a parmi les agents scolaires une tendance à projeter sur l’islam qui se pratique en France l’image de l’islam sectaire que pratique une infime minorité. On a un exemple extraordinaire de cette surgénéralisation dans le rapport Obin (2004), écrit par un inspecteur général, alors même que l’inspection générale dans son ensemble n’est pas sur cette ligne. Sur le terrain, on fantasme parfois à partir du moindre signe d’islam. Or la situation est très connue maintenant. Je ne peux pas résumer ici ce que de bons livres, très accessibles détaillent. En gros, l’islam de France, tout varié qu’il est, est un islam paisible et socialement conservateur, même si politiquement les gens votent plus socialiste que la moyenne aux élections nationales. Le port du foulard par des jeunes filles ou jeunes femmes ne s’analyse pas (ni psychologiquement, ni sociologiquement) comme un bras de fer avec la République. Un exemple annexe : le traitement de l’islam dans les écoles d’Alsace-Moselle. Ces trois départements ont conservé une régulation antérieure à la loi de 1905, on enseigne la religion dans les écoles publiques. On n’enseigne pas l’islam.


Quelle est la part de l'institution scolaire elle-même dans cette discrimination ?


Elle n’est pas nulle, et cela se voit en passant d’un établissement à l’autre, ou d’un enseignant à l’autre. Ici, les élèves sont autorisés à rompre discrètement le jeûne en classe, là c’est strictement prohibé ; ici on évite de mettre des tests quand les élèves sont le plus affaiblis, là on en met car « il n’y a pas de raison » ; ici on propose des plats alternatifs, là non.


Depuis quelque temps on voit en Angleterre, aux Etats-Unis des mouvements de lutte contre les discriminations demander le retour à des établissements spécialisés ethniquement. Je pense au secrétaire d'Etat britannique chargé de la lutte contre les discriminations qui envisage des lycées pour jeunes "noirs". Ou encore à l'idée de séparer sur certains cours les élèves par genre. Qu'en pensez-vous ?


Ce que demandent les collectifs porteurs de tels projets, c’est le droit d’expérimenter, et une aide publique à cette fin. Les projets sont d’ailleurs disparates. Pour ma part, je ne suis pas favorable à ce type de projet précisément, et je ne vois aucun groupe qui le porterait en France, ni sur critère racial, ni ethnique, ni sur critère de genre. Nous sommes en France en présence de groupes minoritaires (minorisés) dont la principale sinon unique revendication est d’être acceptés et respectés des majoritaires. Mais je suis bougrement favorable à l’expérimentation dans le domaine scolaire. Et quant à tester la séparation des genres, les psychologues montrent que les filles sous-réussissent en sciences du fait qu’elles ressentent la « menace du stéréotype ». Je ne pense pas qu’il faille faire du principe de mixité des genres un principe cardinal de la République.


En France on a récemment entendu parler de "busing" par exemple. Par rapport au système français, quelles solutions peut-on envisager pour lutter contre ces discriminations ?


C’est vrai, les transports scolaires ont été déjà utilisés en France pour « remixer » socialement l’école publique. Cela s’est fait par exemple à Bergerac, où une école de cité excentrée se retrouvait délaissée par la population la moins captive de la cité, et n’était plus fréquentée que par les enfants d’immigrés les plus captifs. La ville et l’Education nationale se sont entendus pour fermer l’école et disperser ses élèves dans la ville. Le dispositif a réussi, tant au plan scolaire qu’au plan des échanges civils. Ce type de dispositif peut avoir un impact intéressant pour contrer des processus cumulatifs dont on voit émerger peu à peu les effets nuisibles et dont personne ne veut vraiment : ni les autorités scolaires qui ont à gérer une école poubelle, ni les autorités municipales qui peuvent craindre la violence que cela engendre, ni les parents qui se retrouvent piégés, ni les parents majoritaires dont une part au moins sont sensibles à cette injustice.


Autrement dit, il faut une volonté administrative, une volonté politique, des volontés sociales, et elles doivent se rencontrer… Sans compter le coût financier. Fermer les établissements ghettoïsés, cette solution est donnée aujourd’hui comme ultime solution pour faire face à la dégradation sélective d’établissements qui se retrouvent tout au bas de l’échelle dans la rude compétition qui existe au sein des réseaux scolaires urbains (public-privé conventionné). Avant d’en arriver là, selon la communication du ministère, l’administration fera tout ce qui est en son pouvoir pour relever la situation de l’établissement.


