Vincent Troger : "c'est une question de dignité" 

trogerUn des meilleurs spécialistes des lycées professionnels, Vincent Torger, maître de conférences à l'IUFM des Pays de la Loire-Université de Nantes, répond à quelques questions du Café :


La réforme des bacs pro semble soulever de nombreuses oppositions dans les établissements, de votre point de vue , quels en sont les ressorts ?Depuis l'origine, c'est-à-dire depuis la récupération en 1944 par le ministère de l'Education Nationale des centres de formation professionnelle héritées du gouvernement de Vichy, les acteurs de l'enseignement professionnel se sont toujours sentis menacés de disparition. La croissance des effectifs a pourtant été constante, puisqu'on est passé de 45.000 élèves en 1945 à plus de 800.000 à la fin des années 1980. Ils sont encore aujourd'hui plus de 700.000, soit un tiers des lycéens français, malgré la croissance de l'apprentissage et l'augmentation des orientations vers la seconde générale en fin de troisième.
Ce perpétuel sentiment de persécution tient pour l'essentiel au mépris implicite dans lequel est tenu cet ordre d'enseignement au sein du système éducatif en raison de sa finalité, la formation des ouvriers et des employés qualifiés. Il y aussi une autre raison à l'opposition au bac pro en trois ans : il fait perdre une année de formation (le cursus était jusqu'à maintenant de deux ans de BEP et deux ans de Bac Pro, soit quatre ans). Il réduit donc le nombre de postes d'enseignants. Cette réforme pose aussi le problème du statut du BEP : ce diplôme est reconnu sur le marché du travail et la moitié des élèves de LP s'arrêtent pour l'instant à ce niveau. Va-t-il disparaître, être remplacé ? Compte tenu du poids des logiques institutionnelles dans le système français, il était pourtant inéluctable qu'une formation qui porte le nom de baccalauréat soit un jour alignée sur les normes de fonctionnement des autres baccalauréats, même si ses objectifs en sont très différents.
Certains travaux évoquent des "styles d'établissement" fort différents : pédagogie centrée sur la discipline et les consignes, Pédagogie centrée sur les contenus et la performance à l'examen, Pédagogie de remédiation, Pédagogie de projet . Ces styles ne sont-ils pas d'abord des styles d'enseignants ?Dans les "styles" auxquels vous faites référence, il y a à la fois des pratiques pédagogiques qui correspondent aux instructions officielles (pédagogie de projet) et des pratiques qui correspondent à des orientations pédagogiques de chaque enseignant, mais à ma connaissance pas à des pratiques d'établissement.
Un certain nombre de travaux, notamment ceux de Catherine Agulhon et d'Aziz Jellab, ainsi qu'une enquête que j'avais menée auprès des formateurs de l'enseignement technique à l'IUFM de Versailles montrent qu'effectivement, les enseignants de LP ont tendance à se regrouper autour de deux pôles relativement opposés : ceux qui privilégient l'action pédagogique centrée sur la remédiation, c'est-à-dire sur la remotivation des élèves pour les études, sur une volonté de leur redonner confiance en eux (ce sont plutôt les enseignants des disciplines générales) ; et ceux qui privilégient la transmission des connaissances professionnelles opérationnelles sur le marché du travail (ce sont plutôt les enseignants des disciplines professionnelles).

