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L'étude du changement social à partir d'un texte d'Ishiguro 

Révisions de sociologie à partir de Lumière pâle sur les collines de Kazuo Ishiguro

La narratrice de Lumière pâle sur les collines s’appelle Etsuko. Née au Japon, elle s’est ensuite installée en Angleterre. Dans la scène ci-dessous, Etsuko est en compagnie de son mari Jiro et de son beau-père Ogata-San, ainsi qu’elle le nomme toujours. Que l’on nomme l’opposition entre le père et le fils « conflit générationnel » ou simplement « conflit de valeurs », « conflit culturel », les faits sont les mêmes : l’un, plus âgé, prend ses repères dans le Japon d’avant la seconde guerre mondiale, l’autre les prend dans le Japon de l’après-guerre.

Plein de retenue et de respect mais sans concession, le dialogue entre le père et le fils illustre de très nombreuses notions liées au changement social. Au fil de leur échange, ce sont les solidarités mécanique et organique, l’individualisation, la démocratisation et les légitimités traditionnelle et légale-rationnelle qui peuvent tour à tour être évoquées.

Nous reprendrons ces points après l’extrait :

 


Jiro se replongea dans ses journaux. Il continuait à manger le gâteau et je regardai les miettes qui tombaient sur le tatami. Ogata-San continua pendant quelque temps à contempler l’échiquier.
« Tout à fait extraordinaire, dit-il finalement, ce que racontait ton ami.
- Ah bon ? C’est-à-dire ? » Jiro ne leva pas les yeux de son journal.
« Que sa femme et lui avaient voté pour deux partis différents. Il y a quelques années, cela aurait été impensable.
- A coup sûr.
- C’est tout à fait extraordinaire, le genre de choses qui se passent de nos jours. Mais je suppose que c’est ce qu’on entend par “ démocratie ”. » Ogata-San poussa un soupir. « Toutes ces choses que nous avons apprises auprès des Américains, ce ne sont pas toujours des avantages.
- Non, certainement pas.
- Regarde ce que ça donne. Le mari et la femme votent pour deux partis différents. C’est un triste état de choses, quand on ne peut plus compter sur son épouse dans ce genre d’affaires. »
Jiro lisait toujours son journal. « Oui, c’est regrettable, dit-il. 
- De nos jours, les épouses ne ressentent plus d’engagements à l’égard de la famille. Elles font ce qui leur plaît, elles votent pour un autre parti quand la fantaisie leur en prend. C’est absolument typique de la tournure que prennent les choses au Japon. Au nom de la démocratie, les gens délaissent leurs obligations. »
Jiro leva les yeux vers son père pendant un instant, puis se pencha à nouveau vers son journal. « A coup sûr, tu es dans le vrai. Mais quand même, tout ce que les Américains ont apporté n’est pas mauvais ?
- Les Américains ? Ils n’ont jamais compris les usages du Japon. Ils n’ont rien compris, pas un instant. Leurs coutumes conviennent peut-être aux Américains, mais au Japon, les choses ne se passent pas de la même façon, pas du tout. » Ogata-San soupira à nouveau. « La discipline, la loyauté, voilà ce qui faisait exister le Japon autrefois. Cela peut paraître excessif, mais c’est la vérité. Les gens étaient liés par le sens du devoir. A l’égard de la famille, des supérieurs, du pays. Et maintenant, tout ça a été remplacé par des bavardages sur la démocratie. On les entend chaque fois que les gens veulent être égoïstes, à chaque fois qu’ils veulent oublier leurs obligations. »
- Oui, tu as certainement raison ? » Jiro bailla et se gratta le côté du visage.
« Regarde ce qui s’est passé dans ma profession, par exemple. Voilà un système que nous avions préservé avec soin et amour, au fil de longues années. Les Américains sont venus et l’ont démantelé, ils l’ont détruit sans y accorder une pensée. Ils ont décidé que nos écoles seraient semblables aux écoles américaines, que nos enfants apprendraient ce qu’apprennent les petits Américains. Et les Japonais ont acclamé tout cela. Ils ont tout acclamé en parlant beaucoup de démocratie – il secoua la tête – mais bien des choses admirables ont été détruites dans nos écoles.