Le prof seul dans son établissement comment peut-il utiliser son enseignement pour lutter contre les préjugés et les discriminations ?


Le prof n’est jamais seul dans son établissement, mais il est vrai que des projets orientés sur la lutte contre les discriminations, contre les préjugés, ou même contre le racisme sont rarement portés collectivement et sur la durée dans l’espace scolaire. Je crois que la gêne est encore très grande à parler simplement de ces choses. C’est parfaitement compréhensible. Ce sont des réalités complexes, sensibles au sens où les élèves y sont extrêmement réactifs. Or ni les enseignants ni les chefs d’établissement ni les inspecteurs n’ont jamais eu de formation à ce sujet.


Aujourd’hui encore, dix ans après la reconnaissance par le gouvernement de l’existence des discriminations raciales ou ethno-raciales dans la société française, le ministère de l’Education nationale n’a prodigué à ses agents de quelque niveau qu’ils soient (à ma connaissance) aucun discours explicatif, aucun conseil, aucune consigne. Les programmes en parlent a minima. Un enseignant peut-il alors se risquer tout seul, dans un environnement professionnel peut-être septique sinon hostile ? Je crois que oui, à condition qu’il accepte une certaine dose d’incertitude.


Les mouvements pédagogiques (ICEM, CRAP-Cahiers pédagogiques, GFEN) se sont attaqués au problème, ils ont commencé à mettre des mots professionnels sur ces réalités. On commence aussi à disposer d’outils. Permettez-moi d’en mentionner deux, tout récents, des DVD :

- l’ensemble intitulé Histoire et mémoires des immigrations, édité par le Scéren CRDP de l’académie de Créteil, avec le concours de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (2008) (2 DVD, 330’, 30 euros). Il offre d’une part des images d’archives remarquables sur l’histoire des flux migratoires en France depuis un siècle et demi, et d’autre part des séquences réalisées en classe à différents niveaux et pour plusieurs disciplines, autour des thématiques des immigrations ; avec des commentaires d’experts ;

- et un autre ensemble intitulé TALENT, Lutter contre les discriminations et promouvoir l’égalité de traitement à l’école, en stage, dans l’entreprise. Il est pour l’instant produit par la Délégation académique aux enseignements techniques (DAET) de l’académie de Nancy-Metz. Issu d’un programme européen Equal, il offre d’une part un ensemble de paroles d’élèves et d’adultes à propos des stages en entreprises, paroles dans lesquelles les processus discriminatoires sont dits et cachés à la fois avec les mots de tous les jours, ces paroles étant ensuite brièvement commentées, de façon lumineuse, par un sociologue ; et d’autre part une très utile bibliothèque documentaire sur la question.


Françoise Lorcerie


Directrice de recherche CNRS


Françoise Lorcerie est notamment l'auteur de

L'école et le défi ethnique, ESF Editeur, Collection Actions Sociales/confrontations, 2003



Georges Felouzis : Pour casser les ghettos il faut rendre plus attractifs les établissements

C’est en étudiant les collèges aquitains que Georges Felouzis a mis en évidence la ségrégation ethnique qui frappe l’école républicaine. Déjà mis à mal dans d’autres domaines, l’idéal républicain d’une école où chacun aurait sa chance en est sérieusement écorné. Quels mécanismes expliquent cette ségrégation ? Comment y remédier et assurer une école pour tous ? (Nous reproduisons ici cet article paru en 2004 dans le Café pédagogique)



Vos travaux ont levé un tabou en mettant en évidence l’importance de la ségrégation ethnique à l’école en France. Par exemple, dans l’académie de Bordeaux, 10% des établissements scolarisent un quart des élèves étrangers. Cette ségrégation est-elle raciste ? Touche-t-elle tous les étrangers ou certaines ethnies plus particulièrement ?


