Pierre Sève : "De l'instruction sans éducation" 

Reuter ICEMLes collègues mathématiciens (déclaration de l'ARDM, du 4 mars 2008) écrivent ceci : "La philosophie qui semble présider aux programmes tend à opposer algorithmes et sens des opérations, considérant la résolution de problèmes comme terrain d'applications des algorithmes.  Les études menées en didactiques des mathématiques ont permis de montrer qu'au lieu de faire précéder l'apprentissage des uns par celui des autres, il était au contraire nécessaire de veiller à l'articulation des uns et des autres, sans les disjoindre."
Il me semble qu'on peut dire exactement la même chose, mutatis mutandis, du domaine du français : la philosophie de ces "nouveaux" programmes tend à opposer étude de la langue et pratiques langagières, considérant que les pratiques langagières ne seraient que le terrain d'application des savoirs sur la langue.

En fait de nouveauté, il semble que ces programmes fassent retour aux pratiques scolaires des années soixante, châtiments corporels et intimidations en moins.



Ainsi la définition qui est donnée du langage est indigente.  L'articulation entre langage et pensée est posée sans explicitation : la compréhension orale est réduite à la syntaxe et au vocabulaire sans considération aucune pour les marques d'énonciation (de temps, de lieu, d'identité - seule la maîtrise du je est recommandée en PS -) ; la distinction fondamentale entre langage en situation et langage d'évocation disparaît ; il n'y a pas plus de référence à l'opposition entre code implicite et code explicite.  Que l'enfant développe son langage parce qu'il y trouve un bénéfice symbolique, parce qu'il élargit sa socialisation et parce qu'il verbalise sa singularité, qu'il le développe en capitalisant les actes de parole réussis, tout cela n'effleure qu'au bénéfice de l'institution scolaire : "se faire comprendre pour les besoins de la vie scolaire", "prendre sa place dans les échanges collectifs" (progression pour la Maternelle, p. 21).

Le travail sur la compréhension (en lecture) et sur la recevabilité (en production de texte) est non moins indigent.  Au C.P. et au C.E.1, la question de la compréhension se dissout dans celle du déchiffrage, de "l'organisation des phrases ou du texte", du vocabulaire et des connaissances antérieures (p. 9).  Au cycle 3, c'est "une analyse précise" (p. 13) du texte qui doit la permettre.  Faut-il lire dans cette introduction des explications de texte une secondarisation de l'école primaire ?  En effet, le "repérage intuitif" (p. 13) dont les élèves sont capables apparaît non comme la base du travail mais comme une navrante concession, puisqu'il faut "aussi" (p. 13) recourir à l'étude des marques de cohésion : étude de la ponctuation de la phrase et du texte, temps verbaux, pronoms, champs lexicaux…  Il n'y a donc rien sur une réflexion sur le sens même de l'acte de lire, sur les façons de s'y prendre, sur ce qu'on en peut espérer.  Seules sont mis en avant les activités qui permettent au maître de contrôler la compréhension : "lire à voix haute avec fluidité, reformuler, résumer, répondre à des questions" (p. 28)… Et il faut aller chercher dans les progressions proposées pour le CE2 (apparemment cette question ne devrait se poser qu'à ce niveau et y être définitivement résolue !) pour trouver quelque chose sur la manière de restaurer la compréhension (p. 28).
Du côté de la production de texte, rien.  Il ne s'agit que de "rédaction" (tout au long du texte), comme si l'écriture se résumait à la mise en mots.  D'ailleurs, comme guide à la "rédaction" ne sont mentionnées que de mystérieuses "règles de composition et de rédaction" (p. 13).  Conformément à cette vision applicationniste, la cohésion du texte, sa "précision", sa "richesse" et l'absence de répétition semblent les seuls critères pour établir la qualité d'une "rédaction" (p. 29). On ne considère nulle part son efficacité éventuelle sur un lecteur, laquelle semble devoir découler automatiquement de ces seuls aspects.  Et comme le maître est le seul invité à formuler des remarques (p. 29), on a l'impression qu'il est l'unique lecteur envisagé.  Il ne s'agit donc pas d'apprendre à écrire en vue d'un usage autonome de l'écriture, mais simplement de s'inscrire dans un rituel scolaire.  Il est donc logique qu'on ne trouve rien sur la planification ou la révision, rien sur la recherche des idées, rien sur le repositionnement énonciatif et social qu'exige l'écriture.  Logiquement encore, l'effet en retour de l'écrit sur son auteur n'est jamais envisagé.


