Quelles valeurs, quels comportements peut induire "la morale" et l’Ecole ? 

Le retour de l'instruction morale voulu par X. Darcos va-t-il définitivement enterrer les efforts que font les enseignants pour éduquer les jeunes au vivre ensemble ? "Puisque la morale appartient à la philosophie", écrit Gérard de Vecchi, formateur IUFM, "instaurons des moments de philosophie". Que les maximes sortent de la bouche des élèves…



Un enseignant fait-il plutôt passer "ce qu’il dit" ou… "ce qu’il est" ?


La Morale est une branche de la philosophie. Rejeter l’éducation aux valeurs, c’est accepter que s’instaure la "loi du plus fort". Il n’est donc pas question de l’ignorer. Mais c’est dans la manière de l’appréhender que les problèmes se posent. «  Il faut faire ceci et cela, comme ceci et comme cela » ne fait, le plus souvent, qu’aller à l’encontre de l’objectif visé (aux USA, on s’est aperçu qu’après chaque campagne anti-tabac, la consommation de cigarettes… augmentait d’environ 10% !). C’est une éducation à la citoyenneté qui se vit, entre autres dans la mini-société que constitue la classe, et non des leçons de morale qui s’écoutent (mais pas forcément qui s’entendent) que nous devons proposer ! Pourtant, nous sommes des "fonctionnaires" qui devons obéir… alors que faire ?


Tout d’abord, je ne résiste pas à l’envie de proposer un petit texte de Claude Duneton qui peut nous faire réfléchir [1] !


 « Un flic, l'autre jour, me fait signe d'arrêter ma voiture. Je me gare au bord du trottoir ; il s'approche. Quelque chose le chagrine ; c'est la plaque avant qui est dévissée. Je sais, elle pend de traviole au bas du capot. Je fais semblant d'aller voir, je m'étonne :

"Tiens !... elle a dû se dévisser en roulant !..."

Je tripote le bout de tôle, le coince. Je fais le maladroit. Lui, il ne répond pas. Il tourne autour de la vieille 2 CV comme un savant autour d'un problème. Il laisse tomber d'un ton narquois, sûr de lui, pas pressé :

"Et le rétroviseur ? Il s'est dévissé en roulant, lui aussi ?..."

C'est vrai, le rétro, j'avais oublié... Me voilà dans de beaux draps ! J'ai l'inquiétude des grands coupables ; à la façon dont il se penche sur mes pneus, plus très neufs, je me sens l'estomac pincé. Je me sens voleur, fripouille, galopin... ça a l'air grave ; il hoche la tête, me fait languir. Encore un petit tour, l'œil traînard, puis :

"Vous avez les papiers du véhicule ?

Oui, oui !..."

Je suis content, je les ai. Je m'affole aussi, je les cherche. Je tâte la veste, je fronce le sourcil... Il attend.

Soudain, j'ai la sensation du déjà vécu. Il me toise d'un air que je connais bien, et la façon dont il a dit : "Et le rétroviseur ?"... Ce ton de lassitude hautaine, en fond de ricanement ? Mais oui ! C'est exactement le ton d'un instituteur qui inspecte : "Et ton cartable ? Tu appelles ça rangé, toi ?" Mon inquiétude prend corps, comme s'il allait me filer cent lignes. J'en suis à la troisième poche. Je les ai pourtant pris, les papiers ! J'esquisse un sourire penaud... ça va venir... Je les sens, là, coincés dans la doublure... Ça y est : "Voilà !"

Je les lui montre. Je déplie avec obligeance le porte-cartes en éventail. Il ne bouge pas un doigt. Un petit signe de tête, il a la superbe qu'il faut :

"Sortez-les moi".

Comme on dit : "Enlève ton buvard" - la même ambiance.


Le type est tout jeune, vingt-quatre, vingt-cinq ans, pas plus. Ces manières-là il ne les a pas inventées. Ça me frappe comme une révélation : il est en train d'imiter son ancien maître d'école ! Tout y est : le maintien, le sarcasme [...] Alors, maintenant qu'il est flic, le seul ton qu'il sache prendre pour faire sentir son autorité, le seul qu'il connaisse, c'est celui des enseignants qui l'ont humilié. Il reprend le rôle, il me le ressort tel quel, en imitation parfaite, sans nuances. Mise à part la baffe, mais c'est bien parce que la rue est tranquille... Il sort calmement son carnet à souches et rédige ma punition.

On dit que les profs ont des manières de flic ! Quelle erreur ! Il suffit de réfléchir deux minutes : ce sont les flics qui ont adopté nos manières. »  

Bigre !


Alors, que faire ?

Des maximes surannées suivant méticuleusement une "progression"… ou des situations-problèmes touchant la réalité au moment où l’actualité et le vécu de classe nous le permettent ?

