Les programmes, tous les programmes, rien que les programmes ! 

Cette injonction fonde les rapports de la Nation avec son École. Elle est la manière dont est dévolue au corps enseignant l’éducation des enfants de France. Mais alors que dire de cet ensemble de textes que le Ministre a soumis à la discussion ? Que penser de ces propositions qui engagent non seulement le ministère : ses fonctionnaires, administratifs et enseignants ; mais aussi, le corps social tout entier dans la construction de l’avenir du peuple, et, enfin, et surtout, les élèves eux-mêmes ?

 

Ce projet de programmes et sa cohorte de documents d’accompagnement est construit sur trois erreurs : une erreur de communication, une erreur politique et une erreur technique. Chacune de ses erreurs est elle-même le produit d’une succession d’incertitudes, d’ignorances, de refus ou de choix contestables.

 

La première erreur est une erreur de communication dans trois dimensions, les destinataires,  le canal de diffusion et enfin la nature des informations.

 

Le texte des programmes publié au BOEN (Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale) affiche la volonté de s’adresser à tous (enseignants et parents). En raison de cette ambition et de son support, il ne peut pas remplir sa fonction : indiquer clairement, à chacun des groupes concernés par l’éducation des enfants, ce qu’il faut enseigner à l’école primaire. Trois publics, trois destinataires, au moins, auraient à donner un avis : les politiques; les parents et les enseignants.

 

Trois publics, trois discours, trois finalités, trois expressions du même objet. Trois propos à adapter à chacun des destinataires en fonction des buts poursuivis :

   - Pour les politiques, il s’agit de disposer d’un document en vue de légiférer. Il doit donc comporter le profil de sortie des élèves, les références aux contextes internationaux et les moyens nécessaires à leur mise en œuvre. Il importe que les représentants de la Nation, qui ont à déterminer qui sera le citoyen de demain, puissent choisir la nature du système éducatif qui permet d’y parvenir. Il convient alors que les textes qui leur sont proposés n’entrent pas dans le détail des savoirs, connaissances, compétences capacités, mais soient constitués de propositions engageant les valeurs et les enjeux d’une éducation collective dans des établissements financés par l’État (Cf. la forme du  « cadre de référence européen » du 18 décembre 2006).

   - Pour les parents, il s’agit de suivre l’évolution de leurs enfants par rapport aux exigences fixées par la représentation nationale. Il convient de leur présenter un outil qui leur permette de comprendre, d’accompagner et d’apprécier le cursus de chaque enfant à travers un document simple (qui traduise les programmes nationaux) et pour situer les acquis de leur enfant.

   - Pour les maîtres, les programmes sont à regarder en termes de curriculum si l’on veut qu’ils soient des outils pour penser la classe. Les textes de 2002 tentaient de répondre à cette exigence de totalité, c'est-à-dire déclinaient ce qu’il convient d’enseigner, dans un document programmatique accompagné de compléments pratiques qui facilitaient et explicitaient les manières possibles de mettre en œuvre ces programmes. Que les textes, qui fondent les actes du métier, soient longs est dans la logique de la complexité de la profession. Ce n’est donc pas la brièveté qui doit être recherchée en l’occurrence, mais l’utilité fonctionnelle.

   -  

Remarque : certains veulent disposer d’une vision plus globale des contenus de l’École et ceci relève d’avantage d’une exigence citoyenne et politique que d’une explicitation des injonctions gouvernementales. C’est à ce niveau là qu’il faut expliquer les choix opérés dans les domaines enseignés, l’importance des durées, les niveaux de compétences et leurs niveaux d’exigence, … Ce type de document permet de distinguer les choix politiques ou les fondements des propositions. Il est alors l’outil du débat politique.

 

 

La deuxième erreur est politique et s’articule autour de trois éléments qui sont des réponses parfois en négatif aux problèmes que pose l’éducation en France.