 On ne peut pas parler de xénophobie ou de racisme. Mais on observe en effet de la ségrégation au collège et certaines origines en sont plus victimes que d’autres : c’est plus net pour les personnes originaires du Maghreb, d’Afrique noire ou de Turquie. Peut-on parler de discrimination ? Oui et non. Oui car cela crée une situation sociale qui produit une identification de l’individu sur une base ethnique qu’il soit allochtone ou autochtone. Dans les collèges, on observe que ça incite à produire des identités centrées sur l’ethnicisation. Ca peut produire une lecture de la société en terme de relations raciales.


Mais ce n’est pas le fruit du racisme. C’est diffus : la cause principale en est la ségrégation urbaine. Ces collèges recrutent dans des zones caractérisées ethniquement. Il faut être clair : ce n’est pas parce qu’il y a du racisme à l’école qu’il y a ségrégation mais parce que des mécanismes sociaux entraînent mécaniquement le rejet de l’autre. Par exemple les familles sont rarement racistes. Mais elles craignent la violence pour leurs enfants. Elles veulent un bon niveau. Et donc elles ont des stratégies de contournement de certains établissements. C’est cette situation qui crée le racisme car elle impulse des identifications.


L’effacement de l’Etat, à travers la crise de l’école, ne légitime-t-il pas ces comportements ?


Plus que l’Etat, ce sont surtout les politiques locales qui sont en cause. Par exemple la gestion académique des dérogations. Certains établissements recrutent la moitié de leurs élèves hors secteur. L’inspection académique choisit souvent de continuer ce fonctionnement et de les alimenter en élèves. A d’autres endroits les dérogations sont plus difficiles. Cela pose un problème d’égalité entre les familles. Celles qui sont les plus attachées à la carte scolaire sont bien sur celles qui sont sur le territoire des lycées bourgeois et où la carte scolaire est perçue comme une protection. Les autres sont dans une situation différente : enfermées dans un quartier avec une stratégie scolaire plus difficile. La gestion de ces dérogations pose des problèmes plus complexes que le racisme. Ce sont des problèmes qui ne peuvent se régler que localement. Or à ce niveau il y a rarement coordination. L’inspection académique gère les dérogations sans concertation avec le conseil général.


Cela pose la question de la décentralisation et de son refus


Disons qu’on délocalise, on ne décentralise pas. Or tout ne peut pas être résolu au niveau du seul établissement. Davantage peut être fait avec les partenaires locaux.


Mais alors que faire si cette voie là est barrée ? Du « busing » comme aux Etats-Unis ? Reconnaître officiellement les ethnies à l’école et veiller à l’équité de leurs résultats , comme dans les pays anglo-saxons ? Renforcer la carte scolaire ?


Les politiques scolaires étrangères ne sont pas directement importables. En France on a un modèle social fort. Plutôt que le changer, il faut voir ce qui ne marche pas et tenter de régler le problème. Quand on a mis en œuvre des politiques de discrimination positive, on ne les a jamais appliqué à des individus mais à des zones géographiques, comme les ZEP. C’est un bon principe. Il me semble qu’il y aurait aussi beaucoup à faire sur les établissements.  Pour casser les ghettos il faut rendre plus attractifs les établissements en concentrant sur eux les efforts de l’Etat et des collectivités territoriales. On peut renforcer les équipes pédagogiques, l’encadrement, mettre en place de l’aide aux devoirs etc. Toutes les pistes n’ont pas été explorées en ce domaine. Quant à la carte scolaire, il faut la garder car elle limite la ségrégation, même si elle est en contradiction avec les valeurs de la société. Partout notre société demande aux gens de choisir, sauf en ce qui concerne l’école. On comprend que les familles aient du mal à accepter cette situation alors que les enjeux sont importants. Actuellement les stratégies de contournement de la carte scolaire, qui sont très anciennes, se démocratisent et finissent par concerner même les familles des classes populaires. C’est cette massification qui pose problème.


Certaines postures pédagogiques renforcent-elles la ségrégation ?


Non, je ne crois pas que les attentes des enseignants produisent de la ségrégation.  Mais les politiques des établissements construisent souvent des filières d’excellence qui sont centrées sur des critères scolaires mais qui de fait renforcent la ségrégation. Ce ne sont pas les enseignants mais les politiques d’établissement qui produisent de la ségrégation.


