Table-ronde : « Action de transformation et production de connaissance » 

Serge Volkoff précise que si le titre dit bien que la production de connaissance n’est pas préalable à la transformation, mais il ajoute un point de vue personnel : il n’est pas sûr que le travail soit toujours à «transformer»… Certaines situations sont parfois à « défendre »…
 
Katia Kostulski : « ne pas mélanger les savoirs co-construits dans les interventions et les savoirs scientifiques »Katia Kostulsky «  Je suis psychologue, clinicienne, membre de l’équipe de recherche… Mais pour autant, je ne crois pas que la porosité est possible entre ces différentes activités : peut-on avoir une position de chercheur lorsqu’on intervient en tant que clinicien, au risque d’être réduit au rôle d’expert ? »
En effet, le travail engagé avec des professionnels vise à développer des cadres qui développent leur pouvoir d’agir. C’est donc la singularité de leur métier qui doit être sur le devant de la scène, et les praticiens sont alors les premiers experts de leur activité. Les observations du travail visent à inciter le sujet à s’observer, pour mettre en dialogue entre le collègues les différents manières de faire. L'intervention du clinicien est un moyen de donner du pouvoir d’agir aux acteurs.
"Par contre, en tant que chercheure, je cherche à formaliser ce qui se passe dans les interventions, dans une perspective vygostkienne. Bien sur, les concepts mobilisés sont des ressources qui vont être des outils que je vais utiliser dans mon activité clinique, un moyen de la construction des voies de mon action."Mais ce qui lui semble délicat, tant dans les interventions que dans la recherche, c’est le statut de ces connaissances « co-produites » dans les interventions. Les deux corps de savoirs ne sont pas solubles les uns dans les autres. La « co-production » est le cadre dans lequel les professionnels peuvent se développer. En rendant « discible » l’expérience du travail, on rend visible un « hybride dialogique » utile au développement, matière première des rapports de fin d’intervention, voie possible pour les dialogues de métier, voire le dialogue avec le commanditaire sur les questions de l’organisation du travail, "y compris quand les conclusions mettent en péril le travail de la DRH… Si nos manières d’intervenir produisent des connaissances pour les professionnels, ce n’est pas le produit de nos activités de recherche, c’est le produit du travail « hybride » du groupe et de sa transformation. »

Jean-Pierre Minary : « le pire, c’est que ça marche ».Minary Prenant l'exemple d'une intervention comme psychologue dans une institution éducative largement discréditée, JP Minary raconte : « je suis contacté par la nouvelle direction qui veut investir dans la formation continue. Elle désigne le lieu où je dois intervenir à la fois comme « éducativement rigide » et « très engagée dans le travail ». Les personnels sont désignés d’office, et l’action leur est annoncée comme « analyse des pratiques ». La première année, 10 séances de 3 heures, au cours desquelles les équipes sont très réticentes pour ce qu’elles voient comme le fait de « couper les cheveux en quatre », eux qui définissent leur activité comme « naturelle ». Ils disent « prendre un risque énorme » du fait d’avoir à parler entre eux, y compris celui d’en venir aux mains après les séances de travail ! Ils vivent leur travail comme très dangereux, menacés par les jeunes et très peu écoutés par leur direction.
Pour JP Minary, cette « idéologie défensive » est construite autour de valeurs de type machistes (tenir les limites, oser aller à l’affrontement avec les jeunes : « celui qui me cherche me trouve »). Y compris entre eux, les jeunes éducateurs communiquent par des blagues, des piques, des pincements qui rendent l’intervention très difficile du psychologue.Au bout d’un moment, l’équipe qualifie leur pratique comme « effet zip », du nom du bruit que font les fermetures-éclair des tentes quand on va mettre une baffe à l’enfant turbulent.
Pour l’intervenant, il ne s’agit pas de « révéler le sens des actes », ni d’entraîner les gens à devenir efficaces, mais de faire que les gens deviennent impliqués. C’est ainsi qu’au cours de l’intervention, un éducateur verbalise que « le pire, c'est que ça marche », évocant que les baffes peuvent être efficaces dans le travail... Il met à jour brusquement que les conséquences de leur activité ne peut justifier leur comportement, que ce qu’ils font peut être opposé à leurs valeurs.
Prenant de la distance avec l’exemple, l’intervenant explique que c’est la preuve que le travail dans les groupes n’est pas suspendu dans le vide : il est porté (ou empêché partiellement) par un dispositif spécifique, qui organise les rôles et activités de chacun, mobilise différemment chaque sujet, met en jeu des controverses à travers des dispositifs théorico-cliniques identifés. « Ce point me semble important pour éviter de cristalliser des dispositifs pour ne faire des « boites à outils » décontextualisées, informes et sans prise sur les relations de pouvoir au sein d’une institution donnée. »