Pour commencer, le choix est de ne pas expliciter le type d’école de la République. En 1893, Octave Gréard pouvait écrire à propos des écoles primaires supérieures (écoles qui se distinguaient des Lycées et faisait suite à l’école primaire et aux cours complémentaires) :

« Quelle population scolaire reçoivent nos Écoles Primaires Supérieures ? Ce ne sont pas des jeunes gens destinés aux carrières libérales, disposant d’un temps indéfini et venant nous demander une haute culture intellectuelle. Ce sont des enfants des classes laborieuses qui auront besoin de bonne heure de se suffire par leur travail et, le plus souvent par le travail manuel. Ils n’aspirent pas à faire des études classiques. Leur ambition, leur destinée probable, c’est de remplir un de ces nombreux emplois d’ordre moyen que l’agriculture, le commerce et l’industrie offrent aux travailleurs avec la perspective d’une position de plus en plus aisée, mais toujours modeste ».

 

En 2008, par contre, aucun politique n’a le courage de dire ce qu’il pense vraiment de l’Éducation et du rôle de chacun des moments d’enseignement : école collège, lycée. Cette première insuffisance se manifeste dans le refus de clarté sur les choix :

   - une école à deux vitesses, ou à plusieurs voies, ou à multiples sorties s’opposant à une école pour tous ;

   - une école de la culture par opposition à une école utilitariste ;

   - enfin une école dont la finalité est l’individu par opposition à une école qui veut développer le travail d’équipes et l’esprit solidaire et collectif.

Chacun de ces choix conduit à des programmes différents. La philosophie politique qui les soutient traduit alors l’importance attribuée aux activités et à leur dénomination. Passer de « Éducation civique » à « instruction civique et morale » manifeste d’un changement de finalité.

 

Un autre élément relevant du politique est la distance entre ces programmes et les directives européennes du cadre de référence du 18 décembre 2006. Les définitions des « compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » sont plus difficilement accessibles encore avec cette proposition de programme qu’elles ne pouvaient l’être avec les anciens programmes. Comment pourrait-on les intégrer alors même que certaines propositions du texte européen (apprendre à apprendre ; esprit d’initiative et d’entreprise) sont évacuées, certaine autres dénaturées et transformées (sensibilité et expression culturelles), mais surtout quand l’esprit de ces deux textes s’opposent (pour l’Europe, formation d’un esprit critique et collectif, pour la France, respect et individualisme). Une lecture comparée des compétences clés et des objets du projet de programme montre l’énorme distance qui reste à parcourir pour que nous entrions dans le champ d’intégration d’une Europe de l’Éducation.

 

Et enfin, dernier aspect de l’erreur politique : la volonté de ces programmes de trouver une réponse aux enquêtes internationales de type PISA[1]. Pour que la mise en actes de ces programmes soit en mesure de nous permettre de trouver un bon niveau de classement dans les enquêtes de l’OCDE, il faudrait s’appuyer sur les analyses de nos difficultés et y répondre dans les termes de PISA. Alors que les spécialistes sont d’accord pour dire que nos difficultés (celles qui sont associées à nos résultats dans les enquêtes de type PISA) sont ailleurs que dans les pratiques enseignantes du primaire, c’est une erreur politique de penser qu’il suffit de s’appuyer sur des aprioris d’une pédagogie traditionnaliste pour résoudre ce problème.

 

Pour modifier notre classement, il faut éviter de s’appuyer sur un changement des programmes de primaire. D’abord, parce que le primaire n’est pas seul en cause dans ces enquêtes puisqu’elles sont effectuées auprès des élèves de 15 ans (l’âge moyen des élèves de seconde !) ensuite, parce qu’elles portent sur des sujets majoritairement axés sur « l’application des connaissances acquises à l’école aux situations de la vie réelle » (ce qui est le cas en primaire contrairement aux usages du collège) et enfin, parce que les modalités de passage (questions ouvertes ou à choix multiples, durée, …) sont des paramètres d’interrogation souvent ignorés de nos élèves, habitués à des « devoirs » de type classique.