Dans cette perspective, faut-il maintenir le collège unique ?


Je le souhaite. Sa remise en question renforcerait les inégalités. Il vaut mieux reconnaître ses problèmes et mettre en œuvre des politiques limitant les inégalités.


La loi sur le voile risque-t-elle de renforcer ces inégalités ?


Le rapport de la commission est un bon rapport. Il recherche l’équilibre entre la laïcité et la réalité d’une société multi-confessionnelle. La loi n’a finalement retenu qu’une proposition. Il faudrait reconnaître plus globalement la religion musulmane. Ce qui produit les problèmes liés au voile, c’est la situation de ségrégation plus que la religion elle-même. La question ne se pose d’ailleurs que dans les collège les plus discriminés. Ca doit questionner le système scolaire français. En refusant de voir les différences culturelles, il les renforce. Cette loi aurait pu faire un geste vers les musulmans. J’espère qu’elle a trouvé un juste milieu.


Les enseignants vous semblent-ils préparés à ces publics différents ?


Les enseignants font partie des classes moyennes. A quelques exceptions près, les établissements difficiles sont moins demandés et reçoivent donc les enseignants les moins expérimentés. Ca questionne sur les modes d’affectation et le rôle des syndicats. Un autre problème est posé par la formation des enseignants qui reste plus académique que pédagogique. Ce serait bien que l’accompagnement des enseignants durant les premières années soit plus concret.


Georges Felouzis


Entretien : François Jarraud



Sites sur Georges Felouzis :

Page personnelle :

http://www.u-bordeaux2.fr/lapsac/frenchpresentation/equipe/[...]

La ségrégation ethnique au collège :

http://islamlaicite.org/IMG/pdf/G.Felouzis.pdf

Autres ouvrages de G. Félouzis :

Le collège au quotidien :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life/livres/alpha/F/[...]

L’efficacité des enseignants

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life/livres/alpha/F/Felou[...]


Dernier article de G Felouzis sur le Café

Les lycéens aiment leur lycée

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/2008[...]



L'ethnicisation dans le monde scolaire – G. Longhi

Concernant les êtres humains, la culture française n’emploie pas aisément  la notion de race. De multiples euphémismes permettent d’en éviter l’utilisation frontale : « minorité visible » ; « diversité  » ;  « immigration extra-européenne » ; « différences  » ; « allochtones » ; « présence étrangère  »… Dans cette veine, divers néologismes ont été mis en exergue comme : « ethnicité  », « ethnicisme » et « ethnicisation  ». Précisément, arrêtons nous ce dernier.


ETHNICISATION


            Dans la presse de fond et dans les parutions universitaires, trois acceptions prévalent . La première désigne un rapprochement sur le principe des vases communicants ; d’une part, une population d’accueil modifie ses usages (voire ses lois) dans le but de respecter les idées et les pratiques de minorités allogènes ; d’autre part, les immigrés tout en conservant des particularismes, s’intègrent parmi les autochtones. Une deuxième acception fait de l’ethnicisation un dysfonctionnement de l’égalité des chances empêchant les couches sociales concentrant les immigrés de perforer le plafond de verre , c’est-à-dire : d’accéder aux étages les plus élevés desservis par l’ascenseur social (en divers domaines : emploi, logement, études…). Enfin, le mot est parfois utilisé pour exposer une sorte de racialisme , à savoir, une croyance érigeant l’appartenance ethnique au rang de causalité absolue (de fatalité) imposant aux individus des pensées et des agissements prédestinés par leurs ascendances communautaires.


