Claire Doquet-Lacoste : "Nouveaux Programmes de l’Ecole Primaire : quoi de neuf ?" 

Reuter ICEM
 

par Claire Doquet-Lacoste, Maitre de Conférences en Sciences du Langage,
Université de Bretagne Occidentale – IUFM de Bretagne.



Les Programmes de l’Ecole Primaire actuellement en consultation, parus le 20 février 2008, se donnent comme la réponse institutionnelle  à un certain nombre de problèmes posés par le fonctionnement de l’école, les apprentissages et les savoirs des élèves. Ils peuvent également être interprétés, d’un point de vue politique et idéologique, comme la conséquence du renouveau d’une pensée de l’enseignement-transmission par opposition à la pensée de l’apprentissage-construction qui a prévalu, dans les recherches comme dans les textes officiels, ces dernières années.  


« Retour aux années 1950 », « négation de 30 ans de recherche pédagogique », « passéisme »… tous les termes s’entendent et renvoient à des programmes dans lesquels ce qui frappe est le retour à une organisation en années au détriment des cycles, la résurgence d’une terminologie abandonnée, l’énumération d’éléments à acquérir sentis comme à la fois parcellaires et dispersés. Il est vrai que la lecture de ces programmes peut faire revivre mentalement à tout quadra- ou quinquagénaire son propre passé scolaire : balisage de l’histoire par des « grands » personnages, instruction civique et morale sur la base d’adages populaires, conjugaison de temps verbaux inusités… beaucoup des exigences des programmes rappellent une pédagogie révolue parce que doublement inadaptée :
-    inadaptée aux exigences sociétales, puisque la commande vis à vis de l’école a considérablement évolué depuis l’élargissement du recrutement en collège, mis en oeuvre par René Haby en 1974, et les nécessités de formation intellectuelle des citoyens, dont le Socle Commun des Apprentissages constitue une plate-forme ;
-    inadaptée aux savoirs acquis depuis 30 ans sur le développement des capacités cognitives des élèves,  avec les nombreuses recherches en psychologie cognitive et leurs apports sur l’évolution des acquisitions (travaux de Fayol par exemple) ainsi qu’à l’ensemble des travaux portant sur la place de l’activité  et des processus réflexifs dans le processus d’apprentissage (entre autres les travaux de Goigoux & Cèbe, mais aussi ceux conduits par Bucheton ou Bautier).
Que la Réaction soit à l’œuvre dans ces « nouveaux » programmes, il n’est qu’à observer leur coïncidence avec les propositions d’associations comme « Sauver les Lettres », ainsi que les personnes que notre ministre remercie dans sa lettre introductive aux programmes, pour s’en convaincre. La question est aujourd’hui celle des modalités de réaction à la Réaction, qui ne sont pas forcément Révolution : puisque consultation il y a, que dire de ces programmes, qu’y critiquer, qu’en reprendre ? Je m’appuierai sur les programmes de français, en particulier ceux de grammaire, pour esquisser des pistes de réflexion.