La référence à la littérature paraît une révérence prise en compte à regret.  En effet, rien ne distingue ce qui en est dit de ce qui est dit de la lecture en général, sinon :

- la référence à une "culture littéraire commune"
- le droit reconnu aux élèves d' "exprimer leurs réactions" (et non pas seulement de répondre à des questions du maître)
- la proposition de "mettre en relation" les textes (p. 13).


L'interprétation disparaît.  Il n'apparaît donc aucune allusion à la littérature comme socialisation des émotions, comme laboratoire de la compréhension (des processus d'élaboration à ceux d'intégration), comme expérience singulière du langage.  Le sort fait à la poésie est particulièrement emblématique : occasion de retenir des mots évocateurs ou "amusants" en Grande Section (p. 21), elle disparaît (ou plutôt elle est réduite à la récitation) jusqu'au Cours Élémentaire 2 où l'on ne trouve qu'une proposition d' "écrire un texte poétique en obéissant à une ou plusieurs consignes précises" (p. 29, c'est nous qui soulignons).  Rien, donc sur l'invention propre des élèves, la patiente mise au jour des appétences langagières propres des élèves…  Dans ce contexte, le mot "culture" dans l'expression "culture commune" ne signifie que la fréquentation d'un répertoire défini, il ne s'agit apparemment pas de cultiver les élèves.  Alors, la littérature : un "vœu pieux" ?  Un supplément d'âme ?  Une marque de croyance aux effets magiques d'une littérature dont la force serait immanente ?  Un leurre, en tout cas.



Symétriquement, dans le domaine de l'étude de la langue, aucune référence n'est faite aux connaissances en acte des élèves, à la grammaire implicite, pourtant continûment évoquée dans les instructions officielles depuis le plan Rouchette de 1971, les programmes de 1985, ceux de 1995 puis ceux de 2002. Aucun tissage avec ce qui est déjà là chez les élèves, aucun appel à la curiosité, à l'explicitation. Aucune autre relation avec l'usage dans le langage qu'une omniprésente relation de prescription et d'obéissance.



Ainsi, quel que soit le domaine du français, langue, langage et parole sont clivés.  Et, au mépris de toutes les avancées en épistémologie (comme en didactique), la langue domine le langage et la parole n'a point de place.  C'est partout un appel à l'obéissance de la "règle" et au respect des normes.  Qu'il s'agisse de lecture, d'écriture ou d'étude de la langue, le scénario est clair : le maître sait, les élèves appliquent, le maître contrôle.  De pensée, point.  De curiosité, moins encore.  De l'instruction sans éducation.



Car ces "nouveaux" programmes mésestiment quatre obstacles majeurs, attestés dans la trajectoire de la plupart des élèves en difficulté.  Nous n'insisterons ni sur la réelle complexité des objets à enseigner ni sur les simplifications réductrices qui se trouvent ici promues (voyez cependant l'édifiante note 3 page 30 : elle en suggère long sur le désintérêt porté à l'articulation entre grammaire de phrase et compréhension du texte.  Le rôle des compléments de phrase dans l'organisation du texte est pour le moins négligé…).  Nous n'insisterons pas davantage sur la conception de l'apprentissage, uniquement envisagé ici comme évidente réception de la voix de son maître.  