Pierre ROCHE : « des dispositifs précis pour éloigner les « passions tristes »RochePoursuivant le propos, le sociologue Pierre Roche pense que « l’approche clinique en sociologie doit prendre en compte le sujet jusque dans la méthode. C’est une question philosophique, mais qui va jusqu’à l’organisation le plus concrète. »
Qu’est-ce qu’un sujet ? Il n’y a de sujet que dans le déplacement subjectif. « Je réfute l’idée d’un sujet autonome et souverain : il n’y a de sujet qu’assujetti, sous-mis. Vient ensuite un second temps, au cours duquel le sujet ne peut s’assimiler à la place où on l’a mis. Il faudrait donc plutôt dire « subjectivation » que sujet. »
Il n’y a de déplacement subjectif que par et dans les affects (ou plutôt une transmutation affective), dans les plis et replis du processus de subjectivation. "Il ne faut donc pas la réduire au « parler ». Subjectiver signifie pour lui être un peu moins sous l’effet des « passions tristes » comme disait Spinoza qui avait compris son caractère politique."

C’est pourquoi il pose un protocole précis dans ses interventions :-    dans un premier temps des groupes de travail de pairs pour oser la « parole », c’est à dire des actes risqués pour le groupe, dont il faut garantir la confidentialité. -    Mais ces groupe de pairs n’a de sens que dans la perspective de son dépassement, dans une groupe multi-acteurs pour donner lieu à confrontation, pour « savoir les raisons qui le poussent à penser ce qu’il pense ou à faire ce qu’il fait ». Répétitivité et retours sont les outils d’une conceptualisation, d’une pensée complexe pour que les acteurs pensent leur propre pensée, homo sapiens sapiens…-    Enfin, la démarche n’acquiert sa dimension clinique que si les acteurs « écrivent le social », pour accéder à de nouveaux contenus de savoir, spécifiques au recours à l’écrit (c’est souvent la forme récit, entre témoignage et fiction, qui est la plus utilisée)
Ainsi, dit-il, « on fait reculer l’impuissance, l’agressivité, les « passions tristes » dont on ne sort pas forcément vainqueur. Ainsi, intervenant avec des « travailleurs sociaux  aux fortes exigences éthiques en direction de jeunes plongés dans l’économie parallèle, j’ai pu mesurer les difficultés pour les éducutateurs à tenir leurs postures professionnelles : sentiment de complicité, d’inutilité… Ils en développaient de la plainte, du repli professionnel, mais nous avons pu avoir des résultats en leur faisant mieux comprendre les ressorts des jeunes, en leur donnant donc du pouvoir d’agir dans différentes directions, en passant du statut d’adulte indifférent, de complice ou de balance à celui d’un « professionnel ressource sur qui on peut compter, dans une perspective éducative énonçant la loi au bon moment »…


François Daniellou : prendre soin autant de ce qui remonte que de ce qui descend... Daniellou Deux types de connaissances ne se rencontrent que rarement : les connaissances qui sont dans le corps des travailleurs qui « prennent soin » des situations, et les connaissances descendantes sur les matériaux, les procédures, les risques, les contraintes. « Entre la « situation réglée » et les « situations gérées », l’écart est grand, et une entreprise qui consacrerait toutes ses ressources à anticiper la situation à risque n’aurait plus aucune ressource pour affronter ce qui arrive réellement. »
Depuis 30 ans, les entreprises ont compris qu’une part de la richesse était dans les « connaissances remontantes » et dans leur circulation. Mais nombre de situations persistent, où les connaissances descendantes laminent l’efficacité et suscitent dangers réels et souffrances.
Or, on a besoin des deux : « dans une centrale nucléaire, heureusement que les physiciens écrivent des procédures… La centration exclusive sur les connaissances remontantes me semble être contreproductive. Notre métier d’ergonome me semble de contribuer à favoriser cette confrontation entre les connaissances qui descendent et celles qui montent, avec un profond respect pour les deux ».
Et si on veut produire des connaissances pour y parvenir, il faut prendre des précautions : « quand nous allons dans une situation de travail, nous découvrons des éléments que nous ne pouvions anticiper. Nous sommes forcément exposés à un certain inconfort intellectuel, en tissant nos actions d’intervenants et de chercheurs, même si on ne joue effectivement pas au basket avec les règles du rugby… »
Certaines recherches-actions menées avec les organisations syndicales sur les questions d’intensification du travail ne permettent pas de faire facilement une césure entre les deux postures, sinon sur les questions éthiques ou institutionnelles. « Pour ma part, le lien entre recherche et action me semble largement à discuter, pour pouvoir « remettre sur le métier » les concepts au risque de la confrontation. C’est quand les gens voient qu’un changement est possible qu’ils se mettent à oser penser. Sinon, s’ils pensent qu’aucun changement n’est possible, et l’intervention ne fait que renforcer la défense des gens, voire la souffrance. »

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Par ppicard3 , le lundi 02 juin 2008.

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