La terminologie n’est pas tout, mais…
Une discipline, le français. Des sous-domaines : langage oral, lecture-écriture, étude de la langue française. Des parties de sous-domaines : lecture, écriture, étude de textes, littérature, rédaction, récitation, vocabulaire, grammaire, orthographe. C’est le panorama structurant les programmes 2008 d’enseignement du français entre le CE2 et le CM2, qui restaurent le français comme discipline en lieu et place de la littérature et de l’observation réfléchie de la langue (devenue « étude de la langue » en 2007) à l’œuvre depuis 2002. Cette Observation Réfléchie de la Langue et cette Littérature, nouveaux objets d’enseignements, étaient complétées, comme toutes les disciplines, par une approche basée sur les conduites langagières et rendue visible dans les Programmes de 2002 par la « maîtrise du langage » (dire, lire, écrire dans toutes les disciplines) qui devait occuper la moitié du temps scolaire.
Quelle était la raison d’être de cette nouvelle approche, basée sur l’échange langagier et ses spécificités disciplinaires ? En cohérence avec ce que j’ai appelé les exigences sociétales et au vu des observations sur lesquelles convergent les recherches menées à l’INRP dans l’ensemble des domaines disciplinaires,  a été pensée la nécessité de mettre les élèves en situation d’utiliser notre langue, à l’oral comme a l’écrit, à l’intérieur des contraintes propres aux disciplines. Cette nécessité venait à la fois de la difficulté constatée chez les élèves à appréhender les écrits de disciplines différentes, et du constat de la corrélation entre production langagière et construction notionnelle dans les disciplines (voir par exemple les travaux d’Astolfi ou de Vérin pour les sciences ou la question de la posture chez Bucheton ou Bautier). La prise de parole dans un débat d’éducation civique, dévolu à la prise de conscience de principes citoyens et au questionnement sur des règles de vie,  ne s’inscrit ni dans les mêmes modalités, ni dans les mêmes enjeux que la prise de parole dans un débat littéraire, dévolu à l’échange d’impressions et de points de vue et à l’interprétation d’un texte. De la même manière, la lecture d’un documentaire sientifique actuel diffère de celle d’un document historique ancien. Et l’écriture d’un poème n’a que peu à voir, quant à ses enjeux comme quant à ses procédures, avec celle d’un document informatif ou d’une recette de cuisine. Le constat a été fait à maintes reprise que la nécessité, qui apparaît aujourd’hui comme hier comme une évidence que personne ne conteste, d’enseigner la langue, se doublait de la nécessité de la faire fonctionner dans différents contextes discursifs.
Au regard de ces constats, sur lesquels repose aussi le Socle Commun des Apprentissages, les programmes de 2008 se positionnent singulièrement en réinstanciant des activités scolaires sans lien avec les pratiques sociales. La rédaction en est un exemple. Dans son sémantisme même, le terme induit une séparation entre un contenu à exprimer  et l’expression de ce contenu, trajet qu’Aristote avait déjà situé comme l’espace de développement de la compétence scripturale. Dans l’école d’avant Jules Ferry, la rhétorique imprimait sa marque aux classes élémentaires avec des exercices d’amplification de groupes, puis de phrases ; avec la mémorisation d’expressions stéréotypiques (des lieux communs) ; avec des exercices de transformation et d’écriture / réécriture d’autres textes. La rédaction, apparue au milieu du XIX° siècle, était une ouverture à l’expression des idées de l’élève et en cela, constituait une avancée ; aujourd’hui, elle ressemble à un retour en arrière : rédiger, ce n’est pas fondamentalement travailler la langue écrite pour faire naître du neuf, c’est plutôt mettre en forme écrite, avec un langage le mieux construit possible, des choses que l’on savait déjà.
Ce qui pose problème dans la réapparition de la rédaction (qui n’avait d’ailleurs pas disparu des pratiques enseignantes, mais ce n’est pas la même chose de savoir qu’un exercice perdure et de prescrire), c’est moins le terme que l’idée qui l’accompagne, selon laquelle un élève d’école primaire ne serait pas capable d’un rapport créateur à la langue. Réinstancier la rédaction comme production écrite phare en français au cycle 3 (le terme « écriture » paraît désigner, dans les programmes 2008, l’ensemble des tâches de copie, qui mettent en jeu des compétences (ortho)graphiques), c’est ignorer d’abord les recherches pédagogiques sur l’écriture, du groupe EVA dans les années 1980 au travail des brouillons (Fabre, 1990), à la réflexion sur les écrits intermédiaires (Chabannes & Bucheton, 2000) et au travail de l’écriture littéraire (Tauveron & Sève, 2005). Mais c’est aussi faire fi du vaste champ de recherche que constitue aujourd’hui l’écriture, littéraire ou non, dans les domaines de la littérature,  de la critique génétique, de la linguistique, de la sociologie, de l’anthropologie. Dans ces différents champs scientifiques, l’étude de l’écriture est celle d’une activité humaine – sociale, culturelle, linguistique – dans laquelle entrent en jeu des composantes complexes et que l’on n’envisage plus aujourd’hui comme la transcription d’un oral supposé en écrit mais comme l’élaboration d’un discours singulier, dans lequel le matériau, la langue écrite, inséparable de ses dimensions symboliques, joue un rôle prépondérant.
Que sont des Programmes qui négligent les convergences de la recherche en sciences humaines pour remettre à la première place un genre d’écrit, la rédaction, qui n’a jamais existé qu’à l’école, eu égard à la nécessité reconnue par ailleurs de favoriser les liens entre cette même école et le monde extérieur ?