Puisque la morale appartient à la philosophie… instaurons des moments de philosophie en classe ! Peu importe comment on les nommera et si une maxime doit être écrite au tableau… (elle devrait être produite par les élèves eux-mêmes, en conclusion de leurs discussions ou débats) !

Pourquoi ne pas utiliser les situations-problèmes pour donner du sens aux activités ? En voici quelques exemples[2].

 

En maternelle[3]

• Premier exemple

"Cracher ça fait pas mal"

« - Maîtresse, y m'a craché dessus !

   - Oui, mais ça fait pas mal, alors je peux ! »

Obstacle et rupture :

La représentation classique consiste à ne penser qu’au mal physique.

On peut faire mal à l’autre autrement que physiquement : en lui faisant de la peine, en le blessant moralement, en l’importunant (même avec un bisou ou une caresse).

Une discussion, sur cette situation n’est-elle pas plus pertinente qu’une règle de morale formulée ostentatoirement par l’enseignant(e) ?

• Il en est de même pour :

"Ça compte plus, j’ai dit pardon !"

 « - Maîtresse, il m'a donné une claque.

   - Oui mais j'ai dit pardon ! »

 Doit-on gronder le deuxième enfant ?

 Débat : la politesse gomme-t-elle l'acte ?

Obstacle et rupture

Comme la politesse, qui est enseignée aux élèves, leur demande de s’excuser, ils pensent souvent que cela suffit pour gommer l’acte.

Demander pardon, faire un bisou n’efface pas tout. Ce serait trop facile ! On reste responsable de ce que l’on a fait.

• Ou même, puisque la politique de l’escalade est très courante dans nos relations sociales :

"Œil pour œil ?" 

Faut-il rendre ce qu’on nous a fait, comme certains papas ou mamans le disent à leurs enfants ?  

Débat .

Obstacle et rupture :

Cette attitude correspond-elle à la meilleure solution ? Il en existe d’autres qui passent par la maîtresse et par la référence aux règles de vie.

Ne peut-on pas dire aussi cela aux parents et les faire participer à l’éducation à la citoyenneté (pardon ! à l’apprentissage de la morale) ?

 

En primaire… et même plus tard !

Obéir... pour être libre ?

Il s’agit de faire prendre conscience aux élèves que les règles, les lois, sont faites pour nous aider à vivre ensemble et qu'il est souhaitable de les respecter.

Cela permet de comprendre qu’elles peuvent évoluer et que chacun peut aussi participer à leur élaboration ou à leur modification.

- « J'en ai marre de toujours obéir. Y a des choses qu'il faut toujours faire et que j'ai plus envie de faire ». Cela peut correspondre à une de vos réactions.

Pensez à une ou à quelques règles que vous n’avez pas toujours envie de suivre.

On les écrit, on en discute.

- Et si chacun ne suivait plus les règles qui l’ennuient ? Ce serait drôlement mieux ?

Mais, au fait, qu'arriverait-il ou que pourrait-il arriver ?

On peut faire vivre des jeux de rôle mettant en scène des problèmes qui risqueraient de se poser s'il n'y avait plus de lois, plus de règles.

Exemples :

- Plus personne n'arrive à la même heure à l'école... et certains ne viennent plus du tout. Ceux qui viennent ne veulent travailler que sur les sujets qu’ils choisissent mais ils ne sont pas d’accord. Ils se rencontrent et parlent de la nouvelle situation.

- Un père et une mère décident qu'ils ne veulent plus jamais travailler. Tant pis pour l’argent ! Ils l’annoncent à leurs trois enfants.

- Un grand frère décide de prendre tout ce qu'il a envie, dans la maison, et d'aller vivre ailleurs. Il rencontre ses jeunes frères et soeurs et leur annonce qu'il va récupérer tout l’argent, la télévision, certaines affaires ne lui appartenant pas mais dont il a besoin...


Ouverture sur l'analyse des règles que vous n'avez pas envie de suivre. Ont-elles un rôle important à jouer ?

Peut-on les éliminer ?

Peut-on les modifier pour qu'elles soient plus adaptées ?

Et quelles sont les règles qui vous paraissent importantes à respecter ?

Obstacle et rupture :

Ne plus suivre de règles peut être considéré comme un soulagement, une délivrance, l'occasion de vivre avec une plus grande liberté... quand l’expérience montre que c'est le contraire !

Les règles n'ont d'intérêt que par ce qu'elles permettent et par la liberté effective qu'elles procurent.


Elargissements possibles et variantes

• Aucune civilisation, aucun pays, aucune ville, aucun groupe d’individus vivant ensemble ne peut se passer de lois ! Nul ne peut vivre sans lois.

Et si, tout simplement, il n’y avait plus de lois ? D’ailleurs, les lois, quelle est leur valeur absolue puisqu’elles ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre ?

Qu’en pensez-vous ?

ou

• Et si le code de la route n’existait pas ?

