Le mensuel Imprimer  |  Télécharger nous suivre sur Twitter nous suivre sur Facebook

La Chronique de Lyonel Kaufmann 

D’abord un constat, en 2015, 72% des 11 à 14 ans jouent à des jeux vidéo en Grande-Bretagne, 90% en France, 82% en Allemagne et 79% en Espagne (Game Track Digest, voir bibliographie). Pour les 15 à 24 ans, ces pourcentages s’élèvent respectivement à 56%, 83%, 77% et 61%.

Ensuite, depuis 2002, l’industrie du jeu vidéo est plus rentable que l’industrie cinématographique. (Martin, Turcot, 2015 : 18). Pour sa part, le jeu Assassin’s Creed a été vendu à plusieurs millions d’exemplaires générant quelques milliards d’euros de chiffres d’affaires, ce jeu s’apparente aux séries télévisées « qui se déclinent en saisons et en épisodes, et sont fabriquées au fur et à mesure en fonction des résultats commerciaux » (Martin, Turcot 2015 : 17).


Comme le note Joly-Lavoie (2015) :

« Les représentations populaires de l’histoire, qui émergent de l’histoire-profane, connaissent aujourd’hui une popularité inégalée. Ces outils culturels (Swidler, 1986) n’ont jamais été aussi accessibles, notamment grâce à la multiplication d’écrans en tout genre (tablettes, téléphones « intelligents », etc.) et aussi parce qu’ils adoptent une variété de formats (films de fiction, documentaires, série télévisée, jeux vidéo, etc.) qui permet à tous de trouver son compte. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant, alors que les jeunes Canadiens passent parfois plus de temps devant un écran que sur les bancs d’école (Paré, 2015), de constater l’émergence de représentations initiales, chez les élèves, qui viennent entrer en conflit avec l’histoire scolaire présentée par les enseignants (Dalongeville, 2001; Wertsch, 1997). Il semble donc pertinent de réfléchir sur la relation que l’histoire entretien avec la fiction (à l’origine de l’histoire profane) et comment il est possible de détourner les objets culturels dans l’enseignement de l’histoire à l’école. »

Cela a donc amené certains enseignants à utiliser les jeux vidéo historiques et notamment Assassin’s Creed dans leurs leçons d’histoire.


En novembre 2012, à la sortie du troisième opus de cette série, Vincent Boutonnet (2012) présentait le jeu dans lequel il s’agissait de jouer le rôle de Connor, fils d’un Britannique en quête d’aventures dans les colonies anglaises et d’une Mohawk. Le but du jeu est d’éliminer une société secrète, appelée les Templiers, par plusieurs moyens dont les missions d’assassinats. Il permettait ainsi au joueur de circuler librement dans le Boston, New York, Lexington, Concord et tous les environs de l’époque de la Révolution américaine, « reproduits fidèlement dans de nombreux détails ». Le joueur rencontrait également des personnages avec lesquels il était possible d’interagir : Benjamin Franklin, Samuel Adams, Général Braddock, John Pitcairn, entre autres.

Concernant son utilisation en classe, Boutonnet soulignait que

« Pour terminer, je voudrais simplement mentionner quelques critiques concernant la potentielle intégration d’un tel jeu en classe d’histoire. Premièrement, la quête principale se joue seul et consume de nombreuses heures de jeu. Dans un contexte de classe, je vois mal l’utilité d’une telle intégration. Deuxièmement, de nombreuses séquences vidéos dans le jeu dépeignent des réalités historiques qu’il serait pertinent d’analyser, mais toutes ne sont pas disponibles sur youtube et ne se débloquent dans le jeu qu’à des moments précis. Troisièmement, les textes présents dans la base de données sont très abordables, de courts textes ciblant des éléments précis du contexte historique et sur un ton plus ou moins familier (c’est en fait votre compagnon d’armes qui vous donne des détails historiques et vous fait des blagues en passant). Même si ces textes seraient faciles à utiliser, la question matérielle reste le principal obstacle : comment accéder à cette base sans avoir trente copies du jeu et trente plateformes pouvant le jouer. »

Dès lors, pour Boutonnet,

« d’un point de vue didactique et pragmatique, la seule raison à intégrer un tel jeu est l’avertissement en début de jeu mentionné plus haut et le débat soulevé par la censure d’une bande-annonce et son impact sur les usages publics de l’histoire. Le lien est très facile à faire sur des questions de mémoire collective et donc de développer la conscience historique des élèves avec un déclencheur récent et sûrement connu des élèves… »


En 2014, le dernier opus de cette série était consacré à la Révolution française et suscitait un début de polémique concernant la présentation de Robespierre sous l’angle de sa légende noire. L’opus était alors considéré comme une entreprise réactionnaire notamment par Jean-Luc Melenchon.


