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Equité et Efficacité 

Un jeu très librement adapté de Equity and Efficiency in a Game par Ken Peterson.

Niveau : Première ES

Le jeu est basé sur un protocole très simple. Les élèves font face au professeur, la main sur le cœur. A chaque round, ils doivent choisir entre deux options : tendre trois doigts, auquel cas ils gagnent 3 points ; garder le poing fermé, auquel cas ils gagnent 1 point. Toutefois, si plus de deux élèves choisissent l'option n° 1, personne ne gagne rien[1]. A chaque round, le professeur, qui est le seul à voir ce que chacun joue, annonce combien d’élèves ont choisi l’option n° 1. A la fin des cinq premiers rounds, on fait les comptes : ceux qui ont obtenu au moins 4 points gagnent un cachou, ceux qui ont obtenu au moins 12 points gagnent un chocolat.

 

Le plus vraisemblable, à ce stade, est que personne n’ait gagné quoi que ce soit (sauf peut-être un ou deux free-riders qui auront gagné un cachou).

 

Un débat peut alors s’engager. Chacun est invité à donner son opinion sur la meilleure façon d’améliorer la situation. Tôt ou tard, il se trouve quelqu'un pour suggérer que si chacun gardait le poing fermé, tous gagneraient un cachou. Un accord de principe se dégageant pour tester cette proposition, on repart pour 5 tours. Evidemment, certains ne jouent pas le jeu. Réalisant que ceux-là risquent de gagner un chocolat tandis qu’eux devront se contenter d’un cachou, d’autres élèves vont alors s’employer à saboter le résultat final : ils tendent désormais trois doigts à chaque tour. Si bien que, cette fois encore, personne n’a rien gagné, fut-ce un cachou !

 

Quand on demande aux « saboteurs » pourquoi ils ont réagi ainsi, ils expliquent sans vergogne qu’ils préfèrent une situation où personne n’ait rien plutôt qu’une situation où ils devraient se contenter d’un cachou tandis que les autres, les traîtres, pourraient tranquillement déguster sous leur nez un délicieux chocolat.

 

Apparemment, c’est là une réaction typiquement envieuse[2]. "L’envieux, écrit Robert Nozick, s’il ne peut également posséder une chose qu’un autre possède, préfère que cette autre personne ne la possède pas non plus. Il préfère, si un autre possède quelque chose et que lui en est dépourvu, que ni l’un ni l’autre n’en profite"[3]. Un peu comme dans la fable de l’envieux et de l’ambitieux : St Martin annonce à deux voyageurs que si l’un d’eux fait un vœu il se réalisera, mais son compagnon obtiendra double portion. Les deux voyageurs se disputent alors pour décider qui fera le vœu, et une bagarre s’ensuit. En désespoir de cause, à demi étranglé, le vaincu s’écrie : « faites donc que je devienne borgne ! »

 

En réalité, la réaction de ces élèves s’apparente plutôt à de l’indignation. Aristote définit l’indignation comme le sentiment que « nous éprouvons à la vue d'un succès immérité »[4]. Ce en quoi elle se distingue de l’envie : « l’indignation est une réaction qu’on peut éprouver quand la fortune sourit à de mauvaises gens, tandis qu’on éprouve de l’envie du fait du bonheur des gens de bien ».

 

Maintenant, imaginons que chacun ait joué le jeu – ie ait systématiquement choisi l’option n° 2. Tous auraient gagné un cachou, mais on réalise bien que ce résultat n’est pas non plus satisfaisant : il n’est pas efficace au sens de Pareto. On pourrait en effet parvenir à un résultat meilleur, où tous gagneraient un cachou tandis que deux élèves gagneraient un chocolat. Tout le problème est bien sûr de déterminer qui gagnera le chocolat.

 

Si l'on adopte le point de vue de la justice distributive (Aristote), une société juste serait une société où chacun aurait ce qu'il mérite. Ce serait une société équitable, dans laquelle il n'y aurait plus matière à s'indigner (au vu d'un succès immérité) ni à s'apitoyer (au vu d'une infortune imméritée). Les succès comme les infortunes seraient la rançon du mérite. Evidemment, toute la difficulté est ici de s'entendre sur ce qui constitue le mérite. Quel mérite faut-il prendre en compte ? Et quel indicateur retenir pour l'évaluer ?

