Crise de l’École ou crise de la société ? 

 

Alors que le système éducatif est violemment remis en question et soumis à des pressions autant internes qu’externes, le Café interroge Vincent Troger, historien de l’éducation, sur le sens de ces tensions.

 

 

Paradoxalement alors que l’École scolarise et délivre des diplômes comme jamais, elle est invitée dans le débat électoral sur le thème de sa "crise". Peut-on parler vraiment de crise ou la tension qui l’habite est-elle un fonctionnement normal de l’École ? Est-elle universelle cette crise ?

 

Avec l’allongement de la durée des études et la quasi disparition des emplois non qualifiés offrant du travail à ceux qui ont échoué à l’école, il n’existe plus d’alternative aux diplômes pour atteindre un statut socioprofessionnel acceptable. Par ailleurs, les instances qui assumaient autrefois, parallèlement à l’école, un rôle de formation et d’éducation (syndicats, patronages, certains partis politiques, ateliers, petits commerces, petites entreprises agricoles,...) ont disparu ou ne sont plus en mesure de le faire. L’école assume donc seule la lourde responsabilité de distribuer les places sur le marché du travail et dans la hiérarchie sociale.

En même temps, cette responsabilité est devenu beaucoup plus délicate pour deux raisons : d’une part le marché du travail, après l’exceptionnelle parenthèse des Trente Glorieuses, est redevenu ce qu’il a été la plupart du temps dans l’histoire des démocraties libérales, c’est-à-dire concurrentiel ; d’autre part, les modèles éducatifs désormais dominants dans les familles sont libéraux et consuméristes alors que l’école continue de fonctionner avec des structures qui supposeraient la docilité des publics et le goût pour l’ascétisme d’une acquisition exigeante des savoirs. L’exigence de prise en compte des besoins et des désirs individuels auxquels les jeunes et leurs familles sont désormais habitués est donc complètement contradictoire avec l’injonction de compétition scolaire que suppose le rôle de distribution des places sur le marché du travail. L’école est soumise à une injonction paradoxale : « épanouissez tous les enfants et les adolescents, et sélectionnez en même temps ceux qui jouiront d’un meilleur statut socioprofessionnel que les autres ». Comme on le sait, les injonctions paradoxales rendent fou.

 

 

Un élément de base de la crise c’est le fameux niveau qui baisse en proportion inverse avec l’insolence des élèves. Que peut on répondre à ce genre de propos ? Comment les expliquer ?

 

Je crois que ce qui donne le sentiment d’une baisse du niveau tient à deux évolutions là aussi contradictoires. La première est celle de la massification du secondaire qui biaise notre perception du niveau. La métaphore du marathon de Paris permet de comprendre ce phénomène. Il y a vingt-cinq ans, le nombre de concurrents du marathon était plus faible qu’aujourd’hui et ne comprenait que des professionnels ou des amateurs très entraînés. Aujourd’hui, la masse des concurrents est composée d’amateurs peu entraînés qui s’essoufflent très vite. A cause de leur nombre on ne voit qu’eux, et on ne voit pas que les professionnels et les amateurs entraînés sont en fait plus nombreux et courent nettement plus vite qu’avant.

 

C’est la même chose dans le secondaire : les bons élèves sont plus nombreux (cf. le doublement en trente ans des effectifs des classes préparatoires) mais ils sont noyés dans la masse désormais majoritaire des moyens et des médiocres. Cette première évolution est aggravée par une seconde : le niveau d’exigence des programmes s’est élevé. Un élève de cinquième doit aujourd’hui acquérir des connaissances dont ma génération ignorait tout au lycée : connaissances directement issues de la linguistique universitaire en lettres (par exemple distinguer le narrateur et l’auteur dans un récit, ou le narrateur omniscient, externe ou interne, ou certaines figures de rhétorique), connaissances nouvelles en histoire (par exemple la transformation de l’assolement triennal au moyen âge ou la comparaison entre les différentes religions monothéistes), connaissances nouvelles en sciences et vie de la terre, etc.

Autrement dit, alors que le public du secondaire est beaucoup moins sélectionné qu’avant, il est supposé acquérir des savoirs qui demeurent une déclinaison directe des savoirs savants les plus récents. Nouvelle injonction paradoxale.

 

 

Un élément de cette crise c’est la difficulté que l’École a dans ses relations avec les élèves et les parents. On invoque la croissance de la violence scolaire, le consumérisme exponentiel des parents (voir par exemple le débat sur la carte scolaire). Tout cela est-il symptomatique d’une évolution des attentes de la société envers l’École ?

 

J’ai déjà répondu à cette question : les parents sont terrorisés par les conséquences sociales de l’échec scolaire. Ils sont donc nécessairement consuméristes.