Quelques mois plus tard, Jean-Clément Martin et Laurent Turcot, conseiller historique de cet épisode, revenaient sur cette polémique médiatique qu’ils qualifient de limitée les obligeant d’intervenir publiquement pour « réfléchir sur un jeu vidéo qui met en cause notre rapport au passé et aux traditions nationales » (Martin, Turcot 2015 : 10).

Après une introduction qui présente la polémique née à l’automne 2014 à la sortie du jeu vidéo, la première partie de leur ouvrage s’interroge sur ce que le jeu vidéo dit de notre époque et de notre relation avec l’histoire et l’enseignement de l’histoire. La deuxième partie est consacrée à ce que le jeu vidéo dit et ne dit pas du Paris de la Révolution française.



Dans la première partie, Jean-Clément Martin met les jeux du XIX° siècle en perspective et les replace dans le prolongement des feuilles volantes, des feuilletons ou des magazines apparus au XVIIIe, XIXe ou XXe siècle

« Le XVIIIe siècle avait lancé la mode des feuilles volantes, le XIXe a développé les feuilletons, le XXe les magazines, les films et les jeux sur écran, le XXIe mêle le tout avec ces séries qui invitent le joueur à s’identifier à son personnage favori et le faire vivre à sa guise. Avec les progrès techniques qui transforment les jeux vidéo en quasi-films, les jeux de rôles ou d’arcanes développés depuis les années 1960 sont devenus les histoires dont vous êtes le héros, en ayant la possibilité de choisir un environnement fantastique, historique, contemporain ou guerrier. C’est dans cette perspective large qu’il faut comprendre Assassin’s Creed et s’y intéresser. » (Martin, Turcot 2015 : 15)

Il les replace ensuite en terme de public par rapport à leurs travaux universitaires :

« Si ce jeu est intéressant c’est parce qu’il parle d’histoire, celle de la Révolution française qui en est le cadre, et aussi le nôtre, celle du XXIe siècle. Il sera en effet mis entre les mains de plusieurs millions de joueurs dans le monde, pour qui il représentera un lien avec le passé, ce passé que nous étudions et sur lequel nous publions des articles et des livres lus tout au plus par quelques milliers de lecteur ! » (Martin, Turcot 2015 : 16)

Ne voulant pas se réfugier dans la citadelle assiégée, Martin accepte de réfléchir sur ce jeu et en propose une analyse afin de l’insérer dans son contexte, comprendre son rapport à la vérité historique, en évaluer sa pertinence et proposer des pistes pour l’utiliser. Il s’agit pour lui avec ce texte de proposer « une sorte de mode d’emploi destiné à tous ceux qui aiment jouer et souhaitent aussi passer de l’autre côté, derrière la console, autant qu’aux autres, amenés professionnellement à côtoyer de jeunes joueurs qui trouvent dans ce genre d’activité des éléments de savoirs historiques » (Martin, Turcot 2015 : 17)

Martin rappelle ensuite que s’emparer des grands événements ou des grands personnages de l’histoire n’est pas une idée neuve. Victor Hugo ou Shaekspeare l’ont fait avec le théâtre. On peut parler aussi du succès des romans historiques et des romans policiers historiques. On convoquera également le cinéma dès sa création. A propos de ce dernier medium et de son traitement de la Révolution française, l’historienne Sylvie Dallet estime que les deux tiers des productions cinématographiques réalisées sur cette période sont hostiles à la Révolution (Martin, Turcot 2015 : 21).

« Restent que toutes ces productions sont dorénavant du pain béni pour les enseignants, quels qu’ils soient. Les cours d’histoire, jadis cours magistraux où seul le verbe permettait de faire voyager (ou non) l’étudiant, utilisent désormais bobines de films, diapositives, Power Point qui enchaînent textes et images. Qui pourrait enseigner l’histoire du XVIIIe siècle aujourd’hui sans faire appel à un certain imaginaire cinématographique ? […] Cette approche, bientôt classique, est actuellement dépassée par un nouveau médium, le jeu vidéo, dont la portée est plus grande que les films en ce qu’ils impliquent le spectateur, qui n’est d’ailleurs plus spectateur, mais acteur, gamer » (Martin, Turcot 2015 : 22).

