Sylvain Genevois : « Il ne suffit pas qu’il y ait une nouvelle mode technologique pour que celle-ci fasse évoluer les modes d’apprentissage » 

 

Entretien François Jarraud

 

Animateur de l’Observatoire des pratiques géomatiques (INRP), Sylvain Genevois réfléchit aux usages des Tice et sur la place des outils géomatiques à l’Ecole. Google Earth est-il capable de faire bouger les pratiques scolaires ? Comment ces nouveaux outils affectent-ils les représentations des élèves ?

 

 

En mai dernier s’est tenue à Lyon la seconde journée d’étude géomatique. Une vingtaine de contributions ont été présentées. Un des points forts était d’ailleurs de voir des enseignants de SVT et de géographie partager outils et expériences. Par ailleurs de nombreux collègues ont introduit des outils comme Google Earth ou Google Maps dans leur enseignement. Peut-on dire que ces outils, plus accessibles que les véritables SIG, sont en train de pénétrer les pratiques enseignantes ?

 

L’Observatoire des Pratiques Géomatiques de l’INRP a été fondé en 2005 pour permettre de faire avancer la réflexion sur les usages et les enjeux des outils géomatiques dans l’enseignement secondaire. Ces journées d’étude sont l’occasion de faire rencontrer des enseignants, des formateurs et des chercheurs de différents horizons et de différentes disciplines. Evidemment le phénomène planétaire « Google Earth » a été au cœur des discussions de cette journée, avec des expériences conduites à l’école primaire, en collège et en lycée.

 

 

Comme le montre l’enquête nationale que nous avons conduite au 1er trimestre 2007, la pénétration des « globes virtuels » est très forte : 90% des 862 enseignants interrogés en histoire-géographie et en SVT ont déjà consulté Google Earth/Map, 41% à titre privé, 49% avec leurs élèves. Le taux de consultation est de 75% pour le Géoportail et 29% pour Worldwind. Même si ces résultats sont à nuancer (réponses sur Internet, enseignants déjà motivés ou concernés par l’usage des TICE), l’attrait pour le « géoweb » est un phénomène rapide et massif.

 

Trait encore plus caractéristique : près de 80% des enseignants déclarent avoir l’intention d’utiliser ces sites en classe dans les mois qui viennent. Cela correspond certainement à un effet de mode, mais cette explication n’est pas suffisante : la plupart des enseignants sont convaincus que ces nouveaux outils de géovisualisation présentent un réel intérêt pédagogique et didactique pour l’enseignement de leur discipline. Pourtant ils ne sont que 21% à utiliser des Systèmes d’Information Géographique en ligne ou hors ligne, dont 12% à titre privé et seulement 9% avec leurs élèves. La proportion est un peu plus forte en histoire-géographie qu’en SVT : 15% des enseignants contre 9%. L’utilisation de SIG a maintenant dépassé l’utilisation de logiciels de traitement d’image satellitales (19%) où là la proportion est inverse entre les SVT (26%) et l’histoire-géographie (12%). Si l’on compare à l’enquête sur les pratiques cartographiques menée en 2003 par le Café pédagogique et l’association des Clionautes, les SIG représentaient moins de 5% des enseignants d’histoire-géographie, contre 25% en 2007. Il est probable que ce dernier chiffre soit un peu excessif, du fait que notre échantillon n’est pas tout-à-fait représentatif ; en tout cas la diffusion des SIG se poursuit selon un rythme lent et continu, sous l’effet d’Internet et de l’accès à des outils et à des banques de données libres de droits.

 

Tout se passe donc comme si l’introduction des SIG suivait une courbe ascendante beaucoup plus lente, par rapport aux outils géomatiques grand public. Pour autant selon nous, il ne faut pas trop opposer SIG réservés aux professionnels/globes virtuels accessibles au grand public : on trouve des SIG de collectivités territoriales ou de parcs naturels de plus en plus faciles à prendre en main sur Internet, la frontière entre les outils de cartographie numérique tend à se diluer et l’utilisateur familiarisé avec la lecture et la production de cartes sur ordinateur pourra de plus en plus vite passer d’un outil à l’autre.

 

Ces usages sont-ils susceptibles de faire évoluer l’enseignement de la géographie scolaire ?

 

Bonne question qui renvoie à un réflexe classique concernant l’ « usage » des TICE : chaque fois qu’une nouvelle technologie survient, on en attend une nouvelle révolution pédagogique… et on déchante rapidement avant de fonder tous ses espoirs dans la technologie suivante ! Au sein de notre équipe de recherche EducTice (INRP), nous pensons que l’usage d’une technologie permet d’enseigner ni mieux ni moins bien, mais simplement autrement. Surtout il faut distinguer différents types de « pratiques » et ne pas les confondre avec les « usages ».

