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Catherine Tauveron : Des programmes qui renforcent l'échec 

"Que dirait-on d’un ministre de la santé qui, visant la diminution de la mortalité, imposerait aux  médecins le retour à la saignée et au bain de siège ?" C'est la question que pose Catherine Tauveron à la lecture des nouveaux programmes de français du primaire. Son analyse est sévère. Elle estime qu'ils "renforcent les attitudes précisément pointées dans PIRLS comme à l’origine des difficultés (des élèves français)… Comment pense-t-on former des enfants près à entrer en 6ème et, au-delà, à devenir des citoyens autonomes et avisés en ne sollicitant en eux que le copieur, le répétiteur, le régurgiteur, en les mettant constamment en sous-régime, autour de basses œuvres, tout en les forçant, paradoxalement, à digérer un programme grammatical démentiel…, alors même qu’on n’a jamais pu démontrer une quelconque  liaison entre enseignement grammatical classique et performances langagières orales ou écrites ?"

 

Toute entreprise, institution, organisation, soucieuse d’une gestion rationnelle et saine, après avoir mis en œuvre un programme d’action et s’être fixé des objectifs précis, laisse à ses membres le temps nécessaire pour qu’ils comprennent et s’approprient  le dit programme et ses objectifs, accompagne la mise en œuvre de ce programme et de ses objectifs d’une observation au jour le jour afin de détecter obstacles, résistances ou lieux de réussite, met sur pied des sessions de formation, évalue pour finir le gain effectivement obtenu en regard du gain escompté. Autant d’opérations qui impliquent un investissement financier et humain considérable : l’investissement des concepteurs du programmes (un bon programme exige en amont une étude fouillée des besoins de l’entreprise, la prise en compte et l’articulation de données scientifiques diverses susceptibles d’apporter une réponse à ces besoins), l’investissement des formateurs à ce programme, l’investissement enfin et surtout des agents qui doivent le mettre en œuvre. En irait-il différemment dans l’entreprise scolaire ?

 

A peine un programme pour l’école (celui de 2002 et ses successives modifications) commence-t-il à être compris et mis en œuvre, à peine a-t-on commencé à observer les besoins de formation pour rendre cette mise en œuvre plus efficace, à peine les éditeurs ont-ils bouclé leurs manuels, que surgit un autre programme en projet :

-  dont la venue ne s’appuie sur aucune évaluation des effets du premier, qui, d’ailleurs, par la force des choses, n’ont pas eu le temps de se faire sentir à grande échelle, tant il est vrai qu’il faut quelques années avant que l’esprit et la lettre d’un programme quel qu’il soit soient compris et mis en œuvre,

-  conçu, sans contrôle expert,  de manière occulte, manifestement dans la précipitation, hors de toute prise en compte (ou dans le mépris) des acquis des recherches sur l’apprentissage en général, sur l’apprentissage de la langue, de la lecture et de l’écriture en particulier,

-  conçu sans cadre  théorique (sur la langue, sur la compréhension, sur la réception de la littérature, sur l’acte d’écriture), à partir de simples représentations communes, qui sont celles de la rue,

-  qui nous renvoie au programme des années 50 tout en prétendant former des enfants du XXIème siècle,

-  qui se présente comme une réponse massive aux résultats peu glorieux, singulièrement en lecture,  des élèves français aux évaluations internationales (PISA, PIRLS) et qui, dans les faits, mènera tout droit à la catastrophe,

-  qui est censé se fonder sur les principes du socle commun des connaissances et compétences engageant la communauté européenne dans son ensemble et les dévoie systématiquement

-  qui, mais ce ne sera sans doute considéré que comme un épiphénomène (qu’importe le gaspillage des fonds publics et des énergies humaines, quand il s’agit de politique), rend caduc l’ensemble des recherches en cours sur la mise en œuvre des programmes précédents et leurs effets.

 

Reprenons deux points de ces points.

 

1- Des propositions qui renforceront l’échec, constaté internationalement, des élèves français

Les élèves français dans l’évaluation PIRLS se caractérisent par leurs faibles performances en lecture de textes littéraires : seulement un quart de nos élèves de CM1 dispose des capacités inférentielles et interprétatives définissant le niveau 3. Ils se sont construits, au travers des activités imposées traditionnellement dans le monde scolaire,  une représentation réductrice de la lecture comme simple saisie de la littéralité du texte. S’ils savent a minima retrouver une information explicite dans le texte, ils ne sont pas capables dans leur majorité de combler des implicites, de faire des inférences simples, encore moins construire des hypothèses interprétatives, de porter un jugement évaluatif sur les personnages, un jugement de goût sur l’oeuvre, de mettre en relation le texte à lire avec leurs lectures antérieures ou avec leur expérience personnelle,  en d’autres termes ils ne s’investissent ni cognitivement ni affectivement, ni culturellement dans l’acte de lecture. Ils se comportent comme des récepteurs et non comme des producteurs de sens et dès lors se retrouvent en grande difficulté de compréhension. 