Mais qu'on nous permette d'insister sur la pauvreté des pratiques langagières de ces élèves. En effet, malgré ce qu'on voudrait laisser accroire, les maîtres ne manquent pas de provisionner le vocabulaire des élèves, de fournir et d'expliquer les procédures efficaces.  Mais ces interventions n'ont d'efficacité que si les élèves en ont l'usage, s'ils en ont besoin ; sinon elles font un emplâtre sur une jambe de bois.  Or les élèves en difficulté ont peu le souci de se repérer dans le vaste monde, ils ne ressentent aucun besoin de penser l'universel.  Les mots - malgré ce qu'en veulent les programmes - n'ont de valeur de précision et de structuration que par opposition, parce qu'on hésite, parce qu'on a quelque chose à dire (à écrire) dans la sphère où ces oppositions font sens.  Ces élèves n'ont souvent aucune aspiration au cosmopolitisme ni à l'universel.  Leur préoccupation essentielle (et qui recouvre toutes les autres en général, et qui est également, le plus souvent, aussi celle de leurs parents) est de l'ordre de la survie dans une sphère locale, laquelle ne réclame pas d'autre précision que celle qu'ils maîtrisent déjà.  La centration obsessionnelle des programmes sur "le" vocabulaire - le vocabulaire de la culture savante et lettrée, en fait - veut soigner des symptômes, et non des causes.


Nous insisterons aussi sur les effets de dissonance culturelle. Il ne faut pas avoir observé trois fois une classe de Grande Section de maternelle pour constater les obstacles à la compréhension du principe alphabétique.  Il ne faut pas avoir tenté deux fois de faire mémoriser la conjugaison des verbes prendre et rendre pour se heurter à l'absence de motivation et à l'incompréhension.  Une fois suffit pour éprouver combien il est ardu d'entendre - seulement entendre - la moindre fable de La Fontaine…  La culture que l'école tente de transmettre n'est pas celle de ces élèves.  Ils se trouvent ainsi en butte avec une culture exigeante qui n'est pas la leur, et qui n'a plus de valeur perceptible.  Non seulement elle est bafouée par la multiplication de médias qui l'ignorent ou la caricaturent, mais elle ne représente plus ni promotion sociale, ni garantie d'emploi, ni prestige aucun ; elle est même discutée et suspectée par ceux qui devraient être ses soutiens naturels (certains parents d'élèves, certains intellectuels…). Elle semble au contraire aux élèves un résidu du passé, une entrave à l'individualisme, à la "débrouille".  La situation actuelle n'a donc rien de commun avec les périodes anciennes où la culture scolaire incarnait l'espoir d'un progrès collectif et personnel.  Or si on n'obtient pas l'adhésion des élèves au projet d'enseignement, s'ils n'y répondent pas par un projet d'apprentissage, l'instruction ne peut être qu'une violence.  On sait les efforts considérables que font les maîtres pour faire converger les pratiques propres des élèves et les pratiques scolaires, ou au moins pour les faire dialoguer.  Mais une absence de prise en compte de la réalité du langage des élèves et un appel à leur seule docilité, sans l'effort d'une médiation, ne peuvent que concerter une sorte de maltraitance cognitive…



Ces "nouveaux" programmes ne se fondent sur aucune légitimité qui viendrait d'avancées avouables dans la connaissance des élèves, des objets d'enseignement ou des voies de l'apprentissage.  De ces points de vue, ils véhiculent préjugés, idées toutes faites, stigmates d'idéologies diverses…  Comme on ne voit aucun bénéfice pour des élèves en difficulté, on se demande bien quel peut donc être le projet social et politique qui les légitimerait…  Voudrait-on introduire dans les murs de l'école, ces murs qui accueillent tous les futurs citoyens, tous les enfants porteurs d'avenir, une forme subtile de…  lutte des classes ?




Pierre Sève

Formateur à l'IUFM d'Auvergne
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Par ppicard3 , le jeudi 13 mars 2008.

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