Au final, pour Martin

« Acceptons, comme l’a dit David Lowenthal, que le passé soit à jamais une terre étrangère, inconnaissable rationnellement dans sa totalité, échappant toujours, d’une manière ou d’une autre, aux «professionnels» qui en retracent «l’histoire». Admettons qu’on puisse en faire un terrain de jeu, bac à sable inépuisable et façonnable à discrétion » (Martin, Turcot 2015 : 54)

A ce stade, l’enseignant d’histoire n’est pas très avancé pour construire sa leçon d’histoire. A moins qu’il se contente de faire voyager ses élèves dans le Paris révolutionnaire. Il pourra alors s’aider de la deuxième partie de l’ouvrage rédigée par Turcot qui nous indique

« Avec Assassin’s Creed, « la ville est là, on s’y promène, on la vit. […] Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux, mais surtout qu’est-ce qui est imaginé, rêvé, inventé ici ? Ces quelques pages visent à donner une image de la ville, d’après ce que nous en savons » (Martin, Turcot 2015 : 61-62)

C’est ainsi la démarche choisie par Julien Yenny, professeur d’histoire-géographie au collège REP Léonard de Vinci de Belfort, et présentée par le Café pédagogique (Jarraud 2015). Celui-ci a extrait des séquences vidéo du jeu que les élèves doivent confronter à des documents iconographiques d’époques et à des textes. L’élève doit répondre ensuite à un questionnaire en ligne. Il s’agit pour J. Yenni d’exploiter l’intérêt des élèves et la qualité iconographique du jeu.

Pour sa part, Joly-Lavoie (2016) entend déterminer dans quelle mesure lorsqu’un joueur s’investit dans une simulation historique, il s’engage dans un processus « actif » où il est amené à « changer » l’histoire ou du moins à influencer la narration du jeu (en théorie). De ce constat, il s’est demandé si un jeu comme Assassin’s Creed pouvait aider un joueur à mieux comprendre le concept d’agentivité historique, soit la capacité d’un agent à influencer (ou non) le cours de l’histoire.

Pour ma part, à la suite d’un entretien accordé par Turcot à la suite de la sortie de son livre pour Histoire Engagée (Robert 2015), je retenais plus particulièrement deux éléments. Premièrement, « il ne faut donc pas percevoir Assassin’s Creed comme un médium d’enseignement de l’histoire, mais plutôt comme un médium de présentation, d’initiation à l’histoire ». Deuxièmement, ce n’est pas la recherche d’anachronisme qui est intéressante, mais le fait qu’il joue, chez certains joueurs, voire étudiants, le rôle de déclencheur dans leur quête historique. Ainsi, pour Laurent Turcot, le déclencheur de son intérêt pour l’histoire du 18e siècle a été le film Amadeus de Milos Forman. Et vous ? Quel a été votre déclencheur historique ?

A moins qu’à la suite de l’universitaire britannique Andrew Elliott, co-auteur du livre Playing with the Past : Digital Games and the Simulation of History, le médium « jeu vidéo » ait principalement pour avantage de permettre de « littéralement jouer avec le passé » et, du même coup, de « découvrir que l’histoire est vraiment fun et intéressante » (Higuinen 2014, Elliot 2013).

Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,

Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)


Notes

Boutonnet, V. (2012). Entre simulation et réalité historique : petite critique didactique d’Assassin’s Creed III. In Then/Hier. Histoire et éducation en réseau. Lien (dernière consultation 29.3.2016) :
http://thenhier.ca/fr/content/entre-simulation-et-r%C3%A9alit%C3%A9-historiqu[...]

Jarraud, F. (2015). Peut-on enseigner l’histoire avec Assassin’s Creed Unity ? In Café pédagogique, 3 avril 2915. Lien :
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/04/03042015Article635636383722793494.aspx

GameTrack Digest: Quarter 3 2014 :
http://www.isfe.eu/sites/isfe.eu/files/attachments/gametrack_european_digest_q3-15.pdf

Higuinen, E. (2014). Assassin’s Creed peut-il remplacer un livre d’Histoire ? In inRocks, 28 septembre 2014. Lien (dernière consultation 29.3.2016) :
http://www.lesinrocks.com/2014/09/28/jeux-video/histoire-jeux-video-11526226/

Joly-Lavoie, A. (2015). Histoire profane, histoire scolaire et jeux vidéo historiques : amorce d’une réflexion. In Then/Hier. Histoire et éducation en réseau. Lien (dernière consultation 29.3.2016) :
http://thenhier.ca/fr/content/histoire-profane-histoire-scolaire-et-j[...]

Kapell, M., Elliott, A. (2013). Playing with the Past. Digital Games and the Simulation of History. Londres: Bloomsbury Academic. Table des matières :
http://www.bloomsbury.com/us/playing-with-the-past-9781623567286/

Lowenthal, D. (1999). The Past is a Foreign Country. Cambridge: Cambridge University Press.

Martin, J.-C., Turcot, L. (2015). Au coeur de la Révolution. Les leçons d’histoire d’un jeu vidéo. Paris : Vendémiaire.

Robert, M.-A. (2015). L’historien derrière la console : Assassin’s Creed : Unity. Entrevue avec Laurent Turcot. In Histoire Engagée, 14 avril 2015. Lien (dernière consultation 29.3.2016 :
http://histoireengagee.ca/?p=4611


Sur le site du Café
Sur le Web
Par jeanpierremeyniac , le mercredi 30 mars 2016.

Partenaires

Nos annonces