 

Or les programmes en projet  vont très précisément en sens inverse de la direction indiquée. Ils renforcent les attitudes précisément pointées dans PIRLS comme à l’origine des difficultés.

 

Les compétences listées  pour le CP et le CE1 sont  essentiellement des compétences relevant de l’infra-compréhension et du montage pur et simple de mécanismes (déchiffrage de mots), à partir de tâches de bas niveau,  chez un sujet lecteur passif.

 

La compréhension (retour à la case départ d’une compréhension définie comme simple saisie de la littéralité) n’est plus identifiée comme un problème et donc comme objectif d’apprentissage. Posée comme la conséquence naturelle du déchiffrage, elle se mesure à la restitution de données explicites du texte. Etre un bon lecteur c’est savoir répondre aux questions fermées de l’enseignant dont la réponse est dans le texte. Ou être capable de reformuler le texte, étant entendu que la reformulation est désormais entendue comme la preuve de la compréhension quand elle était dans les programmes 2002 conçue comme le lieu d’identification pour l’enseignant d’une interprétation et donc d’une compréhension, à travailler, à échanger. Silence sidérant sur la nécessaire complémentation du texte par le lecteur, la certitude attestée dans toutes les théories de la compréhension et de la réception littéraire que la lecture est « une activité à responsabilité partagée » (Alberto Manguel), nourrie d’une culture des genres, des auteurs, des stéréotypes, des stratégies narratives, silence sur le nécessaire travail d’interprétation, sur le texte singulier du lecteur, sur la dimension artistique de la littérature. Seuls les arts plastiques relèvent désormais explicitement de la dimension artistique (mais l’enseignement dont ils font l’objet n’est qu’un enseignement purement académique  par empilement d’œuvres à connaître). C’est un rapport de soumission aux textes qui est demandé à l’élève et c’est ce rapport-là qui est à l’origine de la majorité des  échecs en lecture.

 

Il se trouve que les programmes de 2002, dans le chapitre Littérature du cycle 3 et plus généralement dans les paragraphes consacrés à l’apprentissage de la lecture aux cycles 1 et 2,  sont une réponse aux difficultés de nos élèves en lecture. Fruit d’un travail d’experts, chercheurs en didactique et en psychologie cognitive reconnus, ils prennent en compte les modélisations didactiques des théories de la lecture, de la littérature et de la lecture littéraire disponibles, se donnent donc une définition de la compréhension et de l’interprétation, identifient clairement les obstacles à la compréhension chez les élèves et les moyens de les surmonter, proposent un corpus pensé en fonction des problèmes d’interprétation/ compréhension repérés et de l’intérêt narratif, ethico-philosophique, esthétique des œuvres, se préoccupent du sujet lecteur et des moyens de lui offrir un espace d’expression, construisent les notions de communauté interprétative et de communauté culturelle et pour finir pointent la dimension artistique de la littérature. Ils construisent ce faisant un rapport nouveau à la lecture et au texte. Sur toutes les dimensions, cognitives, émotives, culturelles, esthétiques, de la littérature, les documents d’accompagnement offrent aux enseignants des orientations de mise en œuvre précises et largement illustrées.

 

Voilà donc des programmes inscrits dans un cadre théorico-pratique identifiable, un programme certes ambitieux et novateur mais que nous envient (enviaient) bien des didacticiens de la littérature à l’étranger, des programmes qui font consensus chez les enseignants (voir Repères 37, « Les pratiques effectives de la littérature à l’école et au collège », à paraître), singulièrement en ce qu’ils s’accompagnent d’exemples commentés de mise en œuvre. Ces programmes  sont une réponse a priori  aux  insuffisances des élèves français à l’évaluation PIRLS, en ce qu’ils remettent en cause les pratiques habituelles et leurs effets pervers. On a pu d’ores et déjà montrer   les effets positifs de la lecture littéraire ainsi conçue sur des élèves en difficulté avec la lecture. Dans le projet de programme, la littérature sauve les meubles (elle figure en tant que telle)  mais de la maison ne reste pratiquement plus rien.