- Oui, bien sûr, c’est très vrai. » Jiro leva à nouveau les yeux. « Mais il y avait certainement des défauts dans l’ancien système, dans les écoles comme ailleurs.
- Jiro, que dis-tu ? Tu as lu ça quelque part ?
- C’est mon opinion personnelle.
- As-tu lu ces histoires dans ton journal ? J’ai consacré ma vie à enseigner la jeunesse. Et j’ai fini par voir les Américains tout démolir. C’est inouï ce qui se passe maintenant dans les écoles, les manières qu’on enseigne aux enfants. Inouï. Et il y a tant de choses qu’on n’enseigne plus du tout. Te rends-tu compte, que de nos jours, les enfants achèvent leurs études sans rien connaître de l’histoire de leur propre pays ?
- En effet, c’est sans doute dommage. Mais j’ai des souvenirs bizarres du temps où j’étais écolier. Par exemple, je me rappelle avoir appris que le Japon avait été créé par les dieux. Que notre nation avait un caractère divin et suprême. Nous devions apprendre le livre par cœur, mot par mot. Tout cela n’est peut-être pas une trop grande perte.
- Mais, Jiro, les choses ne sont pas si simples. Visiblement, tu ne comprends pas comment tout cela fonctionnait. Les choses sont loin d’être aussi simples que tu l’imagines. Nous nous sommes employés à assurer la transmission des vertus essentielles, nous avons fait en sorte que les enfants grandissent en ayant la bonne attitude à l’égard de leur pays, de leurs camarades. Jadis, il y avait au Japon un certain état d’esprit, qui nous soudait tous. Représente-toi un peu ce que c’est, d’être un jeune garçon dans le Japon d’aujourd’hui. On ne lui enseigne aucune valeur à l’école – sauf, peut-être, à demander égoïstement à la vie de satisfaire tous ses désirs. Il rentre chez lui, et il voit ses parents se battre parce que sa mère refuse de voter pour le parti de son père. Quel triste état de choses.
- Oui, je vois ce que tu veux dire. Et maintenant, père, je te demande de m’excuser, car je dois aller au lit.
- Endo, moi, d’autres hommes qui nous ressemblaient, nous avons fait de notre mieux, oui, de notre mieux pour aider à se développer ce qu’il y avait de bon dans le pays. Et beaucoup de choses ont été détruites.
- C’est extrêmement regrettable. » Mon mari se mit debout. « Excuse-moi, père, il faut que je dorme. Demain, ma journée va encore être très chargée. »
Ogata-San leva les yeux vers son fils, l’air un peu surpris. « Mais bien entendu. Comme je suis négligent de t’avoir fait veiller aussi tard. » Il courba légèrement le buste.
« Pas du tout. Je regrette que nous ne puissions parler plus longtemps, mais il faut vraiment que j’aille dormir.
- Mais oui, bien sûr. »
Jiro souhaita une bonne nuit à son père et quitta la pièce. Pendant quelques secondes, Ogata-San regarda fixement la porte avec laquelle Jiro avait disparu, comme s’il s’attendait à ce que son fils revînt d’une minute à l’autre. Puis il se tourna vers moi avec une expression inquiète.
« Je ne me rendais pas compte qu’il était si tard, dit-il. Je ne voulais pas faire veiller Jiro. » [1]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le point de départ de l’échange entre le père et le fils est un fait rapporté par une tierce personne : une femme votant pour un autre parti que celui choisi par son mari. Pour le père, c’est « extraordinaire », « impensable autrefois » et « triste », car cela signifie que le mari « ne peut plus compter sur sa femme ».

Sa réaction évoque en partie les craintes de nombreux observateurs du changement social au XIXème siècle. A cette époque, d’une part les migrations des hommes et des femmes vers la ville et vers de nouveaux métiers et d’autre part la circulation des idées (chemin de fer, presse, catalogue…) affaiblissaient la régulation par la communauté d’origine (à la fois communauté de voisinage et familiale). Affranchi du regard de cette communauté, il devenait plus facile pour chacun de prendre de la distance par rapport à certaines traditions, par rapport à ce qui auparavant  « allait de soi ». Ainsi le processus de l’individualisation était-il accéléré.

