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La chronique de Lyonel Kaufmann : 1515, 1848, 1945 : quelle vision historique pour la Suisse d'aujourd'hui ? 

Qu’il peut être curieux de commémorer les 500 ans d’une cuisante défaite. Et pourtant, la Suisse s’enflamme, enfin plutôt les politiciens et certains intellectuels suisses, en 2015 pour les commémorations de la bataille de Marignan. Dans le même temps, les Suisses élisent en octobre leur parlement pour les quatre prochaines années et la droite populiste, via l’Union démocratique du centre (UDC), tente de s’emparer, via l’histoire, de l’âme suisse pour imposer sa vision du passé et de l’avenir de ce pays.


Ferdinand Hodler, «Le retrait de Marignan», 1900 (Musée national suisse, Zurich).


Très sérieusement, un site a été créé pour commémorer cet évènement du point de vue helvète. Dans le débat public, deux visions de l’évènement et de la Suisse s’affrontent en cette année électorale sur le plan national (élection du Parlement en octobre). Lors de la journée commémorative, organisée dans le cadre de la participation suisse à l’Exposition universelle de Milan, du 13 septembre dernier à San Giuliano, on notait l’absence de représentants officiels français ou italiens. Une bataille célébrée que par les vaincus, vous avez dit bizarre autant qu’étrange… Côté suisse, deux personnalités politiques incarnaient ce jour-là, ce débat helvéto-suisse : à ma droite, Christoph Blocher et, à ma gauche, Simonetta Sommaruga.


A droite, Christoph Blocher, ancien conseiller fédéral déchu et tribun populiste de l’UDC, porte la vision réactionnaire de l’histoire et du pays. Pour celui-ci, Marignan illustre la nécessité pour la Suisse de rester petite et la génération montante doit se battre pour la neutralité et l’indépendance du pays, en particulier dans ses rapports avec l’Union européenne. Comme en 1965 lorsqu’il en était le secrétaire, il porte le discours de la fondation privée Pro Marignano (www.marignano1515.ch), créée par des personnalités du monde économique, politique et militaire pour fêter les 450 ans de la bataille. La devise de cette fondation est Ex Clade Salus (« De la défaite au salut »).


Réactivée en 1995 pour préparer les commémorations de 2015, cette fondation a organisé cette cérémonie commémorative, des publications ainsi qu’un congrès historique. De plus, la fondation s’est chargée de rénover un monument et un ossuaire sur place. Le tout pour un budget de chf 500’000.-. Dans son comité d’honneur, la quasi-totalité des personnalités politiques sont membres de l’UDC. Pour la fondation, Marignan marquerait un tournant décisif et le début de la politique de neutralité helvétique.


Or, pour l’historien genevois François Walter, auteur d’une récente histoire de la Suisse en cinq volumes, la défaite de Marignan marque surtout le début d’une politique de rapprochement avec la France (Walter, F. (2009).  Histoire de la Suisse. Tome 1 : L’invention d’une Confédération (XVe-XVIe siècle). Neuchâtel : Alphil, p. 64). La naissance de la neutralité suisse après Marignan ne serait donc qu’un anachronisme (La neutralité née après Marignan ? « Un anachronisme », dit l’historien lausannois Roberto Biolzi | Le Temps) :

« Marignan débouche d’abord sur l’entrée des cantons suisses dans une alliance avec la France qui va durer jusqu’en 1792, soit pendant près de trois siècles, et marquera profondément la politique étrangère de la Confédération pendant tout ce temps. Une alliance de ce type, qui prévoit la fourniture d’importants contingents militaires, n’a rien de « neutre » au sens où nous l’entendons aujourd’hui. D’ailleurs, Marignan ne marque pas réellement la fin de toute politique de conquête des Confédérés, qui vont poursuivre leur engagement dans les guerres d’Italie dans les années qui suivent. On les retrouve, cette fois, bien sûr aux côtés des Français, à la bataille de La Bicocca (1522) et à celle de Pavie (1525). Les deux fois, ils sont battus, et on peut dire que c’est après Pavie que les Suisses renoncent à leurs ambitions en Italie du Nord ».


Plus que le début de la neutralité suisse, Marignan marque pour l’historien Roberto Biolzi la fin de la suprématie d’une technique de combat dans laquelle les Suisses excellaient (le carré suisse formé de piques), mais qui allait être dépassée par le développement des armes à feu et de l’artillerie. Ils sont dépassés devant l’évolution guerrière depuis cette bataille et perdront également les suivantes pour la même raison. Pour Biolzo

« On peut faire l’hypothèse que c’est pour cela qu’ils n’ont pas poursuivi leur politique de conquête. Pas parce qu’ils voulaient rester neutres ».


Interpelé en 2013, sur son implication dans les commémorations, le Conseil fédéral répondait en 2013 que s’il était conscient que Marignan a influé sur la mémoire collective, il considérait que sa commémoration n’était pas une tâche de portée nationale. De manière générale, le Conseil fédéral encourage l’idée de mettre en valeur les aspects de notre histoire qui contribuent notablement à promouvoir la paix et le renforcement des droits humains. Pour les raisons évoquées ci-dessus, il était clair pour le Conseil fédéral que les manifestations commémorant la bataille de Marignan devaient être financées sans participation de la Confédération (13.3550 – Interpellation : Les 500 ans de la bataille de Marignan : http://www.parlament.ch/f/suche/pages/geschaefte.aspx?gesch_id=20133550).