 

2- Des propositions en contradiction avec le texte de référence « socle commun »

L’une des conclusions majeures  du Haut Conseil en éducation était : « Tirer vers le haut ceux qui éprouvent des difficultés », en les mettant  «  face à des situations complexes ». La caractéristique majeure des programmes en projet est de placer systématiquement l’élève, dans tous les domaines du français,  face à  des situations simples, voire scandaleusement simplistes, n’exigeant aucune initiative, aucune intelligence, aucune curiosité, aucune culture et de croire que l’apprentissage puisse aller du simple au complexe et surtout sans investissement du sujet :

- réponse à des questionnaires en lecture, en lieu et place de la résolution de problèmes de compréhension / interprétation et de la construction d’hypothèses interprétatives argumentées au besoin par écrit ;

-  copie (de surcroît calligraphiée) de textes en lieu et place de l’activité complexe qu’est l’écriture-construction d’un texte répondant à un enjeu précis ;

-  étiquetage des catégories grammaticales en lieu et place d’activités de résolutions de problèmes linguistiques ;

-  travail en langue réduit au travail sur la phrase, comme si savoir écrire une phrase  assurait ispo facto de savoir écrire, plus tard (quand ?), un texte ;

- silence ou presque sur  les conduites et compétences discursives : les élèves de cycle 3 écriront des  « rédactions » (attendons-nous au retour des belles consignes qui ont « fait leurs preuves » : « Racontez vos vacances » ou « Racontez une partie de pêche »)

-  écriture d’une seule phrase « simple » en cycle 2, de surcroît avec l’aide de l’enseignant et des pairs (quand les enfants de fin de CP peuvent écrire  seuls des textes parfois fort élaborés)

- apprentissage par cœur de textes, en lieu et place de la mise en voix qui supposait une appropriation préalable du texte etc.

 

L’élève visé est un élève sans initiative, que l’on peut modeler comme une cire molle.  En contradiction avec tout ce qu’on sait sur la construction de la langue chez l’enfant, le petit élève de maternelle répondra à une question de l’enseignant par une phrase complète (beau retour « aux enfants bâillonnés » décrits au début des années 70) et ne répondra que lorsque on l’y autorisera, sera censé ingurgiter 6 mots nouveaux programmé chaque jour. L’enfant de cycle 3 n’observera pas de manière réfléchie sa langue mais il saura étiqueter  le complément d’attribution et décliner sans erreur le futur antérieur…

 

Comment pense-t-on former des enfants près à entrer en 6ème et, au-delà, à devenir des citoyens autonomes et avisés en ne sollicitant en eux que le copieur, le répétiteur, le régurgiteur, en les mettant constamment en sous-régime, autour de basses œuvres, tout en les forçant, paradoxalement, à digérer un programme grammatical démentiel (qui couvre l’actuel programme de l’entière scolarité primaire et secondaire)  et parfaitement stérile, passant en revue toutes les catégories, y compris les moins assurées dans les théories linguistiques, alors même qu’on n’a jamais pu démontrer une quelconque  liaison entre enseignement grammatical classique et performances langagières orales ou écrites.

 

Le texte présentant le socle commun de connaissances et compétences  a pour vocation initiale de constituer une  « référence pour la rédaction des programmes de l’école et du collège ». Il invite, non point à changer les programmes pour l’école, mais  à repérer dans les programmes existants ce qui relève de ses grandes orientations. Et de fait, il est aisé de repérer dans  les programmes de 2002 de nombreux éléments relevant de ce que le socle nomme « Culture humaniste ». Cette culture humaniste  repose sur « la fréquentation d’oeuvres littéraires intégrales (récits, romans, poèmes, pièces de théâtre) appartenant: au patrimoine français, européen et mondial (ancien, moderne ou contemporain) », autant de finalités et de caractéristiques qui sont celles mêmes des listes d’ouvrages conseillés pour les cycles 2 et 3. De cette littérature et de sa lecture sont soulignées  les dimensions esthétique (« Elles suscitent des émotions esthétiques , contribuent à la formation du jugement, du goût et de la sensibilité »), cognitive (« Elle se fonde sur l'analyse et l'interprétation des textes et des oeuvres d'époques ou de genres différents »),  éthiques et philosophiques (« Elle enrichit la perception du réel, ouvre l'esprit à la diversité des situations humaines, invite à la réflexion sur ses propres opinions et sentiments, contribue à la connaissance des idées et à la découverte de soi »), toutes dimensions qui sont aussi le socle des programmes 2002. A lire transversalement  le texte du socle autour de la notion de capacités, on y retrouve très exactement les caractéristiques du sujet lecteur visé par les programmes de 2002 :