 

La troisième erreur relève des aspects techniques de ce programme. De nombreux chercheurs, pédagogues, philosophes, … ont déjà apporté leur contribution à ce débat. Je me contenterai de quelques remarques : la première sur les contenus opposés aux compétences, la seconde sur l’ignorance des auteurs de ces textes des réalités des classes et du monde concret de l’Éducation (des résultats de recherche qui sont passés dans les pratiques, des manuels, de l’inertie des réformes et de la portée des textes et circulaires, …).

 

Le préambule de ce programme fait porter sur le primaire les difficultés (réelles) rencontrées par les élèves qui entrent en sixième. Cette analyse peut sembler pertinente selon les critères utilisés pour la réaliser. Si l’on prend comme référence les compétences formelles des collégiens de 1950, il est évident que les résultats globaux de nos élèves actuels  ne peuvent pas rivaliser. Mais quelle compréhension avaient-ils des règles qu’ils étaient capables de réciter ? Quelles compétences en lecture possédaient-ils ? Des chercheurs ont déjà répondu à ces questions et si « tout se joue avant six ans » il faudrait faire porter à l’école maternelle le poids des échecs au Collège, mais plus encore, n’est-ce pas aux parents … et avant la naissance de porter « la faute originelle » ? La massification de l’accès aux études plus longues est associée à une émergence des élèves en difficulté puisque avant 1980 ils avaient des classes « spécialisées » et que maintenant ils apparaissent avec tout le monde. Les statisticiens connaissent bien ce type d’effet lorsqu’on étend l’échantillon sans modifier les critères.

 

Du point de vue des techniques pures d’enseignement, les programmes font appel à la mémorisation, qu’elle soit des règles, des techniques, des textes, du vocabulaire, des dates, des noms des œuvres d’art … Alors que la plupart des pays en voie de développement tentent de diminuer la part de la mémoire dans les apprentissages, le pays qui a la plus grande coopération éducative avec ces pays, revient sur cette pratique ancienne. Certes, il n’y a pas d’apprentissage sans mémorisation, mais il ne peut y avoir de mémorisation sans compréhension. Il existe des préalables qu’il serait dangereux d’oublier pour les générations futures.

 

C’est cet aspect d’ignorance des travaux des pédagogues, des didacticiens, des chercheurs en éducation, en psychologie, qui est le plus éprouvant à la lecture de ces propositions de programmes. En 1960, ils auraient pu paraître novateurs. En 2008, ils sont d’une stupidité qui frôle l’inconséquence. Si un instituteur des années 90 avait fait ce genre de proposition, il aurait été taxé de « rétrograde » par sa hiérarchie. C’est maintenant cette hiérarchie qui s’en empare.

 

Revenir sur des sujets, dont la littérature didactique a fait le tour, est insultant pour tous ceux qui ont écrit sur ces sujets. Même nos glorieux prédécesseurs au premier rang desquels Ferdinand Buisson dans son dictionnaire de pédagogie moderne en 1912 étaient critiques sur la règle de trois (rappelons que cette règle consiste en un « passage à l’unité », qu’elle comporte trois lignes et qu’elle se veut « donner du sens à la proportionnalité). Et voilà qu’elle revient en grande pompe. Les travaux de Gérard Vergnaud et de Guy Brousseau  pour ne citer que deux didacticiens des mathématiques dont les travaux ont porté sur ce sujet ont été publiés il y a plus de vingt ans. Qu’un siècle de résultats de recherches soit balayé d’un revers de main par quelques obscurs ignorants, ayant l’oreille du Ministre, est triste et affligeant.