Ogata-San agit exactement comme ces observateurs du XIXème siècle : constatant la disparition de l’ancien lien au sein du couple, lien se traduisant par le fait que la femme se conformait à son mari, il  en voit l’aspect négatif (c’est « triste », le mari n’a plus l’appui de sa femme) .

Mais à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, un sociologue prit le contre-pied des craintes exprimées par ses contemporains : Emile Durkheim (1858-1917) considérait qu’il ne fallait pas voir uniquement ce qui disparaissait mais aussi ce qui naissait. A la façon de l’économiste Schumpeter, il aurait pu dire que le changement social est un processus de « destruction créatrice ». Pour reprendre les termes propres à Durkheim, en même temps que la solidarité mécanique déclinait, c’est-à-dire la solidarité qui unit ceux qui se ressemblent, une autre solidarité émergeait peu à peu, la solidarité organique, celle qui unit ceux qui sont différents mais complémentaires. En effet, Durkheim appelle « solidarité mécanique ou par similitudes » celle qui « relie directement l’individu à la société sans aucun intermédiaire ». La société peut alors être définie comme « un ensemble plus ou moins organisé de croyances et de sentiments communs à tous les membres du groupes : c’est le type collectif »[2]. Dans une telle société, la conscience collective est prééminente, la conscience collective étant « l’ensemble des croyance et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société » : « elle est indépendante des conditions particulières où les individus se trouvent placés ; ils passent, et elle reste »[3]. Dans ce contexte de solidarité mécanique, la conscience collective et la conscience individuelle entretiennent donc des rapports antagonistes : la solidarité mécanique est d’autant plus forte que la personnalité, la conscience individuelle est réduite. Durkheim écrit : la solidarité mécanique « est à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment, notre individualité est nulle » [4].

En revanche, dans un contexte de solidarité organique, le lien social n’est plus de même nature :  avec la solidarité organique, « l’individu dépend de la société parce qu’il dépend des parties qui la composent »[5]. La société ne correspond alors plus à tout à fait la même réalité : « la société dont nous sommes solidaires (dans ce cas) est un système de fonctions différentes et spéciales qu’unissent des rapports définis ». Cette solidarité organique « n’est possible que si chacun a une sphère d’action qui lui est propre, par conséquent une personnalité ». Dit autrement, exactement comme la ressemblance est source de solidarité (mécanique), la différence est aussi source de solidarité (organique). C’est même là la fonction véritable de la division du travail d’après DK : « Les services économiques que (la division du travail) peut rendre sont peu de choses à côté de l’effet moral qu’elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité. »

 

Après cette incursion dans les écrits d’Emile Durkheim, il est donc possible de dire que dans cette micro-société qu’est la société conjugale, Ogata-San ne voit que la disparition de la solidarité mécanique mais non la solidarité organique. Son fils est moins inquiet sur l’état du couple japonais, vraisemblablement parce qu’il  conçoit un autre type de lien entre époux et épouse que celui de la ressemblance-soumission.

Mais la conversation tardive entre le père et le fils n’aborde pas que l’évolution de la nature des relations conjugales. C’est plus largement l’ensemble des relations sociales qui sont touchées par cette même évolution. Ainsi, Ogata-San déplore la disparition de la « conscience collective » quand il regrette la situation passée : « La discipline, la loyauté, voilà ce qui faisait exister le Japon autrefois. Cela peut paraître excessif, mais c’est la vérité. Les gens étaient liés par le sens du devoir. A l’égard de la famille, des supérieurs, du pays. » « Nous nous sommes employés à assurer la transmission des vertus essentielles, nous avons fait en sorte que les enfants grandissent en ayant la bonne attitude à l’égard de leur pays, de leurs camarades. Jadis, il y avait au Japon un certain état d’esprit, qui nous soudait tous. » En revanche, son fils Jiro considère que cette conscience collective n’existait que par un formatage très critiquable, qui empêchait « la conscience individuelle » : « Mais j’ai des souvenirs bizarres du temps où j’étais écolier. Par exemple, je me rappelle avoir appris que le Japon avait été créé par les dieux. Que notre nation avait un caractère divin et suprême. Nous devions apprendre le livre par cœur, mot par mot. »