Les aberrations les plus saillantes ne sont pas l’essentiel, pourtant…
Une des caractéristiques les plus frappantes du programme de grammaire est l’énumération de connaissances juxtaposées, voire parcellisées, que les élèves doivent avoir acquises à l’entrée en 6ème. Une de ces connaissances, épinglée déjà par nombre de commentaires, est la conjugaison des verbes du 1er groupe au passé antérieur. Ce temps verbal, qui appartient effectivement toujours à notre système de conjugaison et à ce titre mérite l’attention, est donné par la plupart des grammaires comme d’un emploi marginal, réservé à l’écrit, et ne figurant que dans des structures particulières. Même le Bescherelle n’a pas cru bon d’y consacrer une rubrique dans son édition 2006.
Négligence d’un rédacteur ? Fruit d’un copier-coller malencontreux ? Il est peu probable que le passé antérieur résiste aux premières consultations sur les programmes et sans doute ne figurera-t-il pas dans leur version définitive, censément applicable à la rentrée 2008. Mais il est fort utile de s’interroger sur la raison de sa présence, si l’on admet qu’elle n’est pas due seulement au hasard. La présence conjointe du futur antérieur me fait pencher pour l’hypothèse d’une attraction morphologique : aux temps simples présent, imparfait et futur correspondent les temps composés passé composé, plus-que-parfait et futur antérieur. Si l’on réinstaure, comme c’est le cas, l’enseignement du passé simple, arrive en toute continuité le passé antérieur, qui est le temps composé correspondant.
Cette attraction morphologique,  si elle est bien le principe organisateur de la programmation pour l’enseignement primaire, me paraît fort inquiétante en ce qu’elle a, semble-t-il, pris le pas sur un choix pragmatique des connaissances à enseigner, qui serait basé sur leur usage. Le temps scolaire est-il assez élastique pour que l’on enseigne des choses que les élèves n’ont que des chances infinitésimales d’utiliser, même au collège ? Si le passé antérieur se rencontre encore – bien que rarement – dans des textes anciens (mais dans aucun texte contemporain de la littérature  de jeunesse, à ma connaissance), est-il nécessaire de restaurer son enseignement systématique dans le premier degré ? Au détriment de quels apprentissages fera-t-on celui-là ?
Et surtout, une question de fond : qu’enseigne-t-on à l’école primaire ? Sur quelles bases doit s’établir une programmation ? Déjà en 1923 les Instructions pour l’Ecole Primaire rédigées par Paul Lapie montraient la nécessité de l’apprentissage de savoirs en prise avec le monde dans lequel évoluaient les élèves. Le rapport Langevin-Wallon de 1963 mettait le doigt sur les connaissances sclérosées qui faisaient alors l’objet d’un enseignement systématique, sans lien avec les usages langagiers qui étaient ceux des élèves et qui seraient les leurs à l’âge adulte. Les recherches menées depuis 1970 à l’Institut National de la Recherche Pédagogique convergent vers la nécessité que l’école s’appuie aussi – et pas seulement, bien sûr – sur des productions langagières orales ou écrites des élèves, ainsi que sur des textes non spécifiquement scolaires, pour étudier la langue et son fonctionnement. A l’heure où la grammaire, y compris dans ses éditions savantes  s’appuie non plus sur les sacros-saints « exemples de grammaire » mais sur des énoncés attestés pour caractériser et analyser la langue, faut-il que cette ouverture aux usages, observable dans le champ linguistique depuis les années 1960, devienne lettre morte quand on s’adresse à des enfants, précisément ceux chez lesquels les usages langagiers se construisent dans leur diversité en même temps que les savoirs sur le système linguistique et inséparablement de ces savoirs ? Bien sûr, il existe un système morphologique que la scolarité obligatoire doit s’efforcer de faire acquérir. Mais si cette acquisition se fait en déconnexion des usages, comment les sujets parlants et écrivants que sont déjà nos élèves parviendront-ils à rendre opératoire les savoirs transmis ?
Dans cette partie des programmes, on observe encore une disjonction nette entre la recherche, pédagogique et linguistique, et les mises en œuvre prescrites. La progression en grammaire de phrase, qui réserve au CM2 l’étude de la phrase complexe, présuppose elle aussi des accroches autres que discursives : dans tout texte, quel qu’il soit, il y a des phrases complexes, des structures présentatives, des phrases clivées. Ces faits de langue, au moins autant énonciatifs que syntaxiques, s’observe systématiquement, à l’oral comme à l’écrit. Quels seront alors les supports d’étude limités à la phrase simple, si ce n’est des phrases isolées, produites pour l’étude, des exemples de grammaire ? Voilà encore un reniement d’un des points de convergences des recherches pédagogiques, la priorité au travail sur des énoncés attestés, qui favorise le transfert des connaissances acquises en séance de grammaire à des tâches de lecture et d’écriture. Mais c’est aussi le reniement de l’évolution de la grammaire et des avancées considérables qu’avait produite, voici quarante ans déjà, la grammaire structurale : tenter de comprendre d’abord la macro-structure des phrases puis s’engager peu à peu dans l’analyse pour arriver au mot. Peu importe alors que la phrase soit simple ou complexe : elle répondra à la structure de base et l’on nommera ensuite ses différents éléments. C’est la voie qu’avaient choisie dans les années 1990 certains manuels, par exemple ceux de Genouvrier ou de Combettes, en prise avec les réflexions de leur temps.