 

Dans le cas de l’irruption des « globes virtuels », il est clair que les pratiques sociales ont des conséquences importantes sur les pratiques pédagogiques. Il est probable que les pratiques privées des enseignants font évoluer leurs pratiques professionnelles (notre enquête montre par exemple que 93% des enseignants interrogés ont déjà consulté un site ou un logiciel de calcul d’itinéraire, 26% utilisent un GPS, 18% ont recours personnellement à des logiciels d’orientation spécifiques). Pour autant « l’usage » pédagogique se construit, il n’est pas et il ne peut être la simple transposition de pratiques sociales. Il s’inscrit dans un processus de « genèse instrumentale » où interviennent différents facteurs liés à l’utilisateur, au contexte d’utilisation, aux conditions de mise en œuvre, aux programmes et aux objectifs pédagogiques…

 

Il ne suffit pas qu’il y ait une nouvelle mode technologique pour que celle-ci fasse évoluer les modes d’apprentissage. La « scolarisation » des usages passe par plusieurs phases de test, d’adaptation et d’intégration. Nous pensons que dans le cas des « globes virtuels », nous en sommes certainement encore à la phase initiale de découverte, sans pouvoir encore parler d’appropriation. Il est encore un peu tôt pour parler d’intégration ou de banalisation des usages concernant les outils géomatiques.

 

 

Comment articuler cela avec le cours traditionnel ?

 

Les séances pédagogiques disponibles sur Internet montrent que les usages sont très variés et que les enseignants ont plein d’idées pour enseigner avec ces outils. Qu’il s’agisse de faire découvrir la morphologie de la ville américaine, d’étudier l’impact du réchauffement climatique sur l’espace terrestre à différentes échelles, de réfléchir à l’implantation d’éoliennes sur le littoral languedocien, de comprendre les formes d’aménagement de tel grand port ou de telle zone industrielle, les pistes d’exploitation pédagogiques sont nombreuses.

Une question importante qui n’est pas souvent abordée, mais qui mériterait plus de réflexion : comment l’usage de ces outils cartographiques sur Internet s’intègre-t-il aux pratiques cartographiques traditionnelles ? Le risque est peut-être de voir s’installer des « niches d’usage », comme cela s’est passé pour les logiciels de cartographie thématique. Ceux-ci ont été introduits il y a une vingtaine d’années, au plus grand profit des enseignants et des élèves qui ont pu commencer à construire et déconstruire leurs cartes, en jouant sur les types de figurés ou sur les seuils, en croisant des phénomènes sociaux, économiques, culturels, environnementaux pour établir des corrélations. Mais la cartographie scolaire a pendant longtemps ignoré ces outils de traitement qui restent encore marginaux dans la classe de géographie. Le croquis de synthèse introduit dans les épreuves du baccalauréat depuis 1999 ne repose pas sur des fonctions de seuillage et de discrétisation, il ne fait pas appel à des démarches d’exploration ou de simulation cartographique, il continue à s’effectuer avec papier-crayon. D’où un écart grandissant entre les savoirs cartographiques enseignés à l’école et ceux nécessaires pour la vie quotidienne.

 

Autant il est normal que la carte scolaire ait sa place et sa logique du point de vue apprentissage du langage cartographique et raisonnement spatial, autant on ne peut pas ignorer la diversité des cartes et de ses usages dans la société. Tracer son chemin sur un logiciel de calcul d’itinéraire, relever des points GPS sur une carte, confronter une carte topographique avec une série temporelle de vues aériennes sur un espace sont des savoir-faire aussi légitimes que les savoirs scolaires traditionnellement transmis dans l’enseignement. Beaucoup d’adolescents baignent d’ailleurs dans cette culture numérique et l’école ne peut pas faire comme si la culture de la carte numérique n’existait pas.  

 

 

Comment articuler cela avec une conception citoyenne de la géographie ?

