Le rapport du H.C.E. en débat : L'analyse d'André Giordan 

Paradoxe des paradoxes, l’école n’apprend que trop rarement à apprendre efficacement

 

 

A Giordan « Notre école primaire », peut-on lire dès l'introduction du récent rapport du Haut Conseil de l’Education sur l’Ecole primaire «se porte moins bien que l'opinion publique ne l'a cru longtemps. En particulier, elle ne parvient pas, malgré la conscience professionnelle de son corps enseignant, à réduire des difficultés pourtant repérées très tôt chez certains élèves et qui s'aggraveront tout au long de leur parcours scolaire ». Cela est largement exact, et nous l’avons dénoncé à de nombreuses reprises, et il était important que cela soit porté à la connaissance d’un large public.

 

Toutefois, il y a deux aspects que ce rapport oublie de prendre en compte : la perte de désir d’apprendre au cours de la scolarité et le fait que l’apprendre n’est toujours pas au programme à l’école primaire... Pourtant tous deux constituent de plus graves lacunes que les difficultés pointées par ce rapport. Elles sont rédhibitoires pour la suite de la scolarité… et pas seulement. Et sur ces plans comme sur les autres, pas question de dire « haros sur les enseignants » ! Les dysfonctionnements proviennent d’ailleurs, de la façon dont le système éducatif est pensé, organisé et administré.

 

Le bon sens ferait penser que l’école ait été créée dans le but de donner le goût, du moins pour le savoir, en tout cas pour les études. Elle devrait propager sinon l’amour de la connaissance, au moins la curiosité, l’envie de comprendre et le désir d’apprendre,. Pourtant que constate-t-on au cours de la scolarité ? Tout le contraire : une perte de l'appétence pour apprendre, une diminution de la motivation, du moins chez la grande majorité des élèves. Les enfants arrivent à l’école maternelle avec une foule de questions sur le monde, la vie ou eux. Progressivement ce questionnement disparaît, ou du moins se trouve enfoui…

 

Et pour ceux qui réussissent, c’est-à-dire qui jouent le jeu de l’école, une fausse idée de l’apprendre se met en place dans leur tête. L’école les formate à devenir de gentils consommateurs de savoir. Apprendre devient pour eux écouter un maître parler. On apprend ses leçons parce qu’on y est obligé, on fait les exercices demandés.

 

Comment favoriser le désir en enfermant les enfants de longues heures dans une classe bien close et en leur faisant ingurgiter de supposés « fondamentaux » disciplinaires,  à coups d’activités désincarnées ? Les élèves attendent que cela se passe… Plus de passion, plus le moindre intérêt. Ils attendent la succession des cours, ils attendent même qu’on leur dicte ce qu’ils doivent retenir. Le plaisir de lire disparaît, la joie d’écrire n’en parlons pas, l’envie de découvrir par soi-même, aux « abonnés absents ». Les enfants se limitent au pensum scolaire… Rarement ils cherchent à creuser une question par eux-mêmes, à aller à la bibliothèque par appétit ou à regarder leurs livres de classe pour comprendre. Avec régularité, ils se détournent des sciences, de l’histoire, de la poésie, etc..

 

Le désir d’apprendre se perd ainsi à l’école. A cela s’ajoute une perte de confiance dans leurs capacités de réussite personnelle. Pourtant c’est oublier une donnée incontournable qui devrait fonder toute l’éducation : seul le désir conduit au savoir. A-t-on déjà pu forcer quelqu’un à apprendre quoi que ce soit s’il n’a le désir. Ce qui ne signifie pas que l’attention ou l’effort ne soient pas nécessaires. Ce dernier sera automatique s’il y a la motivation ou la curiosité. Tous les enseignants ont fait l’expérience de la transformation d’un enfant, jusque-là farouchement fermé ou rebelle, dès qu’une étincelle est apparue dans sa tête  parce qu’on a su le toucher.

 

Le désir d’apprendre ne s’enseigne pas, du moins au sens classique que l’on met derrière ce terme ; cela se rencontre, cela s’expérimente, cela émerge par d’autres voies que le discours du seul savoir, et parfois même sans discours du tout. Les solutions possibles sont connues, mais les habitudes l’emportent…

 

On pourrait également penser que l’école par ailleurs a pour priorité d’apprendre à apprendre. Or que constate-t-on là aussi? Les élèves savent exécuter un certain nombre de rituels obligés. Ils mémorisent tant bien que mal, mais ils n’ont pas pris conscience de leur façon d’enregistrer, et surtout qu’il peut exister d’autres approches pour retenir plus performantes.

 

Ils lisent plus ou moins bien, mais ne savent toujours pas utiliser un livre de sciences ou d’histoire. Ils n’ont pas appris par exemple qu’il existe des aides à la lecture comme la table de matière, un index ou un lexique. Ils ne savent pas faire une lecture rapide d’article pour en retirer l’essentiel, ils sont vite perdus dans un hyper texte. Ils n’ont pas acquis une grammaire des images ou la technique des mots-clef. Les lacunes sont tout aussi grandes dans la gestion du temps, la tenue d’un agenda, la prise de parole, l’argumentation ou la présentation de leurs travaux. Etc…

 