Un autre thème connexe se dessine quand Ogata-San et Jiro discutent ainsi de l’évolution des relations sociales au sein du Japon : le processus de la démocratisation. L’auteur de référence est alors Tocqueville (1805-1859). Chez Tocqueville, le mot démocratie a en général un sens social et non politique. En ce sens, la démocratie s’oppose non à la monarchie mais à l’aristocratie : elle est synonyme avant tout de l’égalisation des conditions (suppression des privilèges, de la transmission héréditaire du statut ; tous les honneurs, toutes les fonctions sont accessibles à tous).  Dans le dialogue du père et du fils, on retrouve ce constat de la perte d’influence de ceux qui auparavant avaient l’autorité d’imposer les valeurs du passé. Sur ce thème de la démocratisation, notons également une coïncidence qui n’a rien de fortuit. Tocqueville confie : « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux Etats-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus frappé mes regards que l’égalité des conditions » et dans le roman d’Ishiguro, c’est également les Américains qui sont présentés comme la source de la démocratisation du Japon.

 

A partir de cet extrait du livre d’Ishiguro, les travaux d’un troisième auteur peuvent être cités, après ceux de Durkheim et ceux, antérieurs, de Tocqueville. Il s’agit du sociologue allemand Max Weber (1864-1920). Il est connu pour une approche spécifique de la sociologie (la sociologie compréhensive) et pour de nombreux concepts. Parmi eux, il y a ceux de légitimité traditionnelle et de légitimité légale rationnelle. Le monde d’ Ogata-San est régi par le caractère sacré de la tradition, par le poids des coutumes. C’est exactement ainsi que Max Weber décrit l'autorité traditionnelle dans Économie et société : l'autorité traditionnelle repose sur « le caractère sacré de dispositions transmises par le temps ('existant depuis toujours') et des pouvoirs du chef. On lui obéit en vertu de la dignité personnelle qui lui est conférée par la tradition ». C’est « l'autorité de l''éternel hier', c'est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l'habitude enracinée en l'homme de les respecter. Tel est le 'pouvoir traditionnel' que le patriarche ou le seigneur terrien exerçaient autrefois."

Son fils, Jiro, se projette dans un monde régi non pas par la coutume, par la tradition, par la soumission aux générations passées mais par les décisions prises par des individus faisant appel le plus possible à leur libre arbitre (« leur égoïsme » d’après Ogata-San), à leur savoir. Cela évoque ce que Weber nomme la  légitimité légale rationnelle : l’autorité est impersonnelle, c’est celle de la loi et l’obéissance découle de la loi, de la raison. Les mots exacts de Weber sont les suivants : l'autorité légale ou rationnelle, c’est "l'autorité qui s'impose en vertu de la 'légalité', en vertu de la croyance en la validité d'un statut légal et d'une 'compétence' positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d'autres termes l'autorité fondée sur l'obéissance qui s'acquitte des obligations conformes au statut établi. C'est là le pouvoir tel que l'exerce le 'serviteur de l'État' moderne, ainsi que tous les détenteurs du pouvoir qui s'en rapprochent sous ce rapport."

Le dialogue entre Ogata-San et Jiro a permis ces quelques révisions en ce mois de mai, mais pour le sociologue, il y aurait encore tant à dire à partir de l’œuvre d’Ishiguro…

 Anne Chaté

 

 



[1] Kazuo Ishiguro, Lumière pâle sur les collines, 10/18, pp. 85-89

[2] Emile Durkheim, la division du travail social, p. 99

[3] ibid, p. 46

[4] ibid, p. 99

[5] ibid, p. 99

Sur le site du Café
Par Bordes , le jeudi 15 mai 2008.

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