 

Des bons élèves proposent de s’en remettre aux moyennes trimestrielles, mais les cancres se récrient. Les élèves ne pouvant s’accorder sur une proposition valable, le professeur met tout le monde d’accord en imposant deux exercices successifs, évaluant des compétences totalement différentes. Sera chaque fois récompensé l’élève qui sera le premier venu à bout de l’exercice:

 

-  apprendre par cœur et réciter sans faute ce texte d’Adam Smith sur la main invisible :

Chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux : il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue, et non celui de la société ; mais les soins qu’il se donne pour trouver son avantage personnel conduisent naturellement à préférer précisément ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux pour la société. [...] En cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions.

 

-  résoudre un problème mathématique impliquant de faire une division sans calculette : au quatrième trimestre 2007, en France métropolitaine, on comptait 2 084 000 chômeurs au sens du BIT pour 27 964 000 actifs. Calculez le taux de chômage, à deux chiffres après la virgule.

 

La sélection enfin réalisée, on repart pour 5 rounds. Malheureusement, certains élèves ne peuvent se résoudre à l’idée de voir leurs camarades ainsi distingués : ils sabotent l’exercice, et, une fois de plus, personne ne gagne rien !

 

On vérifie alors que les inégalités peuvent bien être plus équitables, elles n'en sont pas moins douloureuses. Au contraire ! « Si certaines inégalités de position… font tant souffrir », observe Nozick, ce n’est pas « en raison du sentiment qu’une position supérieure est imméritée, mais du sentiment que c'est mérité et gagné. Savoir que quelqu'un d'autre est parvenu à un résultat plus grand ou s'est élevé plus haut peut blesser l'amour-propre de quelqu'un et lui donner le sentiment d'une valeur personnelle moindre ».[5]

 

A ce stade, on n’est toujours pas parvenu à une répartition équitable et efficace. Un élève propose de désigner les heureux élus au moyen d’un vote. Un autre fait aussitôt remarquer que chacun risque de voter pour lui. Le premier explique alors qu’il suffit d’interdire de voter pour soi : on voterait à main levé et comme ça, on pourrait contrôler que personne ne vote pour lui-même. Mais, là encore, tout le monde n’est pas d’accord. Les isolés comprennent qu’ils ont peu de chances, d’autres font valoir que c’est délicat de voter à mains levées : voter pour tel copain, c’est en froisser un autre, qui risque de vous garder rancune. Finalement, on se met d’accord pour un vote à bulletin secret, chacun prenant l’engagement de ne pas voter pour lui.

 

Las ! Comme on pouvait s’y attendre, la plupart des élèves ont voté pour eux ! Aucun élève n’obtient plus de trois voix ! Chacun s’accorde pour dire que ce mode de sélection n’est pas satisfaisant…

 

Un élève propose alors de s’en remettre au hasard : on tirerait au sort les noms des trois heureux gagnants. Cette proposition est aussitôt acceptée. Et, cette fois, les élèves jouent le jeu.

 

Au bout du compte, on est enfin parvenu à une répartition optimale, au sens de Pareto. Cette répartition n’est pas moins inégale que celle à laquelle on aurait pu arriver tout à l’heure, mais, curieusement, elle parait à chacun plus acceptable, plus juste…



[1] Compter un pour 10 élèves, deux pour 20 élèves, 3 pour 30 élèves…

[2] Le Grand Robert définit l’envie comme un "sentiment de tristesse, d’irritation et de haine contre qui possède un bien que l’on n’a pas".

[3] Anarchie, Etat et Utopie (1974), p. 294 trad. PUF 1988

[4] Aristote, Topiques, 110, a, 2

[5] Anarchie, Etat et Utopie, op. cit.

Sur le site du Café
Par Bordes , le dimanche 15 juin 2008.

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