Professionnalisation : vue du terrain, ou vu du haut ? 

Professionnalisation…
Vu d’une cour d’Ecole ou d’une salle des profs, le vocable est déjà un gros mot. Quoi ? On pourrait être enseignant sans être un « pro » ? Il ne faut jamais avoir mis les pieds dans une classe pour oser dire cela : gérer le groupe, les parents, l’Ecole ou l’Etablissement, le temps, le programme, les progressions, les différences entre élèves, tout ça pourrait être géré à l’aveugle ? sans être "du métier" ?
Le terme « professionnalisation » fait l’objet de critiques sévères : pour certains, à l’instar du terme « compétence », c’est l’entrée en force d’une terminologie anglo-saxonne qui veut remplacer les compétences disciplinaires en « savoir-agir » aux contours flous. Parle-t-on de professionnaliser les médecins ?
Professionnaliser, expliquent les défenseurs de la notion, ce serait alors, pour les enseignants, articuler les connaissances disciplinaires nécessaires à l’enseignement avec un « savoir aider », « savoir faire apprendre » les élèves. On touche là à un nouveau défi du métier d’enseignant, sommé de passer d’une obligation d’enseignement à une obligation d’apprentissage… La « responsabilisation  de l’enseignant », très présente dans les discours ministériels actuels, glisse-t-elle désormais vers « l’obligation de résultat ».
En ce sens, de la même façon qu’il entend « individualiser » les processus d’apprentissage, le discours managérial ne cherche-t-il pas à rompre avec le collectif des enseignants, suspecté de résistance ou de blocage ?



Faut-il pour autant mettre à distance le concept de professionnalisation ?tatouluParce que l’Ecole ne parvient pas à faire progresser la démocratisation, il est sans doute nécessaire de s’intéresser de près à ce qui pourrait contribuer à ce que les élèves n’apprennent pas. Le travail de plusieurs équipes de recherche permet des éclairages intéressants, notamment la question des «malentendus» dans les apprentissages, relativement corrélés aux origines sociales.
La professionnalisation serait donc un processus, au cours duquel on travaille à rendre visibles des gestes professionnels relativement «incorporés » par les «savoirs de métier», à les décrire, à apprendre à les réaliser de manière plus consciente, plus choisie, plus affirmée, pour qu'ils deviennent, au cours des générations qui se succèdent, mieux incorporés, mieux stabilisés.
En effet, bien qu’ils soient des acteurs publics, dont le travail est précisément de communiquer, les enseignants sont des solitaires : ils ont tendance à partager beaucoup moins leur expérience professionnelle que les personnes d’autres métiers. Une fois la porte de leur classe fermée, ils sont seuls face à leurs élèves. Et combien d’entre eux, durant des stages de formation, se sont étonnés en s’adressant à leurs collègues du même établissement : « Ah, toi, tu t’y prends comme cela! ». Pourtant, explique Yves Clot, c'est bien à l'intérieur d'un genre commun que le métier s'exerce, dans des invariants qui structurent les pratiques et la culture professionnelle.

Le métier en danger ?« Descendus de leur piédestal, les enseignants doivent mériter jour après jour le crédit et l'influence qui leur étaient acquis d'avance » disait en 1972 le rapport Joxe, 1972. Les enseignants qui « bouclent le programme » deviennent rares, ce qui en soi remet en cause leur faisabilité. Là où il était de règle que partout sur le territoire, les enseignants soient interchangeables, exécutants zélés de l’Egalité Nationale Décrétée, on les somme de devenir, eux aussi, « acteurs » de leur enseignement, inscrits dans un établissement particulier, sur un territoire spécifique. Les tâches ne sont plus découpées dans la progression qu'on reprend année près année, elles sont sans cesse à réinventer, dans des renouvelements de programmes incessants. Pire, même, on n’a plus de « tâches », on a des "missions". Mais dans une société de plus en plus incertaine, changeante, instable, on ne sait plus qui évalue, et comment, les compétences des enseignants ? L’ancien modèle réclamait qu’on enseigne, le nouveau entend que les élèves apprennent, même ceux qui « ne devraient pas être là… »
Plus la société est inégalitaire, plus la tâche des enseignants semble devenir impossible : « faire classe », c’est à dire continuer à fabriquer le creuset d’un possible « vivre ensemble » face à la montée de l’entre-soi, de l’individualisme.
Marcel Gauchet le dit très bien dans son dernier ouvrage. Rien d’étonnant à ce que Françoise Lantheaume parle de « souffrance ».