Par contre, le Conseil fédéral a répondu favorablement en août 2014 à une motion déposée par la conseillère nationale socialiste, Jacqueline Fehr demandant au Conseil fédéral de participer à la coordination des évènements dédiés à la capitulation de l’Allemagne en 1945 (Jacqueline Fehr, 8.5.14: Festivités marquant le 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale). Cette motion faisait suite à des postulats déposés par les Socialistes dans plusieurs cantons alémaniques (Zurich, Zoug, Uri ou Schwytz) demandant de planter le 8 mai 2015 un arbre pour la paix. Pour le conseiller national socialiste Cédric Wermuth « L’idée de commémorer le 8 mai 1945 s’inscrit dans une logique historique européenne, dont la Suisse faisait déjà partie car, n’en déplaise à certains, nous appartenions déjà à un monde globalisé à cette époque-là » (Célébrer Marignan divise les élus | 24 Heures).


Pour sa part, Simonetta Sommaruga, présidente de la Confédération en 2015, a préféré, lors de la journée du 13 septembre, mettre en garde contre « les mythes et les lieux de mémoire » (Commémoration des 500 ans de la bataille de Marignan. Discours prononcé par la présidente de la Confédération, Simonetta Sommaruga). Pour elle, il s’agit de « ne pas rester enfermés dans le passé ». D’autre part, la Suisse actuelle a également d’autres jalons, comme la Constitution de 1848 qui fonde la Suisse moderne, le développement des droits populaires, l’émancipation des femmes ou encore la création des assurances sociales, a-t-elle ajouté.


Tordant le cou à une vision virile et militaire qui serait à la base de la création de la Suisse moderne, elle ajoutait encore que

« Ces étapes majeures de l’histoire de la Suisse n’ont pas eu lieu sur des champs de bataille ». Elles ont été menées « avec des arguments et des bulletins de vote, par des héroïnes et des héros du quotidien ».


Egalement opposé à la vision de la fondation Pro Marignano, un groupe de créateurs intitulé Art+politique a été fondé en 2010 contre « son idéologie populiste ». Disposant d’un site interrnet (http://www.marignano.ch), ce collectif a mis en ligne une série de 18 réactions émanant d’écrivains suisses contemporains, venus des trois régions linguistiques, entendant protester contre cette volonté de commémoration et sa récupération politique.


Ainsi, derrière la commémoration de cette bataille ancienne se cache un bras de fer pour le contrôle de la mémoire nationale. Il donne l’occasion de remettre en cause la mainmise d’un parti, l’UDC, sur les mythes fondateurs helvétiques. Ce parti en a fait un thème central de sa campagne pour les élections fédérales de 2015. Nous sommes donc en présence d’une lutte sourde pour le contrôle de l’âme suisse ou plus précisément du narratif historique qui structure l’identité suisse.


D’autant qu’en 2015, la Suisse commémore une autre bataille, chère à sa psyché collective : les 700 ans de la bataille de Morgaten. Le débat est fort vif surtout en Suisse alémanique. Contributeur du collectif Art+politique, l’historien bâlois Georg Kreis s’interroge d’ailleurs sur les raisons qui en 2005 en 1965 font privilégier aux milieux économiques, politiques et militaires la commémoration de Marignan sur celle de Morgaten. Il y voit la volonté d’un utile substrat idéologique pour combattre l’intégration européenne de la Suisse :

« En 1965, Oswald, Blocher et d’autres auraient aussi pu rappeler le souvenir de Morgarten, au lieu de Marignan, survenu la même décennie, mais deux siècles plus tôt, 1315 et non 1515. Cette bataille donne aussi lieu à des réflexions historiques. Elle est même plus ancienne. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait? Nous en sommes réduits à formuler des conjectures. Morgarten symbolise le refoulement d’un intrus, Marignan, en revanche, l’idée, en apparence, qu’il était nécessaire de se limiter soi-même. Les élites du 20e siècle ont ainsi voulu rappeler que cette limitation de la collaboration suisse dans le projet d’intégration européenne était un engagement historique. Les entrepreneurs suisses qui avaient peur pour leur indépendance économique s’inquiétaient probablement du pèlerinage du Conseil fédéral à Bruxelles en 1962, un Conseil fédéral qui avait signalisé sa disponibilité à abandonner la voie spéciale théorique inaugurée en 1515 et à préparer l’«annexion» de la Suisse par la CEE » (Si Marignan n’existait pas? Wenn Marignano vielleicht gar nicht stattgefunden hat?).


En filigrane transparait également la place de l’enseignement de l’histoire à l’école et plus particulièrement celle de l’histoire suisse. Ce sera l’occasion d’une prochaine chronique.


Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,

Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)



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Par jeanpierremeyniac , le dimanche 27 septembre 2015.

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