Christophe Dejours : "s'intéresser aux rapports sociaux et aux pulsions humaines" 

Qu’implique, pour la clinique du travail, de tenir compte de la psychanalyse, mais aussi d’une théorie sociale qui aurait à voir avec la domination ? Quelle différence entre la clinique du travail et la clinique ?
dejours La clinique cherche à extraire des maladies mentales des connaissances sur l’individu « ordinaire », ce qui lui provoque une réticence à penser les influences de la « domination » (hommes/femmes, adultes/enfants, hommes/hommes) sur les activités mentales des individus.
Dans l’analyse du travail, les sociologues cherchent au contraire à s’intéresser aux rapports sociaux, mais toujours au risque de ne pas prendre en compte l’essentiel des pulsions humaines.
Le clinicien du travail doit donc toujours osciller entre ces deux écueils, ce qui l’amène souvent à faire « un métier impossible ». Mais les hommes et les femmes qui travaillent sont eux aussi obligés de faire l’effort de conjurer ces deux menaces d’aliénation, au sens psychiatrique comme au sens politico-économique. Il doit donc sans arrêt « empoigner le travail » pour le mettre au service de sa propre émancipation.
C’est ce que la psychanalyse appelle « sublimation », comme théorisation des ressorts subjectifs de l’émancipation. Mais ce concept n’est cependant pas premier dans la théorie freudienne : il est dérivé de la sexualité, en tant qu’elle est associée à l’inconscient refoulé, inscrite dans le moi, sur le mode de l’étranger. Le moi, dit Freud en 1917, n’est pas maître en sa demeure. L’inconscient se fait connaître sous trois auspices : le conflit, l’inacomplissement (la frustration), le développement que le sexuel impose à l’appareil psychique
Le danger vient donc d’abord de l’intérieur, et l’extérieur contribue à « chauffer l’inconscient » ou au contraire à « tempérer ». Pour maintenir sa cohésion, le moi se voit contraint de se refuser à certaines tentations. Il lui faut brider certains jeux, s’auto-limiter, s’imposer des renoncements, s’aliéner une partie du moi. Enfin, selon Laplanche, le sexuel infantile s’implante. La pulsion se traduit par une « exigence de travail », toujours tendue vers le développement de l’appareil psychique. C’est une condition : se développer par un travail sur soi, ou tomber malade.
Surgit alors le problème des « destins de pulsion », que Freud décrit comme un « mode de défense contre les pulsions » qui ne peuvent trouver de satisfaction réelle dans l’existence érotique.
Seule la « sublimation » permet d’établir une nouvelle continuité avec la société et les valeurs, comme un pont jeté entre la pulsion et l’ordre social. L’accomplissement de soi passe donc par une « activité » : par le travail, notre technique psychique nous permet de nous défendre contre la souffrance, par l’activité d’expression, le travail créatif, la pensée… « Mais elle est accessible à peu d’hommes » dit Freud, « la majorité, pleine d’aversion pour le travail, étant condamnée à gérer ses pulsions par l’agressivité ou des mécanismes plus primaire » (Malaise dans la Culture, 1932).
dejours C. Dejours y voit le signe que Freud est peu intéressé par le « travail ordinaire », par l’activité. Sinon, il s’apercevrait que de nombreux métiers « ordinaires » permettent un lien entre le corps et la matière,  et travailler pour gérer l’écart entre le prescrit et le réel, ce que le monde oppose à la maîtrise technique. Le « travaillé » (le travail vivant, pour Marx) passe par des habiletés individuelles qui ne passent pas uniquement par la cognition, mais par l’expérience « par corps » : c’est la métis, l’ingéniosité. Dans toutes les activités humaines, le « flair » existe.
Contrairement à Freud, Christophe Dejours pense donc le génie propre à la « sublimation ordinaire » est une potentialité largement répandue chez les hommes, par opposition à la sublimation plus rare qu’il identifie chez l’artiste ou le scientifique. Elle se tisse avec le narcissime, l’estime de soi, la culture…
Mais le travail n’est pas seulement un exercice individuel : il impose des « compétences collectives », entre l’organisation du travail prescrite et l’organisation réelle, la co-ordination et la coopération, dont le cœur est l’espace de délibération entre les partenaires de l’action du travail. Entre coordination dominatrice et coopération, une « lutte contre » qui amène des compromis pour rendre vivables les situations. Dans ce travail collectif, une intelligence délibérative, différente de la métis, repose aussi sur un désir de travailler ensemble.

La reconnaissance, dédommagement du renoncement…Quel est le dédommagement qui récompense du renoncement à la pulsion sexuelle ? C’est la reconnaissance, passant par des jugements, par la conformité du travail avec les règles de l’art. Ainsi prend corps le « travail bien fait », pôle social de la sublimation…
Entre manque d’amour et manque de reconnaissance sociale se situent les mécanismes de l’aliénation mentale. L’amour étant fréquemment médiocre, l’investissement dans le travail est dans nos société modernes le levier sur lequel on agit plus fréquemment, ce qui renforce évidemment l’importance du vide induit par le chômage.
Et quand l’organisation du travail contribue à le rendre « infaisable » sous la pression de l’organisation tayloriste, fordienne ou l’accroissement des cadences, le risque de ne pas parvenir à sublimer est renforcé, avec son lot de maladies musculo-squelettiques ou psychologiques. « A trop brider l’espace de sublimation, l’entreprise agit de manière contre-productive ». C’est pour ces raisons que les Japonais ont rompu avec le taylorisme par les cercles de qualité…
Les nouvelles méthodes de travail (individualisation des performances, flexibilité de l’emploi) sont autant de nouvelles technologies au service de la domination, qui amènent de nouvelles pathologies, encore pires que les précédentes. En effet, l’individualisation déstructure les ressorts collectifs, ruine la confiance et la loyauté entre collègues, paralyse la psychodynamique de la reconnaissance. C’est l’apparition des suicides au travail. « Les pathologies nous permettent de mieux comprendre les dominations par le travail… »


La sublimation, un ressort indispensable pour l’hommeLa sublimation n’est donc pas un supplément d’âme, mais joue un rôle majeur pour l’être humain. C’est aussi le chemin incontournable de l’émancipation. Mobilisant l’ingéniosité et la coopération, le travail mérite d’être au centre de la lutte contre les dominations : c’est par là que les femmes luttent contre les dominations de genre…
Deux écueils menacent cependant la clinique du travail : n’euphémisons pas les dominations au travail (l’approche par le « stress au travail » nie la clinique du travail, ne connaît pas la domination), mais n’oublions pas non plus que les êtres qui travaillent ne sont pas des héros…
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Par ppicard3 , le lundi 02 juin 2008.

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