 

Pour répondre à cette question, on peut partir de l’expérimentation conduite par l’une des professeurs associés à l’INRP (et Clionaute bien connue !), Caroline Jouneau-Sion. Cette enseignante d’histoire-géographie a choisi de construire un jeu de rôle avec ses élèves de quatrième sur un projet d’aménagement local (la boucle d’essais ferroviaires à grande vitesse du Valenciennois). Il s’agissait d’initier les élèves à la prise en main des différentes fonctionnalités de Google Earth. Mais au delà de l’apprentissage instrumental, l’objectif fondamental était d’enseigner une « géographie citoyenne » à partir d’enjeux bien réels, de vrais acteurs et d’un contexte local proche des élèves. Ceux-ci devaient argumenter à partir de différents points de vue et communiquer leur avis en s’appuyant sur des données cartographiques (en l’occurrence un fichier kmz contenant cartes, informations et mesures). Chacun des élèves a choisi un rôle en fonction de son caractère (les plus revendicatifs sont devenus maire, président d’association…) et de ses aspirations professionnelles (journalistes). Mme le sous-préfet de Valenciennes (une élève) s’est vue dans l’obligation de convoquer une réunion publique afin d’entendre les points de vue et les arguments des acteurs de la région. Pour dépasser le stade de l’opposition formelle à tout projet d’aménagement, les élèves ont même demandé une réunion de concertation afin de décider du meilleur tracé possible pour cette boucle nécessaire au développement économique de la région.

 

Ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres, mais assez significatif. Une étude de cas en Seconde (expérimenté par un autre enseignant associé) portait sur les risques d’inondation et la décision ou non d’octroyer des permis de construire en bordure de la rivière d’Ain, en utilisant un jeu de données sur une plate-forme SIG en ligne. Ces types d’expérimentation témoignent, si besoin était, de la forte adéquation des outils géomatiques à l’éducation à la citoyenneté : dans une démarche d’investigation et d’analyse critique proche de la démarche citoyenne, les élèves sont invités à se poser des questions et à chercher des réponses à travers les fonctions interactives du SIG. Avec la démocratisation des technologies géospatiales, l’outil SIG n’est plus un support de modélisation et de simulation réservé aux spécialistes (aménageurs, gestionnaires, décideurs) ; il devient un support de réflexion collaborative dans une démarche citoyenne participative. Et le plus drôle, c’est que le débat citoyen engagé par cette enseignante a débordé hors de sa classe, puisqu’il a fait l’objet de prises de position de visiteurs sur le site de l’association des Clionautes, où Caroline avait présenté son étude ! Si ce n’est pas la preuve que la géographie enseignée peut mobiliser le citoyen…

 

 

Les élèves aussi ont parfois des usages spontanés des mêmes outils. Dans quelle mesure cela affecte-il leur représentation de ce qu’est une carte, un plan, un espace, ... un cours de géo ?

 

Dans les représentations sociales mais aussi dans la réalité quotidienne de la classe, le cours de géographie c’était d’abord la carte murale, l’atlas ou encore le globe que le maître offrait au regard et à la curiosité des élèves. Nul doute que les « globes virtuels » entretiennent cet émerveillement et alimente un nouvel imaginaire géographique. Dans un monde d’images, le regard s’enrichit de toutes ces images du monde. Il est probable que cela affecte la manière de présenter et de se représenter l’espace. Dans le cours de géographie, la carte joue un double rôle à la fois pour lire et pour construire l’espace. Avec l’ordinateur, la carte conserve ces fonctions de visualisation et d’analyse. Mais elle change aussi de statut pour se confondre avec l’image.

 

Quand les élèves manipulent plusieurs couches d’information, dont des cartes mais aussi des images aériennes, des images satellitaires, des vues paysagères, ils accèdent à des modes de représentation différents et complémentaires d’un même espace. Pour éviter de tomber dans le « tout-image », il convient que l’enseignant de géographie puisse leur donner les clés pour déchiffrer ces différents types d’images qui ne renvoient pas au même mode d’acquisition, à la même sémiologie, au même mode de déchiffrement. Prenons l’exemple de l’imagerie 3D qui se développe très rapidement aujourd’hui : nul doute qu’elle change le rapport à l’espace et que la Terre paraît désormais vraiment ronde pour les élèves qui peuvent se déplacer directement dans l’espace, en réduire ou en exagérer le relief, en modifier les modes de lecture et de représentation en faisant des requêtes et des sélections…

 

Pour revenir à la carte elle-même, on est en train d’observer un changement complet dans son mode de production et de réception. On sort de la carte pré-construite de l’atlas ou du manuel. Sur l’ordinateur, l’utilisateur produit ses propres cartes en choisissant le type de couches, le degré de zoom, l’angle de vue, la hauteur du relief, le rendu des formes et des couleurs. Il peut même superposer ses propres informations en important d’autres cartes ou d’autres images qu’il a lui même saisies. Il peut aussi intégrer un parcours dont il a relevé les points GPS. Certains penseront que les fonctions d’édition et de traitement de Google Earth ou du Géoportail sont encore bien limitées. Mais les technologies géospatiales évoluent très vite et on peut déjà produire des cartes thématiques avec Google Sketchup, on pourra bientôt produire des croquis avec Géoedu (version éducative du Géoportail)

 

 

Au delà des élèves, on est confronté à la multiplication des usages sociaux des SIG et des outils comme Google Maps. Quel regard jetez-vous sur ce phénomène ? Cette irruption de la géographie "sociale" est-elle un appui ou un danger pour la géographie scolaire ?