Paradoxe des paradoxes, l’école n’apprend que trop rarement à apprendre efficacement. Ceux qui l’ont compris l’ont appris dans la famille ou l’ont décodé à coup de mauvaises notes ! Pourtant, apprendre à apprendre est essentiel, et pour la réussite scolaire, et pour la pertinence du savoir, et pour se connaître soi-même. Apprendre à apprendre, ce n’est certes pas acquérir directement des connaissances ou une culture ; cependant c’est le passage obligé. En d’autres termes, savoir apprendre permet de développer ses potentialités, et surtout de savoir les mobiliser dans les différentes situations de l’école et d’après l’école. C’est encore prendre un temps de recul sur ses façons de travailler pour mieux étudier. Le point de départ du succès est toujours une bonne organisation, à commencer dans la prise de note, la tenue des pages de cours pour faciliter la mémorisation ou la gestion de son espace de travail. Ensuite, c’est acquérir des approches, des accès, des repères, pour recueillir et traiter au mieux les informations, notamment pour savoir débattre, négocier ou se présenter sous son meilleur jour, sans oublier les bases physiques de la réussite : s’organiser, mettre en ordre son corps. … Enfin, c’est se fabriquer des « trucs » pour gagner du temps, retrouver facilement des données, savoir où chercher, entreprendre et se faciliter la vie !  Parce que l’école est remplie de trucs et d’astuces qu’il faut savoir maîtriser au quotidien.

 

Derrière ces lacunes, il y a avant tout des problèmes de programme et des questions de formation. Les programmes sont de conception corporatiste, réalisés en fonction des disciplines établies… à la fin du XIXème siècle. Et ce n’est pas l’approche actuelle du socle de connaissances et de compétences qui change grand chose. Des pans entiers de savoirs pour comprendre le monde actuel ne sont pas à l’école, comme l’économie, le droit, l’anthropologie ou la psychologie, sans oublier les savoirs transversaux ou des démarches indispensables comme l’analyse systémique ou la pragmatique. On pourrait même dire que les savoirs les plus importants pour l’époque ne sont pas à l’école.

 

Sur le plan formation, les carences sont immenses et multiples. Déjà 40% des enseignants qui sont dans leurs dernières années de métier ont été recrutés sans qu’on leur fasse suivre une quelconque formation initiale . Ce n’est pas négligeable : environ 15% du corps enseignant, selon une note du ministère lui-même (DEP). Pour les autres, que ce soit en matière de recrutement ou de formation, tout est parcellisée, sans recul suffisant, souvent sans lien entre la théorie et la pratique. La didactique des branches enseignées est négligée, l’histoire des savoirs, de leur pratique est absente. Aucun cours de rhétorique ou simplement de prise de parole, de mise en espace par le théâtre, aucun travail sur soi, sur ses émotions, sur la connaissance de l’autre.

 

Derrière encore, une dramatique gestion du personnel où tout est fait pour infantiliser l’enseignant. Heureusement quelques inspecteurs sortent de leur rôle pour accompagner et dynamiser leurs enseignants. Mais ils sont encore bien rares ! On maintient en l’état un certain train-train. Normal ! Puisque les parents sont globalement satisfaits du système. Peu importe si les enfants perdent le temps et leur curiosité. Gare aux enseignants qui se responsabilisent ou innovent ; jamais, ils ne sont pas valorisés. Beaucoup de pratiques enrichissantes vont être perdues avec les nombreux départs à la retraite. L’institution n’évalue pas les avancées et les mutualise encore moins.

 

Et par dessus tout, une conception du changement dramatique. Tout le monde a intégré que le changement vient d’en haut. Et chaque ministre y va de sa réforme ou plutôt de ses lubies. Prendra-t-on conscience un jour des blocages et surtout du marasme créé par trente ans de réformes non pensées sur le plan de la conception et de la mise en place. Sans compter les effets d’annonce qui se contredisent. Pourtant, un peu de recul sur un passé récent montrerait que le changement de l'école ne se décrète pas !

 

Cette difficulté de mutation n'est pas l'apanage de l'école : toute organisation réagit de la sorte. Dans tout système, le fait d’introduire un changement immédiat et brutal de façon verticale est ressenti ses membres comme un diktat. Tous le vivent comme une agression et réagissent immédiatement en opposant l'énergie de leurs résistances. L'institution est ainsi bloquée par la maladresse de ses dirigeants. Il n'est pas étonnant que la majorité des enseignants... attendent toujours la prochaine réforme ! Un seul ministre l’avait bien perçu : Edgar Faure. «En décrétant le changement, disait-il, l'immobilisme s'est mis en marche et je ne sais plus comment l'arrêter.» C'était lors de la mise en place de sa réforme de l'Education nationale... en 1968 ! Depuis, tout n'a jamais fait que se répéter...

 

On sait aujourd’hui comment faire évoluer un système complexe. Quand fera-t-on en France un peu de veille pédagogique. Quand regardera-t-on ce qui marche ailleurs ? Pourquoi ne favorise-t-on pas la recherche en éducation ? On en fait bien en matière culinaire ; l’avenir de nos jeunes enfants aurait-elle moins d’importance que celle de la table !

 

André Giordan

 

Professeur  l'université de Genève - Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences

 

 

Pour en savoir plus sur les maux de l’école et les moyens d’y remédier

A Giordan, Une autre école pour nos enfants, Delagrave, 2002.

 

Sur le désir d’apprendre

A Giordan, Apprendre ! Belin, 2005, nlle édition

 

Sur apprendre à apprendre

Pour les élèves du cycle (collège français) : Coach College, Playbac, 2006

Pour les élèves du post-obligatoire (lycée français) et les étudiants : Apprendre à apprendre, Librio, 2007

 

Par fgiroud , le lundi 03 septembre 2007.

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