La chronique de Lyonel Kaufmann : Médias sociaux à l'école : ni anges, ni démons 

Dernièrement je suis intervenu dans un collège genevois pour apporter ma perception sur les médias sociaux en milieu scolaire. Il s'agissait d'y apporter un regard «positif» en contrepoint d'une conférence faite par un représentant d'Action innocence.


En écho à la conférence du représentant d'Action innocence, j'ai préalablement choisi de mettre en exergue les propos suivants de Michel Guillou :

Quel parent songerait à conduire ses enfants en forêt et ne leur parler que du loup ?

Cette citation souligne bien, à mon avis, la posture particulière de celles et de ceux qui n’envisagent les technologies à l’école, comme ailleurs, que sous l’angle du danger et de la peur.

Dans le domaine des technologies éducatives, en disciple de Larry Cuban [2], il est important pour moi de replacer les discours actuels sur les technologies éducatives avec ceux tenus, si ce n’est depuis la nuit des temps, depuis le début du 20e siècle.

A ce titre, le discours sur les peurs, les dangers, voire l’immoralité, des nouvelles technologies est une constante. Il suffit ainsi de remonter à certains discours tenus au début du 20e siècle sur le cinéma à l’école pour s’en convaincre. Aux propos suivants de Mme Tissot, institutrice et rédactrice de l’Ecolier romand, vous pouvez sans autre remplacer le mot cinéma par celui de télévision ou d’internet pour retrouver un discours qui a court aujourd’hui concernant l’utilisation des Réseaux sociaux par exemple :

«Le cinéma détache l’enfant de la lecture […]. Le cinéma, qui est un des plus puissants moyens d’éducation populaire, offre des dangers […] au point de vue éducatif tout court. Le film rend l’esprit paresseux, inattentif. Il habitue à passer trop vite et sans transition d’un objet à un autre ; il tue le goût de la libre recherche, la possibilité de la concentration. Il inscrit des images, il ne grave pas des idées et des connaissances.» [3]

A chaque nouvelle technologie, il s’agit alors de préserver notre jeunesse de ces dangers, de verrouiller l’école et d’aseptiser la technologie en créant des dispositifs scolaires spécifiques et adaptés. L‘institution scolaire développera ainsi, et par exemple, la télévision éducative et aujourd’hui les ENT (Environnements numériques de travail). A de rares exceptions près [4], ce sont des fiascos et de très pâles copies des médias ou médiums auxquels ils sont censés se substituer.

Par ailleurs, oh! surprise, une enquête récente de la Cnil a mis en évidence que les adolescents étaient plus prudents que les adultes dans l’utilisation de leur smartphone. A tel point que la Cnil se demandait : Et si les 15-17 ans étaient «un exemple à suivre ?» [5]

En outre, concernant les risques de pédophilie par exemple, le risque plus que majoritaire que courent les enfants et les adolescents se situe au niveau de l’environnement familial ou du voisinage et non sur les réseaux sociaux. En effet, sur ceux-ci, à 69%, ils n’acceptent que des amis qu’ils connaissent dans la vraie vie. [6] La population enfantine ou adolescente à risque l’est déjà avant de se connecter à Facebook.


Symétriquement, un autre discours se développe à l’égard des technologies qui tient lui du discours miraculeux

«Books will soon be obsolete in the schools. Scholars will soon be instructed through the eyes. It is possible to teach every branch of human knowledge with the motion picture. Our school system will be completely changed in ten years.» [7]

http://cinematographes.free.fr/pathe-baby-societe.html

http://cinematographes.free.fr/pa[...]


Ces discours sont tout autant préjudiciables à la question de l’utilisation des technologies à l’école que le discours se focalisant sur leurs dangers. En outre, Larry Cuban a aussi mis en évidence trois types de motivations à l’intégration des technologies à l’école, motivations qui inquiètent une majorité d’enseignants :

• Le désir de mettre les écoles au diapason des entreprises sur le plan technologique, car on craint que les élèves ne soient pas préparés à un marché et une société en mutation ;

•La volonté de réformer l’école pour développer l’apprentissage autonome des élèves ;

• La volonté d’augmenter la productivité de l’enseignement.

Enfin, une fois que l’institution scolaire s’est équipée de l’équipement technologique dernier cri, l’enseignant se retrouve généralement dans la situation de s'interroger sur l'usage qu'il convient d'en faire.

Pour sortir de cette impasse, dépasser l’utilisation des technologies par les seuls technophiles ainsi que les discours magiques ou alarmistes sur les technologies éducatives, je pose tout d’abord deux postulats :

1° «La technologie ne peut pas être imposée, la possibilité d’examiner ses conséquences, de la tester et d’être formé à son utilisation facilite le processus d’usage, le contraire peut inhiber. » [8]

2° la question de l’auto-efficacité qui «renvoie à la perception qu’a une personne d’elle-même, de ses capacités à exécuter une activité et à réagir face à un événement ou un objet. Cette perception influence son niveau de motivation et son comportement.» [9]

Il en découle, selon moi, deux premières règles :

1° l’innovation doit répondre aux problèmes/besoins définis par les professionnels rationnels que sont les enseignants et non à ceux définis par des non-enseignants ;

2° une innovation doit pouvoir s’intégrer dans la classe en préservant l’autorité et le contrôle de l’enseignant sur la classe.

Issue des constats de L. Cuban sur l’histoire des technologies éducatives et les contraintes de l’enseignement, une troisième règle veut enfin que

3° les technologies doivent être simples, durables et souples.

A ces conditions, les médias sociaux ne seront assimilés ni à des anges, ni à des démons et auront durablement leur place à l’école.


Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)


Notes

[1] De la peur comme fond de commerce ( http://gingko.neottia.net/post/12110508877/de-[...])

[2] Cuban L. (1986) Teachers and Machines: The Classroom Use of Technology Since 1920. Teachers College Press

[3] Mme Tissot, institutrice et rédactrice de l’Ecolier romand. Cité par Ernest Savary (1924). Le cinéma et l’école. In Annuaire de l’Instruction publique en Suisse, p. 54

[4] Je citerai ici Rue Sésame comme exemple réussi de programme éducatif.

[5] Enquête 2011 de la Cnil (Commission Nationale de l’Informatique et de Libertés) http://www.cnil.fr/la-cnil/actu-cnil/article/[...]

[6] Etude menée par TNS-Sofres, publiée en juillet 2011, pour le compte de l’UNAF (Union nationale des associations familiales), de l’Action Innocence et de la CNIL. 

[7] Thomas Edison en 1913, cité par Larry Cuban.

[8] Rogers (1995) Diffusion of Innovation

[9] Ram, S. (1987). A model of innovation resistance. In Advances in Consumer Research, 14 (pp. 208-212)



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Par jeanpierremeyniac , le samedi 18 février 2012.

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