Sur la violence, je pointerai simplement une nouvelle contradiction : alors que le secondaire accueille des publics populaires dont les éléments masculins ont toujours été porteurs d’une valorisation du courage physique, et donc d’une certaine brutalité, notre société, et particulièrement l’école, est devenue beaucoup moins tolérante à cette brutalité. Le logiciel Sigma, qui enregistre les faits de violence dans les écoles, prend par exemple en compte les « violences physiques sans armes » et les « insultes ou menaces graves », dont les principales victimes sont les élèves eux-mêmes. Quand j’étais à l’école dans les années soixante, à l’époque des "blousons noirs" qui cassaient tout dans les salles de concert de Johnny Hallyday, on appelait ça "bagarre" et "insolence". Il y avait dans mon école primaire parisienne (de garçons) au moins une bagarre par jour à la récréation, dont les protagonistes étaient en général séparés par une intervention des instituteurs elle-même assez virile, souvent accompagnée de tapes sur la tête, de cheveux tirés sur la tempe, voire de fessées déculottées. De tels incidents répétés dans un collège seraient non seulement aujourd’hui enregistrés par Sigma, mais attireraient probablement au moins la télévision régionale.

Troisième paradoxe donc : alors que dans certains quartiers le secondaire accueille en plus grand nombre de jeunes garçons pour qui l’affirmation virile de soi est une valeur, voire une nécessité pour s’imposer aux autres, la société diabolise beaucoup plus qu’autrefois toute forme de brutalité physique.

 

 

On voit différents modèles d’école se développer à l’étranger. Par exemple en Angleterre il semble que le système réponde par la diversification des types d’école. Faut-il emprunter ce chemin ?

 

Il ne s’agirait pas d’une nouveauté : c’était la logique de la troisième République. L’enseignement secondaire était réservé à une élite scolaire très majoritairement issue des milieux sociaux les plus favorisés. Les bons élèves des milieux populaires étaient quant à eux admis, une fois acquis le certificat d’études primaires, dans l’enseignement primaire supérieur ou dans l’enseignement technique. Ils y recevaient un enseignement qui consistait à approfondir les acquis du primaire et à recevoir des enseignements professionnels. Seuls les meilleurs d’entre eux pouvaient ensuite intégrer les filières scientifiques des lycées ou certaines écoles d’ingénieurs. L’Allemagne a conservé un système comparable.

 

Ce système a été jugé socialement inique et économiquement inefficace parce qu’il interdisait à la majorité des enfants des milieux populaires d’accéder aux études universitaires, et qu’il privait ainsi la nation de compétences précieuses. À la fin des années soixante, nous avons donc choisi le collège unique pour retarder la sélection et répondre aux nouveaux besoins de l’économie en matière de qualifications élevées.

Nous y avons réussi, mais en conservant l’avantage offert aux enfants des milieux culturellement privilégiés et en soumettant le collège aux tensions douloureuses que nous venons d’évoquer.

 

 

Le socle commun est-il susceptible de remédier à ces tensions ?

 

Comme je l’ai déjà dit, l’une des raisons de l’échec du collège unique est probablement à chercher du côté de la complexité des programmes : alors que l’on a décidé de permettre à la totalité des enfants, tous niveaux confondus, de poursuivre des études au-delà de l’école primaire, on a généralisé au collège unique le modèle du lycée, initialement prévu pour accueillir et former une élite scolaire. Le décalage entre la culture moyenne des collégiens et les exigences des programmes, qui en plus, comme je l’ai souligné plus haut, ont continué d’intégrer les nouveautés universitaires les plus abstraites, est devenu effectivement difficilement gérable dans la plupart des établissements.

 

Revenir à une conception des contenus à la fois plus modeste, plus diversifiée et plus en phase avec la société contemporaine serait sans doute un moyen de limiter les dégâts et de retrouver la possibilité de transmettre une culture commune à une majorité de jeunes. S’y oppose toutefois le discours sur « l’excellence scolaire », qui réunit curieusement les fractions les plus conservatrices des milieux intellectuels et le syndicat enseignant le plus représentatif, et le plus à gauche, qui prétend défendre « l’excellence pour tous ». Il faut d’ailleurs être juste : à l’interne, ce syndicat débat et milite dans ses publications pour une évolution des pratiques pédagogiques. Mais par souci de préserver son champ de syndicalisation, il finit toujours par soutenir des positions conservatrices, en se réfugiant notamment derrière la revendication forcément consensuelle du manque de moyen.

 

 

Les savoirs qui sont enseignés à l’école à travers le découpage disciplinaire sont-ils un des facteurs de crise ? Faut-il, comme nous y invite Roger François Gauthier, revoir les contenus d’enseignement pour démocratiser l’école ?

 

Je crois que je viens de répondre à la question. Je connais les travaux de Roger François Gauthier et j’adhère à son point de vue, qui d’ailleurs reprend de nombreuses études antérieures allant dans le même sens. La question est sans doute moins celle des cloisonnements disciplinaires que celle des liens trop directs entre les savoirs universitaires et les contenus enseignés au collège. Comme l’a écrit François Dubet dans un de ses livres, les programmes du collège sont conçus comme si tous les élèves allaient préparer un bac général, alors que c’est le cas de moins de la moitié d’entre eux. Dans les écoles scandinaves si souvent citées en exemple, les contenus de l’école unique sont beaucoup plus diversifiés et centrés sur les compétences des élèves.

 

Vincent Troger

Entretien : François Jarraud

 

Dernier ouvrage publié

Troger (Vincent), Une histoire de l’éducation et de la formation, Éditions Sciences Humaines, 2006.

http://www.scienceshumaines.com/une-histoire-de-l-education_fr_264.htm

 

 

Par fjarraud , le mercredi 18 avril 2007.

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