 

Enfin, quelques unes des réponses aux difficultés des élèves relèvent soit d’une ignorance de l’école et des élèves soit d’un choix délibéré d’interdire à certains d’accéder à la culture de leur temps. Ainsi, pour paraphraser une doctrine libérale sur les impôts, « trop d’école tue l’école ». Que veut-on si ce n’est dégoûter plus profondément encore les élèves en difficulté en leur imposant plus de la même chose ? On les enfonce encore plus en appuyant sur leurs faiblesses. Quelles sont les causes de leurs échecs ? Réponse l’école, alors donnons leur plus d’école pour les mettre encore plus en échec et les évacuer. Autre réponse, ce n’est pas l’école mais leur milieu, alors donnons leur plus d’école pour changer leur milieu. Alors donnons leur ce dont les milieux aisés disposent, des cours particuliers. Le préceptorat est-il la meilleure des choses pour les apprentissages ? Mais alors pourquoi des écoles, des  classes et des classes de 25 élèves ?

 

Les autres réponses techniques sur lesquelles il faut revenir sont les références aux manuels, la liste des contenus à faire apprendre et les progressions par année..

« L’appui sur un manuel de qualité est un gage de réussite » ! Il me semble relire le texte de « SOS éducation » demandant le « retrait des cinq pires livres de classe ». Cet  autodafé de manuels sent l’inquisition et la censure. Que les problèmes des manuels scolaires existent, avec les difficultés d’usage, les évolutions, les difficultés à former les maîtres à leur utilisation en classe, à leur choix par les maîtres, etc. … est indéniable. Aussi, il faut donner à leurs auteurs les indications qui permettront de créer les instruments de travail des maîtres. En dehors du terme « de qualité », rien dans ces programmes n’indique la voie. Si l’on croit y lire un retour aux pratiques d’avant 1970, ils doivent comporter une « leçon » avec une introduction, les choses à mémoriser et des exercices d’entraînement. Si au contraire on y lit qu’il est possible que les maîtres disposent de leur autonomie et de leur liberté de méthode, alors, les manuels actuels subiront quelques toilettages, mais l’essentiel sera conservé, en particulier l’approche (en mathématiques) par des situations problèmes. Mais ce ne sera plus le cas pour d’autres apprentissages (où la seule référence est la mémorisation). Quelle place devra-t-on faire aux activités de découverte, de recherche, d’investigation, de débat, de travail d’équipe, …

 

Jusqu’à présent, et depuis 1989, les apprentissages étaient nommés en termes de « compétences ». Nous revenons à des « contenus » notionnels alors que le monde entier réfléchit et affine la définition de ces compétences. De l’Europe aux pays francophones : Québec, Belgique, jusqu’aux pays d’Afrique subsaharienne, tous rédigent leurs programmes en termes de compétences, de niveaux de compétences, et d’évaluation de ces compétences. Et c’est pour nous le moment d’un retour en arrière.

 

Double retour en arrière puisque nous abandonnons les cycles en proposant des programmations par année et non par cycle pluriannuel.

 

Je conclurai par cette remarque liée aux cycles et à la possibilité de changer les pratiques enseignantes avec des programmes ou des circulaires. La plupart des textes restent lettre morte et le corps enseignant fait le tri. La notion de cycle est unanimement reconnue comme pertinente. Quelles en sont les traces dans les pratiques quotidiennes majoritaires ? Après vingt ans d’existence, le constat est terrible. Il en est de même pour des pratiques dont les parents ne veulent pas et qui sont ancrées dans l’histoire éducative : les devoirs à la maison. Une circulaire de 1956 demandait de ne plus donner de devoirs à la maison et de se limiter à des leçons. Une circulaire de 1994 reprenait le même discours et instaurait des études dirigées ! Que dire quinze ans après ?

 

Les problèmes de l’école sont réels, mais ce ne sont pas des nouveaux nouveaux programmes qui en sont la solution. Comme tout problème, il mériterait d’être lu, analysé, compris et alors, mais alors seulement, pourrait être choisi l’opération qui le résout.

 

Pierre-Yves Vicens

 

IEN honoraire – co-auteur des manuels de mathématiques chez Nathan « Diagonale » -CP-CM2

Auteur chez Hatier de manuels de mathématiques pour l’Afrique



[1] Programme for international student assessement (programme International d’évaluation des élèves)

Par fgiroud , le mercredi 07 mai 2008.

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