Dominique Lhuilier : les développements de la clinique du travail 

lhuilierLe développement de la clinique du travail a une histoire, ce qui est important dans le contexte actuel, où la vie psychique au travail se résume souvent à « souffrance au travail », marquée par l’arrivée de nouveaux professionnels, des experts en soin ou des experts en mesure de la pénibilité du travail qui surfent sur le marché...
On pourrait considérer que ce foisonnement est bon signe, celui d’une "sortie de l’ombre" du travail, de ses fonctions psychologiques et sociales.

Mais pour Dominique Lhuilier, professeure au CNAM, le phénomène est paradoxalement inquiétant, lorsqu’il déplace fortement les cadres théoriques dans lesquels nous travaille la recherche.
Il faut donc que celle-ci pense à la fois les enjeux scientifiques et les enjeux politiques, en mesurant les ressources dont elle dispose et celles qui sont à construire...


S’inscrire dans l’histoire"Nous pouvons nous appuyer sur ce qui a déjà été fait, pour éviter de faire prendre comme « nouveau » quelque chose  qui a été découvert depuis longtemps" pose l'intervenante. L’ignorance du passé est un obstacle toujours fort pour accéder le réel". Elle cite les fondateurs de la psychopathologie du travail, Le Bihan ou Claude Weil, qui soulignait dès 1957 les deux polarités du travail, « tantôt peine, tantôt joie », dans une dialectique qui fait l’unité du travail. Le courant institutionnel, lui, mit à jour la nécessité de soigner les institutions pour soigner le travail, pour ne pas se focaliser sur le soin des patients souffrant du travail. "Nous avons aussi appris que la question du « travail personnel », ce qui est poursuivi par le sujet, ne peut jamais s’éloigner du sujet social, du collectif dans le travail. Freud déjà parlait du « double statut du sujet », à la fois individuel et social".
Mais il faut aussi se nourrir de la pluridisciplinarité : dès que les chercheurs sortent de leur laboratoire, ils doivent pouvoir faire des liens, entre des singularités et des régularités, entre des appareils théoriques différents. Le lien n’est pas fusion, il implique la reconnaissance des décalages, des oppositions : "loin des séductions de la pensée chosifiée, toujours rassurante, ou de l’impérialisme théorique, la pensée vivante exige un travail permanent de séparation et de liaison, notamment pour clarifier le sens des « mots-clés » : subjectivité, santé, travail, pouvoir d’agir, collectif, métier… Les tables-rondes ont montré l’étendue de la diversité des points de vue".

Reconnaître d’autres activité humaines que le travailDu point de vue de la psychologie sociale clinique, on peut penser que les chercheurs courent parfois le risque d'être  prisonniers de leurs conceptions sur l’emploi ou le travail salarié, "qui nous mettent en difficulté pour regarder d’autres activités (associatives, éducatives, domestiques, syndicales, illicites…)". Reconnaître ces autres activités humaines, les intégrer dans les pratiques, c’est mieux comprendre les interactions entre les différents « sous-systèmes d’activité » dans lesquelles le sujet est engagé, c'est-à-dire mieux comprendre comment le sujet cherche le sens de son existence dans ses différents milieux qui interagissent en lui, comme disait Wallon."Le sens n’est pas réduit à la tâche, ni même au métier, aux groupes, aux institutions. C’est pourquoi je veux interroger le déni que nous faisons parfois de leurs rôles contradictoires dans la construction du sujet. Bien sûr, il est important d’aider à la mise en œuvre des collectifs de métier. Mais n’avons-nous pas parfois malgré-nous des conceptions du social très clivées, associées selon les cas à l’aliénation ou à la subjectivation ?" poursuit-elle. "Au motif que nous travaillons sur la clinique du travail, il me semble qu’on ne peut réduire l’organisation à la rationalité économique ou gestionnaire : s’y déploient tensions, violences, affects, au-delà de la raison, qui excluent, qui ejectent."

