"Innovez, qu'ils disaient"... 

Quid novi ?


Il est des mots qui ne laissent pas indifférent. « Innovation » est de ceux-là, avec son cortège de dérivés : « innovateur », « innovant ». A priori, que du positif dans ces étiquettes synonymes de nouveauté, de changement, de transformation, d’audace, de créativité.
Mais paradoxalement, les enseignants présumés « innovateurs » réfutent souvent le terme, soit parce qu’ils ne se voient pas comme des « super-profs », soit même parce qu’ils considèrent que le travail de l’enseignant, par nature sans cesse renouvelé devant la singularité de chaque classe, de chaque élève, impose par nature de faire sans arrêt du « nouveau ».
Il faut dire que l’étiquette est parfois mal vue dans la salle des profs, nombreux étant ceux qui y voient d’abord une remise en cause du « métier » dans son sens le plus ordinaire, le plus quotidien. Et de plus en plus de voix s’élèvent pour prendre au sérieux cette inquiétude, cette remise en question des arbitrages que chacun fait au quotidien pour rendre les tensions du métier vivables.

Prenons donc le temps de revenir sur l’histoire de la notion. L’expression entre dans les mots de l’institution scolaire dans les années 90 : création des missions « Innovalo » dans les académies, et du Conseil National de l’Innovation pour la Réussite Scolaire (CNIRS) par un certain Bayrou, ministre de l’Education, progressivement sabordé au début des années 2000 sous le ministère Ferry. Plusieurs mouvements y participent, avec l’ambition de mieux comprendre et de soutenir les initiatives locales.  Une définition consensuelle se construit : « L’innovation est un processus qui a pour intention une action de changement et pour moyen l’introduction d’un élément ou d’un système dans un contexte déjà structuré » (Banque NOVA de l’INRP). Des réseaux d’accompagnement d’équipes se créent, ayant souvent pour mission d’aider les équipes à mettre noir sur blanc leurs expériences (accouchement souvent difficile) dans l’idée de diffuser ces « bonnes pratiques » (voir par exemple le site Innovalo Paris ou des monographies publiées à Caen)

Dix ans après, et sans remettre en cause la qualité les accompagnateurs, force est de constater que l’ambition ne s’est pas tout à fait concrétisée. Affaire de circonstances ?
Evidemment, il suffit d’égrainer la succession des ministres (Allègre, Lang, Ferry, Fillon, De Robien, Darcos…) pour que chacun se fasse sa petite idée sur le soutien réel qu’ont reçu les « innovateurs » de l’institution. Mais il faut sans doute dépasser la seule question des moyens.

Changement de logique politique En effet, depuis dix ans, la logique de « l’innovation » n’est plus reprise seulement par le parti des « pédagos », largement étiquetés à gauche. Un homonyme est venu s’insérer dans le jeu, largement issu de la culture libérale et entrepreneuriale. Dans une tradition héritée de l’économiste Schumpeter, l’innovation est ce qui favorise la compétitivité, la performance. Mise en mot dans la stratégie européenne de Lisbonne, l’économie de la connaissance est désormais le moteur affiché de la croissance économique. Un "tableau de bord européen de l’innovation" est mis en place. Autant dire que le système éducatif, pièce essentielle de l’économie de la connaissance, ne saurait être à l’écart du processus. L’heure est désormais au pilotage partagé, à la mise en place des indicateurs de gestion, au pilotage des établissements, aux contrats, aux expérimentations dans les établissements.
Cette nouvelle direction se concrétise en 2005 avec la loi d’orientation Fillon (2005-380 du 23 avril 2005), dont l’article 34 précise que « sous la réserve de l’autorisation préalable des autorités académiques, le projet d’école ou d’établissement peut prévoir la réalisation d’expérimentations, pour une durée maximum de cinq ans, portant sur l’enseignement des disciplines, l’interdisciplinarité, l’organisation pédagogique de la classe, de l’école ou de l’établissement, la coopération avec les partenaires du système éducatif, les échanges ou le jumelage avec des établissements étrangers d’enseignement scolaire. Ces expérimentations font l’objet d’une évaluation annuelle.  Le Haut Conseil de l’éducation établit chaque année un bilan des expérimentations menées en application du présent article. » (Article L.401-1 du code de l’éducation)