Ethnicisation élitaire


            Le 18 novembre 2005, durant l’application de l’état d’urgence  dans les banlieues, Alain Finkielkraut  a formalisé cinq ratiocinations constitutives d’une ethnicisation du discours des élites . Premièrement, l’argutie morale : les stéréotypes racialistes se targuent de sincérité par opposition à une hypocrisie générale qui n’oserait pas les mots justes ; (On a peur d’un langage de vérité. On préfère dire jeunes plutôt que noirs ou arabes ). Deuxièmement, l’arrière- pensée politique : l’ethnicisation élitaire évacue la notion de classe sociale au profit de données dépolitisées ; (On voudrait réduire les émeutes des banlieues à leur dimension sociale. Le problème est que la plupart des émeutiers sont noirs ou arabes, avec une identité musulmane. Nous avons affaire à une révolte de caractère ethnico-religieux ). Troisièmement, l’incurie suprématiste  : l’ethnicisation élitaire suppute une primauté blanche consubstantielle ; (L’équipe de France de football est black black black ce qui fait ricaner toute l’Europe ). Quatrièmement, la xénophobie ; l’ethnicisation élitaire sous-entend que les occidentaux de souche sont la cible d’un complot fomenté par des étrangers ; (Il y a en France des gens qui haïssent la République… et ourdissent… un pogrom anti-républicain  ). Enfin, le négationnisme  ; l’ethnicisation élitaire considère que la traite négrière ou l’indigénat sont des aléas acceptables :   (On change l’enseignement de l’histoire coloniale et de l’esclavage. On enseigne qu’ils furent uniquement négatifs. Le projet colonial entendait éduquer et amener la culture aux sauvages ).            

            L’ethnicisation élitaire se trouve de temps à autre associée à un mouvement plus ancien prônant toutes sortes de quêtes identitaires reposant sur un retour aux racines. Les excès de certaines de ces démarches revêtent  l’inconvénient d’aliéner l’individu actuel à son passé (souvent décrit comme un passif) et de définir l’avenir comme une réplication servile des obédiences, des obéissances et des observances ancestrales données comme absolues et éternelles  voire sacrées et divines. Ce genre de cul de sac légitime toutes sortes de communautarismes dont le leitmotiv commun est en général une rancœur intraitable à l’encontre d’une population autochtone majoritaire . Dans ce contexte, l’intégrisme se présente comme une forme dévoyée de communautarisme dont les militants se donnent pour but de faire disparaître (ou de phagocyter), d’une part les autres communautés ; d’autre part, la population d’accueil. Les voies et moyens d’y parvenir sont variés : conversion du pays d’accueil, expansion démographie des immigrés, monopolisation de secteurs économiques, entrisme dans certaines institutions, désobéissance civiles, activisme, terrorisme...


Ethnicisation rampante


            En France, dans le monde scolaire, il est difficile de prendre la mesure des effets de l’ethnicisation. Les obstacles à l’utilisation d’informations raciales restent prégnants . Ainsi, concernant les collégiens et les lycéens, le ministère de l’éducation inventorie les « nationalités étrangères » parmi les 179 400 élèves non français sans jamais étudier d’autres caractéristiques, notamment la couleur de peau qui pour certains adolescents noirs ou arabes de nationalité française constitue pourtant une caractéristique notoire. Georges Felouzis a surmonté la difficulté en exploitant le prénom des élèves comme un marqueur des origines . Son travail permet d’affirmer que dans l’éducation nationale  il existe une ethnicisation assimilable à une forme d’apartheid . Le phénomène repose sur la conjugaison de quatre facteurs. D’abord, les stratégies des européens de souche qui évitent une mixité intercommunautaire, au besoin en optant pour l’enseignement privé . Ensuite, les décisions des hiérarques académiques qui aménagent la fuite des bons élèves des zones sensibles vers les établissements voisins ; soit par un système intentionnel d’options ; soit par des dérogations volontaristes. Par ailleurs, les élus décident du lieu de construction d’une école, d’un collège ou d’un lycée, principalement en fonction du prix du terrain sans préoccupation prépondérante relative au brassage de la population scolaire. Enfin, la spécialisation outrancière des établissements génère un double épiphénomène : d’un côté l’existence séculaire d’établissements huppés cumulant des cursus prestigieux ; de l’autre, au contraire l’apparition de ghettos réunissant des filières sans attrait.


            Les diplômes nationaux garantis par l’État ne parviennent pas à atténuer l’ethnicisation rampante. Ainsi, à qualification égale les ressortissants des minorités visibles ne reçoivent pas le même accueil que les blancs. Les difficultés d’insertion professionnelle des lauréats d’origine immigrée avèrent une ségrégation structurelle à l’embauche. À curriculum vitae équivalent, «Mohamed » a trois fois moins de chance d’être recruté que « Sébastien  ». Cette situation revêt trois aspects prééminents. D’abord, à la sortie de l’enseignement supérieur, la précarité de l’emploi est plus forte pour les jeunes issus de l’immigration ; 63% de CDD , contre 48% pour les autres. Ensuite, le premier salaire est le SMIC pour 52% des candidats issus de l’immigration ; 42% pour les autres. Enfin, avant l’obtention d’un emploi, la recherche des stages durant les études, a déjà pénalisé les étudiants issus des minorités visibles ; 49% ont eu des difficultés à se faire admettre à titre bénévole dans une entreprise contre 26% des autres étudiants.