- Dans le dialogue privé avec le texte, le sujet lecteur doit bien considérer la lecture littéraire comme une activité de résolution de problème de compréhension et éventuellement d’interprétation, supposant les attitudes majeures que sont « l’esprit d’initiative, l’autonomie et la créativité » . (il s’agit bien de passer « du texte interrogé au texte qui interroge », Th. Aron).  Il doit donc savoir, sur le plan cognitif :  « éprouver la résistance du réel », en l’occurrence la résistance du texte  soumis à lecture,  « identifier un problème et mettre au point une démarche de résolution », « comprendre qu'un effet peut avoir plusieurs causes agissant simultanément, percevoir qu'il peut exister des causes non apparentes ou inconnues », « mettre à l'essai plusieurs pistes de solution »,  « savoir observer, questionner, formuler une hypothèse » , pour valider cette hypothèse « rechercher l'information utile, l'analyser, la trier, la hiérarchiser, l'organiser ».

 

- Dans le dialogue public des lecteurs autour du texte, la socialisation des expériences de lecture, chacun doit (sait) : « rendre compte de sa lecture », « prendre part à un débat » , « distinguer ce dont on est sûr de ce qu'il faut prouver » et dans ce qui est à prouver, « le probable ou l'incertain », ce  qui doit permettre de classer les hypothèses en fonction de leur degré de plausibilité,  « savoir communiquer et  travailler en équipe, ce qui suppose savoir écouter, faire valoir son point de vue, négocier, rechercher un consensus » (quand le consensus est possible ou incontournable), « savoir construire son opinion personnelle et pouvoir la remettre en question, la nuancer » (par la prise de conscience de la part d'affectivité, de l'influence de préjugés, de stéréotypes),  « identifier, expliquer, rectifier une erreur ».

 

Sur le plan affectif, émotif, il sait « dire ses émotions, ses impressions », ce qui signifie que la littérature est reconnue comme le lieu d’expériences intimes. Sur le plan esthétique, il manifeste « un intérêt  pour la langue », un « goût pour les sonorités, les jeux de sens, la puissance émotive de la langue », il faire « la distinction entre produits de consommation culturelle et œuvres d’art ». Sur le plan éthique, philosophique, il sait faire preuve de jugement et d'esprit critique, ce qui suppose  qu’il sait « évaluer la part de subjectivité ou de partialité d'un récit »; « soumettre à critique l'information et la mettre à distance », « distinguer virtuel et réel », en l’occurrence fiction et réalité. Sur le plan culturel, il sait situer dans le temps les événements, les oeuvres littéraires ou artistiques, et  les mettre en relation avec des faits historiques ou culturels utiles à leur compréhension (il sait donc « mettre en relation les acquis des différentes disciplines et les mobiliser », dans la discipline proprement dite, mettre en relation les œuvres lues, organiser sa bibliothèque intérieure selon le principe, développé par les programmes, de la lecture en réseau). Au terme de l’étude il s’approprie le texte et « sait le dire de mémoire ».

 

C’est évidemment un tout autre portrait de lecteur (scripteur) que nous offrent les programmes en projet et le paragraphe liminaire qu’ils empruntent  au texte du socle n’est  qu’un alibi de pure forme. Dans la suite, tout se passe comme si le socle commun n’avait jamais existé. On  ne voit poindre à l’horizon qu’un élève atone, alimenté au compte-goutte d’une nourriture insipide, ou inutile,  et  poussé à l’anoréxie.

 

Pour user d’une métaphore, et toutes proportions gardées, que dirait-on d’un ministre de la santé qui, visant la diminution de la mortalité, imposerait aux  médecins le retour à la saignée et au bain de siège ?

 

Catherine Tauveron,

P.U (Littérature), IUFM de Bretagne-UBO

 

Liens :

Sur EduScol, colloque organisé par Catherine Tauveron sur les programmes de 2002

http://eduscol.education.fr/D0126/lecture_litteraire_actes.htm

Etude sur le site Bien Lire

http://www.bienlire.education.fr/01-actualite/[...]

 

Dans les derniers ouvrages :

Vers une écriture littéraire ou comment construire une posture d'auteur à l'école : De la GS au CM2 par Catherine Tauveron, Pierre Sève, Hatier, 2005.

 

 

Par fgiroud , le lundi 24 mars 2008.

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