Cet article va crisper une grande partie des syndicats enseignants qui y voient un risque de déréglementation, d’implosion de l’unité nationale du système derrière les « projets » locaux, citant pour exemple les conventions signées depuis avec des groupes qui réclament le droit de mettre en œuvre les instructions officielles de 1923…

Paradoxalement, une certaine critique « républicaine » va donc être très méfiante avec la nouvelle injonction ministérielle d’expérimentation, et les projets que doivent recenser les Rectorats dans chaque académie vont rester peu nombreux. Autre avatar récent, les difficultés de mise en œuvre du projet de « collèges expérimentaux » vont montrer les limites à l’institutionnalisation de l’innovation/expérimentation.

Considérer positivement les réticences ?En effet, un établissement scolaire n’est pas une île isolée : il fait partie d’une institution dotée de normes, de règles, de programmes, d’examens. Jusqu’à présent, la culture professionnelle des enseignants s’est forgée autour ce cette idée : on vous dit ce que vos devez enseigner, et votre travail est de vous débrouiller dans la classe pour que vos élèves l’apprennent. Jusqu’à présent, la norme de travail du professeur est d’ailleurs définie en nombre d’heure d’enseignement, charge à chacun de s’organiser personnellement pour les préparations et les corrections. C’est seulement dans le premier degré ou dans l’enseignement agricole que sont définis des « temps de concertation » qui indiquent que certaines tâches se font à plusieurs…
On aurait tort de ne pas reconnaître la légitimité de certaines réactions à l’injonction de plus en plus forte de « projets innovants » : si certains y voient un indispensable moyen de se questionner pour « mieux faire avec les moyens qu’on nous donne », comment ne pas entendre ceux qui craignent que ce soit justement le cheval de Troie, pour le système central, qui permet de botter en touche devant les incohérences de ses demandes contradictoires, et de renvoyer toute la responsabilité de la situation à la capacité d’adaptation du terrain ? Comme le dit Philippe Perrenoud, « décentraliser l'innovation, cela veut dire aussi décentraliser les conflits et les ennuis dans des systèmes éducatifs à bout de souffle et impuissants à gérer certains problèmes majeurs au centre. »

Quand une société reste profondément inégalitaire, quand les moyens sont revus à la baisse, quand la professionnalité est bafouée par des déclarations démagogiques des hiérarchies communicantes, il faut une bonne dose de militantisme pour « y croire quand même » et ne pas se contenter de protéger son jardin personnel…

Bonnes pratiques ? Quelles bonnes pratiques ?Une autre difficulté de la diffusion des « expérimentation » vient aussi de sérieux obstacles à transposer ailleurs ce qui a l’air de fonctionner ici :
- d’abord, parce que nombre d’enseignants considèrent que leurs « bricolages de classe » ne constituent pas une théorie de l’acte pédagogique. La plupart sont donc très réservés quand on leur demande de parler de ce qu’ils font, de déballer leurs outils, de fabriquer des protocoles d’évaluation. Leur modestie d'artisan est souvent chevillée à leur posture professionnelle, et le travail collectif est  souvent davantage vécu comme un dévoreur de temps que comme un moyen d’avancer plus vite,
 - ensuite parce l’engagement plus que volontariste d’une équipe de profs est difficilement transposable ailleurs, tant les conditions de sa mise en œuvre sont complexes. Le contexte de l’établissement, les hasards des nominations et des rencontres, le style de pilotage pédagogique de l’établissement y sont pour beaucoup. Une des participantes de Rennes témoigne de son expérience : « Dans certains établissements, la culture du projet fait partie de l’ordinaire du fonctionnement des équipes, souvent dans les zones difficiles où il faut trouver les moyens collectifs d’agir pour régler les difficultés du quotidien. Mais pour d’autres, la culture du projet suscite des remous dans la salles des profs. Ceux qui « travaillent autrement », même lorsqu’ils n’entendent pas donner de leçon au reste des collègues, se voient adresser par certains la question qui fâche: « Mais ce que tu fais, est-ce vraiment pédagogique ? Et pourquoi tu t’embêtes à faire comme ça ? ».
Et les personnes compétentes pour accompagner ce type de controverse professionnelle ne sont pas légion…