Ethnicisation laïque


            L’ethnicisation dans le monde scolaire désigne deux phénomènes imbriqués. Le premier résulte de l’arithmétique, à savoir, la présence conséquente dans un secteur donné, d’élèves aux spécificités raciales identiques . En l’occurrence, un établissement peut être qualifié de « lycée pour immigrés  » en raison d’une proportion importante d’adolescents d’origine étrangère . Par ailleurs, on sait que l’affectation systématique des élèves dans un établissement proche de leur domicile est un élément d’une situation gigogne emboîtant divers autres éléments interactifs : ghetto scolaire, médiocrité des logements, précarité socioprofessionnelle, immigration, données ethniques, prégnance de la tradition et rigidité religieuse . Le second phénomène procédant d’une ethnicisation scolaire est technocratique et se présente avant tout comme la résultante de l’orientation notamment pour les lycéens. La sélection par les notes, traduit en termes de filières, engendre le regroupement dans les mêmes voies (options, cursus) d’élèves appartenant à des couches sociales identiques (ou comparables) dont certaines concernent majoritairement des jeunes d’origine étrangère. En l’occurrence, d’une part les lycées professionnels du bâtiment et des travaux publics sont ceux où les enfants d’immigrés sont le plus présents  ; d’autre part, le ministère estime que les élèves de nationalité étrangère sont surreprésentés dans l’enseignement adapté .


            En général, les établissements cèdent à une ethnicisation  pragmatique consistant à incorporer tacitement des croyances dans le quotidien laïque. Il s’agit, de bonne foi, d’éviter des tensions en respectant les différences et la diversité. De la sorte, au fil du temps, il y a « certaines choses  » que l’école de la République a faites siennes, comme l’acceptation des tabous alimentaires et  la tolérance de quelques jours chômés surnuméraires au mépris du calendrier scolaire officiel. Cette tendance touche tous les domaines, même la gestion. Ainsi, un collégien ou un lycéen qui pratique le ramadan peut obtenir une réduction du forfait de cantine même dans les établissements où il est en principe non remboursable pour des raisons comptables et administratives normalement incoercibles … Dans un autre ordre d’idée, il arrive que ce type de mansuétude tourne à la connivence lorsque tel ou tel professeur en vient à magnifier certaines attitudes dévotes en prétendant (par exemple) qu’un élève peut être dopé par un jeûne religieux   durant lequel il expérimenterait le dépassement de soi…


Ethnicisation puérile


            Certains observateurs considèrent que l’ethnicisation et une tendance propre à la société dont les élèves sont de simples vecteurs. L’école se comporte alors comme un réceptacle. Elle ne génère pas une ethnicisation spécifique même si certains des ses usages traditionnels ont pu s’ethniciser. En l’occurrence ,  quand pour certaines activités d’enseignement, on laisse se former des groupes d’élèves sans consigne de constitution précise, seuls 10% sont mixtes (hétérogènes du point de vue des origines). Les écoliers (notamment) ont tendance à se regrouper par affinité identitaire. Le  phénomène se vérifie aussi en dehors des moments d’enseignement, par exemple pour la composition des tables à la cantine. Au-delà des ses aspects matériels, les enfants et les adolescents utilisent des représentations ethniques pour  cataloguer leurs pairs en raison d’une appartenance ou d’une non appartenance à un groupe (une communauté, une race). Il s’agit le plus souvent d’étiquettes (de poncifs, de clichés, de stéréotypes) sur la religion, la nationalité, les coutumes et d’autres attributs regardés comme des signes définissant autrui sous un angle péjoratif (moqueur, blessant, voire humiliant)  . En ce domaine, le MRAP hiérarchise de tels comportements entre élèves en trois catégories . D’abord, les plaisanteries racistes qui paraissent jouir d’une grande tolérance. Ensuite, les injures et les humiliations, considérées comme plus graves. Enfin, les agressions (les violences physiques).