La professionnalisation, ça s’apprend ?Parler de professionnalisation impose évidemment de parler de formation. Or, malgré la création des IUFM, « nous n’avons pas toujours été capables de penser les compétences qui sont « au cœur du métier » expliquait Gilles Baillat aux récents Etats Généraux de la formation.
collectifRien ne permet de penser que la masterisation annoncée puisse y parvenir, si l’Université n’arrive pas à inventer une réponse à la question « Enseigner, est-ce un métier qui s’apprend ? ». Rappelons ici ce qui a été dit Créteil : penser la formation des enseignants, c’est d’abord penser ce que la société veut faire des enseignants.
S’il se confirmait que la nouvelle étape de la « démocratisation » soit bien mise au rebut des idéologies défuntes, gageons que tous les discours technocratiques et internationaux sur la professionnalisation ne serviront à rien.
A l’inverse, penser le métier d’un enseignant qui travaillerait dans une Ecole qui se donne l’ambition de la réussite de tous, c’est nécessairement repenser les priorités de son activité :
- dans la classe, en osant poser la question fatale : « ce qu’on nous demande de faire, qu’est-ce que ça nous demande ? ». Connaître les acquis de la didactique ou de la sociologie, sans doute, mais en tenant compte aussi du point de vue de l’enseignant : « Je sais bien que ce que je fais n’est pas forcément l’idéal, mais dans la situation où je suis, c’est le seul compromis que j’ai pu trouver ». Repenser les moments d’apprentissage, d’aide, d’évaluation des élèves, c’est donc nécessairement prendre en compte les « préoccupations » des enseignants, les aider au plus près à organiser le collectif de travail des élèves, en cherchant l’économie qui permet de durer, les bons outils qui permettent de ne pas tout réinventer chaque matin et de garder de l’énergie pour comprendre ce que font les élèves…
- dans l’Ecole, dans l’Etablissement, pour organiser mieux le travail collectif sur les espaces intermédiaires, sans rejeter la responsabilité de la «vie scolaire» vers un objet extérieur. Plus les enseignants souffrent et se désinvestissent, et plus cet « extérieur » pèse sur la classe et l’empêche : les élèves qui arrivent en retard, les exclusions qui dégénèrent, les conflits entre enseignants et équipe de direction sur les «règles ». Alors que les tâches collectives restent largement vécues comme du travail « en plus » (réunions de cycle, conseils des maîtres, conseils pédagogiques, conseils de classe…), il est sans doute temps de penser de nouveaux arbitrages dans les priorités : bien rares sont les lieux où l’enseignant peut désormais venir « exercer son art » dans les 50 m2 de sa classe sans se préoccuper du reste du monde…

collectifPeut-on poser les termes du problème autrement que les posait Perrenoud en 1996 :
« Le métier d’enseignant se trouve à un carrefour. Devant les ambitions de plus en plus fortes des systèmes éducatifs et la complexité croissante des sociétés développées, de deux choses l’une :


    - ou les enseignants se trouvent progressivement dépossédés de leur métier au profit ce que Chevallard (1991) a ironiquement nommé la "noosphère", la sphère des idées, autrement dit l’ensemble des gens qui pensent la pratique pédagogique sans l’exercer, qui conçoivent et réalisent les programmes, les démarches didactiques, les moyens d’enseignement et d’évaluation, les technologies éducatives et qui prétendent livrer aux maîtres des modèles efficaces d’enseignement ; c’est la voie de la "déprofessionnalisation" ou de la prolétarisation ;
    - ou les enseignants deviennent de véritables professionnels, orientés vers la résolution de problèmes, autonomes dans la transposition didactique et le choix des stratégies pédagogiques (Tardif, 1992), capables de travailler en synergie dans le cadre des établissements et d’équipes pédagogiques, organisés pour gérer leur formation continue ; c’est la voie de la professionnalisation.

Ces deux évolutions sont aujourd’hui possibles. Elles renvoient à des modèles différents et dans une large mesure antinomiques du fonctionnement et de la modernisation des systèmes éducatifs. L’avenir n’est pas tracé : il dépendra des stratégies et des forces des acteurs en présence : gouvernements, spécialistes, institutions de formation, cadres de l’administration scolaire, associations professionnelles.
En matière d'éducation, il n'y a d'évolution que sur les temps longs. Mais il ne faudrait pas trop tarder, l'OCDE nous le rappelle...

Par ppicard3 , le samedi 01 novembre 2008.

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