Le temps remonté
Il serait fastidieux et vain de faire une revue exhaustive de ces programmes, sur lesquels on peut multiplier à l’infini les commentaires. Ils me paraissent reposer sur les constantes suivantes :
-    Un recentrage sur le tout scolaire, avec la restauration de genres (d’écrits et de pratiques) purement scolaires, au détriment de l’exercice de genres existant aussi à l’extérieur de l’école. En français l’étude de texte en est emblématique.
-     La focalisation sur le notionnel au détriment du pédagogique, avec la restauration de listes de notions à faire acquérir sans indications sur les modes d’enseignement/apprentissage appropriés. Le programme de mathématiques en est emblématique.
-    L’instauration d’un rapport à la réalité fondé sur l’observation et l’emmagasinement de connaissances plutôt que sur la pratique comme facteur d’appropriation des connaissances, qui prévalait dans les programmes de 2002/2007. En arts visuels, l’ellipse sur la pratique artistique doublée de la programmation détaillée en histoire de l’art en est emblématique.
-    La non prise en compte des résultats de la recherche pédagogique, déjà largement évoquée, doublée de l’ignorance des problématiques et des analyses actuelles dans l’ensemble des domaines disciplinaires, en particulier les sciences humaines.
Restauration de tâches scolaires et de fonctionnements abandonnés depuis longtemps pour cause de non efficience, ignorance des résultats de recherches sur le développement cognitif et l’apprentissage, établissement de progressions notionnelles qui négligent les avancées disciplinaires et scientifiques : nous avons remonté le temps.

Par ppicard3 , le vendredi 04 avril 2008.

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