Essayons d’imaginer ce qui pourrait se passer.

ou, d’une manière très provocatrice :

• Pour provoquer des réactions, l’enseignant prive brutalement et autoritairement certains élèves de leurs droits et accorde des passe-droits à d’autres… puis il en discute avec toute la classe !

ou

Alors, que veut dire "être libre" ?


Et si les lois que l’on nous oblige à respecter représentaient le meilleur garant de notre liberté ?



Pour les plus grands

• … Puisque la "politesse" est présentée comme une fin en soi !

"La politesse, une grande vertu ?" [4]

La politesse, bien sûr... Et pourtant !

La politesse est la plus pauvre des vertus, la plus superficielle, la plus discutable. D’ailleurs, est-ce réellement une vertu ? Petite vertu, en tout cas, comme on dit des dames du même nom. Un nazi poli, qu’est-ce que cela change au nazisme ? Qu’est-ce que cela change à l’horreur ? Rien, bien sûr, et la politesse est bien caractérisée par ce rien. Vertu de pure forme, vertu d’étiquette, vertu d’apparat ! L’apparence donc d’une vertu, et l’apparence seulement. Dire s’il te plait ou pardon, c’est faire semblant de respecter. Dire merci c’est faire semblant d’être reconnaissant.

Alors, est-il si important d’apprendre la politesse aux enfants ? Quand on y réfléchit, ne vaudrait-il pas mieux leur enseigner autre chose ?

Obstacle et rupture :

La politesse est une valeur indispensable comme facteur d’intégration et d’acceptation, mais c’est une valeur ambiguë, et à ce titre presque suspecte. « C’est un artifice, et l’on se méfie des artifices. C’est une parure, et l’on se méfie des parures. Et la politesse insultante des grands ? Et celle obséquieuse ou servile de bien des petits ?

La politesse est donc artificielle ; elle est constituée d'une somme de simulacres. «  Un salaud poli n’est pas moins ignoble qu’un autre ; il l’est peut-être même davantage ! ». Et la politesse n’a rien à voir avec la morale.

Mais faut-il être impoli pour autant ?

Kant disait que l’on ne saurait déduire ce que l’on doit faire de ce qui se fait. « C’est pourtant ce à quoi l’enfant est obligé, durant ses premières années et par quoi seul il devient humain »...  Comment émergerait-elle, cette morale, si la politesse n’était pas donnée d’abord ?... La politesse est ce semblant de vertu, d’où les vertus proviennent... La politesse donc (« cela ne se fait pas ») est antérieure à la morale (« cela ne doit pas se faire ») laquelle ne se constituera que peu à peu, comme une politesse intériorisée.

La politesse n’est donc pas une vertu mais une qualité. « Elle est nécessaire chez l’enfant mais se révèle très insuffisante chez l’adulte puisqu’à la prendre trop au sérieux, elle est le contraire de l’authenticité... Ne vaut-il pas mieux être trop honnête pour être poli que trop poli pour être honnête ? »

L’important n’est-il pas d’être poli, ce qui facilite considérablement la vie en société, tout en ayant une analyse fine des ambiguïtés qu’elle renferme et de la manipulation qu’elle peut engendrer ?


En conclusion...

Plus que jamais l'Ecole devrait préparer les élèves à l’autonomie et l'autoformation, au développement de la pensée critique, à la compréhension du monde d’aujourd’hui (ce qui ne veut pas dire à son acceptation !) et à l’implication dans le monde de demain. Ce que nous proposent les "nouveaux programmes" va plutôt vers l’apprentissage de l’obéissance, la docilité, la soumission, et ce qui en découle, à savoir l’hypocrisie et la servilité volontaire… ce qui, par réaction, ouvre vers le fanatisme et l’intégrisme !). Les élèves seront-ils prêts à accepter cela… ou réagiront-ils avec encore plus de violence… puisque c’est la seule voie qui leur restera !


Il nous faut donc trouver des chemins qui nous permettront de continuer à réaliser ce que nous savons être essentiel... tout en le faisant entrer dans les “cadres” de ce que l’on nous demande. Tout n’est pas perdu !

Gérard De Vecchi




Liens :

Site : Le site de G de Vecchi

http://www.EveryOneWeb.fr/gdevecchi

Le blog de Céline (Céline Colé) déjà signalé dans un précédent article du Café Pédagogique :

http://morale.over-blog.com/

Sur le Café : Le grand retour de l'instruction civique et morale

http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/s[...]



[1] Claude Duneton, Copyright © Le Monde de l'Éducation, octobre 1979, p. 34.

[2] L’ensemble des exemples suivants proviennent de : Gérard De Vecchi, Une banque de situations-problèmes, tous niveaux (2 tomes) Hachette 2004-2005.

[3] A partir d’un travail de Pascale Desplats, École de la Croix en Brie (77).

[4] Analyse faite d’après : André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995. Les citations qui suivent sont tirées de cet ouvrage.



Sur le site du Café
Par fgiroud , le mardi 18 mars 2008.

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