Elena Roussier Fusco (pour l’observatoire sociologique du changement ), suggère de ne pas dramatiser l’ethnicisation des propos des élèves du primaire. Elle précise que les enfants n’utilisent pas les catégories (voire les injures) ethniques des adultes. Ils se référent plutôt au comportement de leurs pairs et à leur niveau scolaire. En revanche, ils sont susceptibles d’employer le racialisme  (celui des adultes) lorsqu’ils ne parviennent pas à exprimer de manière directe un sentiment ou une idée. Par exemple : un garçon éconduit par une fille expliquera l’échec de ses avances par l’appartenance ethnique de l’être désiré plutôt que de remettre en cause sa propre manière de lui  exprimer ses sentiments. 


Ethnicisation institutionnelle


            Malgré de multiples atermoiements et de nombreuses incohérences, le système éducatif se pose de longue date des questions en termes ethniques. En ce domaine, sa réflexion s’organise souvent autour de deux axes. D’une part, celui du défaitisme, à travers les problèmes itératifs de l’échec scolaire et de l’inadaptation comportementale spécifiques de certains élèves issus de l’immigration, particulièrement ceux dont les parents maîtrisent mal les codes de la scolarité voire de la vie civile en France. D’autre part, la réflexion sur l’ethnicisation développe un axe polémique au sujet des élèves des établissements ghettoïsés  où les missions de l’école paraissent inopérantes. En l’occurrence, trois interrogations sont prépondérantes. D’abord : l’origine ethnique des élèves, des parents ou des professeurs affecte-t-elle les apprentissages, la réussite, l’orientation ou les décisions administratives  ? Ensuite : les dégâts occasionnés par les ségrégations ethniques propre à la société peuvent-ils être réparés par des procédés propre au monde scolaire, tels que : la discrimination positive, les bourses au mérite, les quotas d’admission , l’assouplissement des affectations ou le busing  ? Enfin : l’ethnocentrisme européen (occidental blanc) est-il la cause prééminente de l’échec scolaire des élèves dont les références communautaire et identitaires sont autres  ? La question n’est pas anodine puisqu’il existe aussi un échec scolaire voire une désocialisation forte parmi les jeunes blancs des milieux défavorisés, français depuis de nombreuses générations.


            L’ethnicisation ayant des causes complexes et parfois insaisissables, il est tentant de se contenter de s’attaquer à ses effets.  Les Français peuvent-il pousser cette logique comme le font les Américains ? Par exemple, en juin 2007, vingt dirigeants de l’enseignement public américain ont proposé la création  d’établissements destinés uniquement aux garçons noirs  en s’appuyant sur quatre constats. D’abord, les garçons de la communauté noire appartiennent en majorité à une famille monoparentale, défavorisée. Ensuite, leur scolarisation se déroule d’habitude dans des établissements peu renommés, surpeuplés, aux enseignants inexpérimentés et aux équipes éducatives perturbées par un turnover excessif. En outre, le taux d’abandon (de décrochage) des garçons noirs est supérieur à celui des filles de même origine et à celui des blancs d’un milieu comparable. Enfin, les jeunes afro-américains doivent surmonter les préjugés défavorables que leur renvoie la société et composer avec l’image d’eux qui leur est répercutés depuis leur petite enfance.


La montée de l’ethnicisation  procède d’une modernité bien portée dans les cercles qui veulent signifier leur exécration des idéologies qui définissent l’individu comme une résultante de son Oedipe (psychologisme), de son milieu (sociologisme) ou de facteurs complètement exogènes (économisme). Néanmoins, la surdétermination des questions ethniques fonctionne souvent comme le phénomène des subprimes dans le système bancaire américain en profitant des contradictions sans résoudre les problèmes.

 

Gilbert Longhi


Gilbert Longhi publie chez Vuibert un "Dictionnaire de l'éducation" : + de 600 mots clés liés au système éducatif ; de nombreux exemples issus des expériences de terrain.


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Par fjarraud , le mardi 01 septembre 2009.

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