Expérimentateur ou expérimenté ?Pourtant lauréat aux rencontres des « enseignants innovants » de Rennes, Erwan réfute lui aussi l’étiquette «expérimentateur ». Observant ses collègues plus chevronnés, il aimerait acquérir « leur capacité à évaluer intuitivement les acquis d’un élève ». Il a hâte d’incorporer les savoirs professionnels qui vont lui permettre de « routiner » tout ce qui lui demande encore beaucoup de préparation : « faire circuler la parole dans la classe, étayer un élève en lui donnant un temps individuel, valoriser les compétences… ». Du coup, toute son activité est tendue vers cette nécessité essentielle pour tout enseignant : se donner les moyens de mieux aider à apprendre…
Un bilan historique de l’innovation au travers de ces vingt dernières années mettrait sans doute en évidence une évolution politique de la place de l'innovation/expérimentation dans l’éducation nationale. Des chantiers ouverts tous azimuts, d’élaboration de monographies à l’expérimentation de plus en plus encadrées de ces dernières années, on est peut-être passé :
- de l’innovation pour la généralisation, ou pour le moins la diffusion voire la mutualisation : l’institution cherche à recueillir des processus développés par le terrain pour les institutionnaliser
- à une expérience pour des résultats : l’institution autorise des dérogations à la loi avec l’espoir d’obtenir un résultat attendu.
Au delà des inflexions politiques, on peut cependant lire des constantes dans ces évolutions : tous les enseignants, toutes les équipes qui se sont engagées avec l’institution dans une démarche d’innovation ou d’expérimentation se sont frottés à l’élaboration et la conduite d’un projet pédagogique, l’évaluation de leur action, l’analyse de leur action. Rien de bien novateur si on s’accorde à dire que c’est là le cœur des métiers d’enseignement. Cependant, s’inscrire dans une impulsion institutionnelle réclame du même coup d’expliciter, de rendre compte et de partager : réussir à mettre en mots, à donner un sens, à référer à des savoirs de recherche sont des bénéfices reconnus très largement par les personnels « accompagnés »,
Si l’efficacité de l’exercice du métier d’enseignant nécessite des routines expertes, la réponse est sans doute dans le fait qu’un enseignant ne peut-être efficace sans la compréhension de l’acte d’apprendre. « J’innove en introduisant des travaux de groupes dans une pédagogie frontale, j’innove en introduisant une aide à la correction orthographique dans la production d’écrit demandée à la classe... ».  Bref, l’enseignant innove tous les jours dans sa classe à partir du moment où il cherche du résultat, de l’efficacité, du bénéfice pour l’élève.

Expérimenter, c’est «  soumettre à des expériences ». L’enseignant s’autorise-t-il à expérimenter ? A placer ses élèves dans des situations qu’il ne maîtrise pas ou insuffisamment ? Pour une autre participante des rencontres de Rennes, c’est une question-clé :  constatant les difficultés dans l’utilisation pédagogique des TICE par les enseignants, elle pense que c’est «  comme si, dans une certaine forme de culture professionnelle, l’enseignant avait des difficultés à se représenter comme autrement que « celui qui sait », à comprendre que les technologies ne sont rien d’autres que des outils, et que ne pas totalement maîtriser les arcanes d’un ordinateur était pour un enseignant une situation angoissante, surtout devant les élèves. Pourtant, aujourd’hui, savoir lire un écran ou se poser des questions sur l’origine d’un écrit est aujourd’hui une « compétence de base ».
N’est-il pas nécessaire d’affirmer que l’innovation ou l’expérimentation s’applique à la pratique du métier d’enseignement, dont l’efficacité se mesure à l’aulne de la réussite des élèves (avec toutes les interrogations que cela engendre). Si on accepte le postulat éthique que l’ensemble des acteurs de l’éducation recherchent la réussite de chacun, au-delà de leur positionnement professionnel, il est nécessaire d’afficher d’abord que l’innovation ou l’expérimentation s’applique au cœur de l’exercice des métiers de l’enseignement, pas seulement à sa périphérie.
Ce qui est au centre, c’est l’enseignant. Ce qui est à mesurer, c’est l’efficacité de l’exercice de son métier, pour explorer les conditions individuelles et collectives de l’efficacité. Y a-t-il une autre alternative à l’efficience du système éducatif que d’être la somme de l’efficacité de chacun de ses acteurs ?
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Par ppicard3 , le dimanche 04 mai 2008.

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