Les institutions, souvent présentes dans nos analyses, sont des normes qui s’appliquent dans un système social. Elles ont certes une fonction de contrôle social, mais ne s’y réduisent pas : elles sont aussi des constructions humaines, instituantes, dialectiques, même quand elles sont conçues de plus en plus comme des entreprises, au mépris de leur constitution institutionnelle.
Mettre en discussion nos pratiquessalleLe développement de la clinique du travail passe par une mise en discussion de nos pratiques, de nos activités : les controverses scientifiques sont aussi des controverses de métier, sur la manière de décortiquer le réel, d’utiliser des loupes grossissantes sur des champs restreints en distordant le réel. « On ne risque de ne plus voir la réalité qu’à travers ce que le dispositif révèle », disait Mendel, au risque de renforcer le « psychofamilialisme » qui ferait des acteurs de la recherche comme des frères ennemis en concurrence pour être reconnus par le père…
Comment, pour le clinicien, construire un cadre qui lui permette d’intervenir dans des consultations « individuelles », sans contribuer à l’individualisation de processus qui sont essentiellement sociaux, et donc de renvoyer chacun à ses présumées incapacités ?
A l’inverse, comment préserver des écoutes singulières dans les dispositifs mis en œuvre dans les collectifs d’analyse du travail, sans renvoyer à la « vie privée » ce qui dépasse ? "Ainsi, quand des soignantes discutent de leurs enfants dans l’univers professionnelles, sont-elles encore dans le travail ? Racontent-elles seulement des « histoires de bonnes femmes », ou ces discussions ne disent-elles pas quelque chose sur la division sexuelle du travail ?"
Dans un autre ordre d’idée, la psychologue demande s'il nest pas temps de  remettre en question leurs dispositifs de travail et leurs ritualisations de chercheurs, sans pour autant  perdre de vue l’objectif de notre intervention, le « pouvoir d’agir des collectifs » dont on parle tant ?

De nouveaux espaces pour retrouver la confianceC’est par la culture que s’articule le code personnel et le code social, cette « tradition dont on hérite, d’où chacun pourra tirer quelque chose pour y mettre ce que nous trouvons » disait Winnicot. Dans la rupture, l’entre-deux entre le passé et l’avenir est rompu. Cette perte peut susciter le repli sur soi ou l’allégeance au code social, ou le sujet devient assujetti au faux self, comme allégeance à l’environnement. Mais la retrouvaille du « faire confiance » peut exister dans des « groupes naturels » qui n'attendent pas les chercheurs  pour exister : collectifs de chômeurs ou espaces associatifs permettent aux personnes de rompre avec l’isolement, de se dé-privatiser, de sortir du silence, de la honte d’être devenu une anomalie. Ces collectifs ouvrent une alternative au repli sur soi, restaurent le pouvoir d’agir, explique Ricoeur. Ils vont au-delà de simples « groupes de parole » lorsqu’ils permettre de prendre des initiatives, de mettre en mouvement, d’agir ensemble, de coopérer, de retrouver une répartition des places et des tâches.

Ne pas offrir de réponses toutes faites, même idéologiques, pour espérer le développement…Concluant son intervention, Dominique Lhuilier ose ouvrir grandes les portes du débat, sans tabou : "Il n’y a pas certes d’activité de recherche sans pratique sociale, sans valeurs, sans choix éthique. Si les normes actuelles posent le principe de la distance avec ce qu’on observe, c’est parfois pour masquer que le travail scientifique peut être mis au service d’autre chose que de l’action.
Pourtant, la perspective critique, souvent privilégiée dans l’analyse du travail, lorsqu’elle insiste essentiellement sur la puissance des mécanismes qui concourent à la précarisation, pourrait laisser penser qu’il n’y aurait plus que deux issues : la révolution ou le Prozac.
En effet, la posture messianique de « ceux qui savent », la réduction du rôle du chercheur à la dénonciation, ne peuvent avoir de rôle émancipateur. C’est donc bien les sujets eux-mêmes qui doivent travailler à transformer leur interprétation. Il ne faut pas offrir d’explication, mais chercher ensemble les conditions du développement de la pensée et de l’action…

Nous avons quelques ressources transformatrices pour cela : riposte, création, subversion sont autant de formes de résistances qui existent déjà si on veut préserver la place centrale du conflit dans la pensée dialectique…"
Sur le site du Café
Par ppicard3 , le lundi 02 juin 2008.

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