 

Nous pensons que c’est plutôt une chance ! L’enseignement de la géographie scolaire traverse une crise pour des raisons diverses que nous n’avons pas la place de développer ici. L’une des difficultés majeures aujourd’hui est notamment de définir et surtout d’articuler ses diverses finalités : finalités intellectuelles (faire acquérir des méthodes d’analyse de l’information), finalités culturelles (favoriser la compréhension du monde) et finalités civiques (favoriser l’insertion de l’individu dans la vie civique et professionnelle). Or la maîtrise des outils géomatiques permet de mener conjointement ces objectifs en formant le citoyen à partir d’outils « sociaux » (voire de l’initier aux outils professionnels de demain), tout en faisant une géographie plus concrète, plus proche de l’exploration visuelle, de la démarche d’investigation et de la résolution de problèmes.

 

Les pays anglo-saxons ont déjà amorcé ce tournant vers une « éducation géographique » au sens plein du terme, c’est-à-dire davantage en relation avec des savoirs et des savoir-faire « sociaux » et mobilisant des formes de cognition spatiale et de pensée visuelle (« visual thinking »), réutilisables dans différentes disciplines et différents contextes de la vie privée ou professionnelle. Nous pensons que dans la société de l’information, savoir acquérir, visualiser et traiter de l’information spatiale, savoir se repérer sur des « globes virtuels » ou dans un paysage en 3D seront des compétences fondamentales au même titre que lire, apprendre, compter. La maîtrise de l’information spatiale (« spatial literacy ») fait partie intégrante de la maîtrise de l’information qui a été reconnue comme une des compétences fondamentales du « socle » à l’école, depuis la mise en place du B2i. Il reste donc à l’intégrer au curriculum en termes d’objectifs et d’activités pédagogiques. Si danger il y a , c’est plutôt dans l’idée que le savoir géographique serait au « bout du regard » et qu’il suffirait d’observer la Terre à travers son double numérique à l’écran pour en avoir une représentation mentale. Avec ces nouveaux outils de cartographie, le monde semble désormais « à portée de clic », mais l’image comme la carte ne sont qu’un des moyens d’accès au raisonnement géographique. Ce qui est certain, c’est que l’on renoue avec le voyage et l’exploration qui sont constitutifs de la découverte et de la compréhension du monde.

 

Pour la première fois, l’enseignant de géographie a « le monde dans sa classe », il ne saurait donc s’en plaindre, même si ce flot d’images géographiques peut quelquefois donner le tournis ! Ce qui nous paraît essentiel, c’est de poursuivre la réflexion didactique et épistémologique sur les usages de ces nouveaux outils cartographiques en ligne, pour mieux en dégager les enjeux en terme de nouveaux modes d’apprentissage et d’éducation au regard géographique.

 

Sylvain Genevois

Sylvain Genevois est actuellement chargé d’études et de recherche à l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP), où il contribue à animer un Observatoire des Pratiques Géomatiques pour l’enseignement secondaire. Il prépare une thèse (directeur Thierry Joliveau, CRENAM, Université de Saint-Etienne) sur l’usage des outils géomatiques dans l’enseignement de la géographie. Ses travaux portent sur l’usage critique des TICE à l’école ainsi que sur la place des SIG et des outils géomatiques dans le renouvellement des pratiques cartographiques et de la géographie scolaire.

 

 

 

Sitographie

Observatoire des Pratiques Géomatiques (INRP-EducTice)

http://praxis.inrp.fr/praxis/projets/geomatique/

Forum de discussion

http://listes.inrp.fr/wws/info/geomatique

Journées d’étude géomatique et résultats de l’enquête nationale INRP sur les usages de la géomatique dans l’enseignement de l’histoire-géographie et des SVT

http://praxis.inrp.fr/praxis/projets/geomatique/Journee_2007/

Jeu de rôle avec Google Earth sur la boucle d’essais ferroviaires à grande vitesse du Valenciennois :

http://cjouneau1.free.fr/boucle.html

Nasa Worldwind, Google Earth, Géoportail à l’école : un monde à portée de clic ? Mappemonde n° 85 (1-2007) :

http://mappemonde.mgm.fr/num13/internet/int07101.html

 

 

Par fjarraud , le vendredi 15 juin 2007.

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