La Chronique de Gilles Fumey : La géographie, science de la distance  

Et si la crise de l’école était aussi une question de géographie ? Voici comment deux philosophes, Slavoj Zizek et Peter Sloterdijk analysent les impasses de la globalisation[1].


 

Pour eux, nous sommes dans une crise du collectif dont nous sortirons en rejetant le communautarisme naïf et, surtout, le multiculturalisme, « idéologie du nouvel esprit du capitalisme ». Pour faire dialoguer les civilisations et les individus singuliers, il faut réinventer la distance. Car l’urbanisation a rendu la promiscuité totale pour les humains. Il ne s’agit plus de l’universalisme abstrait des Lumières, mais de quelque chose d’universel pour un collectif monstrueux commençant à être une « communauté de circulation réelle avec des chances de rencontres permanentes et des chances de collisions élargies ».


Les défis que nous avons à relever à l’école sont de cette nature. Réinventer la distance entre des individus qui ne se connaissent pas et qui vivent dans une grande promiscuité. L’école fabrique des moments de sociabilité qui ne vont pas de soi. Les temporalités des élèves ne sont pas choisies mais imposées : cours commençant à 8h du matin, pause-déjeuner se réduisant à une peau de chagrin du fait des options, journée de cours se terminant tard, professeurs absents engendrant des séquences non-prévues dans l’emploi du temps, etc. Les sociabilités ne sont pas non plus toujours choisies. Il y a bien des formes d’entre-soi dans certaines écoles ou certains parcours constitués de continuités entre l’école primaire, le collège et le lycée, mais ils sont rares. La plupart du temps, les camarades de classe sont imposés par l’organisation scolaire. La place en classe, enfin, n’est pas toujours choisie, puisque certains enseignants se réservent le droit de désigner les places aux élèves.


Mais d’autres distances sont à réinventer et, la plus cruciale, celle entre le professeur et les élèves. Autrefois, la distance était construite par la hiérarchisation sociale fondée aussi sur celle des savoirs. La dépréciation de l’image des savoirs, la contestation de certaines formes d’autorité, les différences culturelles dans les apprentissages sociaux entre les différents types de famille vivant en France, tout cela fait voler en éclat l’ordre implicite du professeur « au-dessus » des élèves. L’estrade qui matérialisait cette position a souvent disparu.


Enfin, il s’est créé un point de fuite qui gagne du terrain : l’accès à internet et aux réseaux sociaux pendant les cours. Sur leur table et au bout des doigts, les élèves ont de nouveaux outils pour se distancier du cours. Un mode de zapping supplémentaire qui fragmente les continuités.


Comment les enseignants peuvent-ils harmoniser les distances ? Comment entre des individus qui revendiquent haut (et, parfois, fort) leur singularité, bâtir une communauté de travail ? Il n’y a pas de recette miracle mais une prise de conscience sur les nouvelles modalités d’apprentissage scolaire. Les réponses sont connues : ségrégation renforcée par les stratégies parentales visant à chercher des écoles sociologiquement homogènes, classes de niveau au sein des établissements. Ce qui est moins connu, c’est l’effort des enseignants pour explorer de nouvelles voies, notamment l’usage des nouvelles technologies pour le travail en classe : non plus seulement l’ordinateur comme support avec relais au tableau électronique, mais internet et Twitter. Une centaine de classes utiliseraient début 2012 le réseau social Twitter à des fins pédagogiques[2].


Cette prise de conscience des différentes formes de distances en classe arme-t-elle mieux les géographes ? Pas sûr. Certes, les nouveaux outils ne manquent pas et la géolocalisation est bien au cœur de la problématique d’un nouveau rapport au monde. Les globes virtuels peuvent être utilisés pour travailler sur les localisations, les mesurer et les interpréter. Mais on pourrait aller bien plus loin, en utilisant les différences interculturelles. En googolisant « oasis » sur un site en langue arabe, les images donnent bien le paysage éponyme que l’on attend, mais le même mot sur un site de langue européenne donne des références à la… boisson sucrée du groupe Orangina appartenant au japonais Suntory !


Ainsi, plus subtiles, nichées au cœur même de nos pratiques sociales, les distances se sont complexifiées. Aux géographes d’en traduire le sens et d’en tirer de nouvelles lectures du monde.



[1] Le Monde, 28 mai 2011

[2] Voir par exemple le compte d’Alexandre Accou : http://twitter.com/classe_accou


Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle à l’université Paris-Sorbonne et à l’IUFM de Paris. Il a animé les Cafés géographiques jusqu’en 2010. Il est le rédacteur en chef de la revue La Géographie.



Sur le site du Café

Par jeanpierremeyniac , le samedi 28 avril 2012.

Partenaires

Nos annonces