Pensez vous que les tensions qui sont à l'oeuvre dans les LP sont différentes ou au contraire de même nature que dans d'autres établissements du second degré ?Elles sont fondamentalement différentes. Dans les LP il y a deux tensions principales, constitutives de l'identité de ces établissements.
La première est le clivage entre les enseignement professionnels et les enseignements généraux. Même si ce clivage tend à se réduire ces dernières années en raison de l'élévation du niveau de recrutement des professeurs d'enseignements professionnels qui réduit la fracture culturelle entre les deux catégories d'enseignants, il reste vif. Or il fonctionne à l'envers de la logique dominante de l'Education Nationale : dans les LP, ce sont les enseignements généraux qui sont minoritaires -"dominés" au sens sociologique du terme- et les enseignements professionnels dominants : les horaires les plus importants leur sont consacrés et ils sont déterminants pour la réussite aux examens. Les relations entre profs d'enseignement général et profs d'enseignement professionnel peuvent donc être très ambiguës : les premiers se sentent appartenir au monde habituellement dominant de la "culture", et les seconds, tout en développant souvent un complexe d'infériorité lié aux rapports sociaux dominants dans le système scolaire (ils n'appartiennent pas au monde de la "culture"), disposent du pouvoir de fait (leurs avis sont déterminants pour l'évaluation des élèves).
La seconde tension concerne le recrutement des élèves. Ils sont presque exclusivement recrutés sur la base de l'échec ou des résultats insuffisants au collège. Or comme l'orientation se jouent après l'âge d'obligation scolaire, le choix des spécialités fonctionne à peu près selon la loi de l'offre et de la demande : ce sont les meilleurs élèves qui obtiennent satisfaction dans leur choix des spécialités professionnelles (même si l'administration tente de corriger arbitrairement cette tendance) ; les plus mauvais ne disposent que des places restantes. Autrement dit, une partie des élèves obtiennent les spécialités les plus recherchées et peuvent effectivement considérer le LP comme une seconde chance, alors que d'autres le vivent comme un double relégation : après s'être vus refuser la seconde générale, ils se voient refuser le métier de leur choix. Il y ainsi selon les spécialités enseignées dans les établissements des conditions de travail radicalement différentes pour les enseignants .

Pensez vous que le sentiment de difficulté exprimé par les enseignants de LP soit plus fort que dans les autres établissements du 2nd degré ?Je le crois surtout de nature différente. Globalement, le malaise des profs du secondaire tient au décalage qu'ils ressentent entre, d'un côté, leur formation initiale et leur culture, et de l'autre, le niveau général des élèves et le rôle éducatif que l'institution et la société leur demandent de plus en plus d'assumer. Comme l'a dit Philippe Perrenoud, il leur faut souvent "faire le deuil" de leur discipline pour endosser correctement leur costume de prof.
Pour les profs de LP, la situation est plus complexe. Une enquête actuellement en cours à laquelle je participe actuellement montre que beaucoup d'entre eux construisent très tôt leur identité professionnelle sur l'idée que les élèves ont besoin d'eux pour s'en sortir, que leur rôle de remédiation sociale est essentiel, et pour certains d'entre eux valorisant. Ils assument donc mieux que leurs collègues des collèges leur rôle éducatif, et pour certains y trouvent même une grande satisfaction. Mais en revanche, ils souffrent d'une absence chronique de reconnaissance. Personne dans l'éducation nationale, et à fortiori dans la société française, ne connaît vraiment le fonctionnement des LP (pas même au ministère !), et la seule image qui en est véhiculée, c'est celle de l'échec scolaire et de la violence. Au sein même du monde enseignant, les profs de LP sont implicitement méprisés : peu de gens connaissent la nature des concours de recrutement qu'ils passent, ni ne savent qu'ils disposent des mêmes conditions de carrière et de rémunération que les professeurs certifiés des collèges et lycées. Les difficultés qu'ils éprouvent lorsqu'ils sont face à des élèves difficiles sont donc exacerbées par le sentiment d'absence de reconnaissance, voire d'abandon, qu'ils ressentent dans l'institution.

Quels vous semblent être les leviers sur lesquels l'institution pourrait jouer pour que les enseignants de LP se sentent mieux dans leur travail ?En ce qui me concerne, j'en vois surtout un : ce serait de leur donner la possibilité d'une mobilité professionnelle vers d'autres types d'établissement ou de classe. L'enseignement en classe de BTS pourrait par exemple faire partie de leur progression normale de carrière (cela se pratique déjà mais très occasionnellement), et les profs d'enseignement général pourraient avoir accès au collège. Un tel mouvement aurait en plus le mérite de disséminer dans les autres établissements des pratiques pédagogiques qui sont souvent plus affutées et plus dynamiques.
Cela se fait dans l'autre sens : des certifiés peuvent enseigner en LP. Le fait que ce ne soit pas possible pour les profs de LP vers le collège marque bien la situation d'infériorité qui leur est explicitement assignée.



Par ppicard3 , le dimanche 01 juin 2008.

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