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Découvrir la tolérance avec « Dancing in Jaffa » 

Par François Jarraud

 

Faire danser ensemble écoliers juifs et palestiniens d’Israël, c’est l’objectif insensé de Pierre Dulaine, danseur professionnel, de retour à Jaffa, sa ville natale. Filmer le déroulement de cette entreprise hasardeuse, c’est le défi relevé par Hilla Medalia, réalisatrice israélienne.  Rien ne nous est cependant caché des multiples obstacles à la concrétisation de ce pari dans une ville, Jaffa, qui porte encore les traces du conflit, dont les formes d’organisation urbaine, scolaire, familiale concrétisent la tension entre les communautés.  A travers son programme de « Dancing classrooms », éprouvé dans d’autres pays, le maître à danser parvient, pas à pas, à faire tomber les barrières, transforme les enfants en acteurs d’un rapprochement bouleversant les codes et les préjugés. En portant un regard lucide et précis sur cette transformation par la pratique artistique, la cinéaste nous offre un documentaire passionnant, une invitation communicative à la danse des possibles, un rêve joyeux de paix incarné par les enfants eux-mêmes.

 

Le rêve de toute une vie

Né à Jaffa en 1944, d’une mère palestinienne et d’un père irlandais, Pierre Dulaine quitte le pays avec sa famille en 1948 au moment de la création de l’Etat d’Israël. Après avoir vécu en Grande Bretagne, en Jordanie, il s’installe définitivement à New-York au début des années 70 et se consacre à une passion découverte à l’adolescence : la danse de salon. Professionnel, maintes fois récompensé, il fonde en 1994 le programme « Dancing classrooms »  dans des écoles publiques américaines, puis le développe au Canada, en Jordanie, en Suisse. Avec toujours le même objectif : rapprocher par l’apprentissage de la danse des enfants appartenant à des communautés séparées par des barrières d’incompréhension. Cette fois, en revenant pour la première fois dans la ville où il est né, Pierre Dulaine choisit la difficulté suprême  et le rêve de toute une vie : « le challenge, valable pour les israéliens et les palestiniens, de les faire danser avec ‘l’autre côté’, ‘leurs ennemis’ ». Il est persuadé du bien-fondé de sa méthode d’enseignement : la danse de salon, en amenant deux personnes à n’en faire qu’une, engage les enfants dans une interaction constructive, abolit les frontières, conduit au respect de l’autre.

 

Dès les premiers plans du film, la vision contrastée de l’urbanisme à Jaffa, -ses quartiers riches, ses zones déshéritées, signes visibles de ségrégation sociale-, donne la mesure des difficultés à surmonter. L’apparition de la silhouette du danseur professionnel déambulant dans les ruelles à la recherche de la maison de son enfance  laisse tout d’abord perplexe : et si l’homme aux cheveux gris, au costume impeccable et au sourire tenace ne faisait que courir après une chimère ? Et si son charme désuet ne suffisait pas à combler « le fossé, devenu si grand, qui sépare les deux communautés », selon les craintes de la réalisatrice elle-même ?

 

La méthode à l’épreuve de la pratique

Plusieurs visites de préparation, des rencontres avec les responsables des écoles (deux juives, deux arabes et une mixte), des rendez-vous avec les familles constituent les préliminaires indispensables à l’installation d’un climat propice à la réalisation du programme et au tournage étalé sur de longs mois. Si les directeurs d’enseignement font preuve d’une ouverture d’esprit immédiate, il n’en est pas de même pour toutes les familles. Pierre Dulaine parvient cependant à obtenir leur accord : « le plus compliqué fut de convaincre les parents palestiniens car culturellement les filles ne dansent pas avec les garçons et, en plus, le projet allait être filmé. Mais parce que je parle arabe avec un accent palestinien un rapport de confiance s'est progressivement installé […]. J’ai ouvert la fenêtre et ensuite la porte ! ».

Mais c’est au vu des séances d’approche avec les enfants que nous comprenons la force du programme mis en œuvre. Pour les uns, il faut surmonter l’interdiction de se toucher, pour d’autres, celle de former un couple garçon-fille et pour tous, celle de danser avec  l’ennemi.

L’aventure nous apparaît avec ses avancées et ses reculs : manifestations de méfiance des familles, signes d’hostilité des enfants lors des premiers contacts avec des écoliers venus d’établissements différents, gaucherie et maladresse des corps lors des prémisses d’apprentissage, pudeur et trouble lors des rapprochements dansés avec le partenaire du sexe opposé. Pour favoriser la levée de certains blocages, le maître à danser montre à ses élèves, âgés de 8 à 14 ans, des films tournés en vidéo des spectacles de son duo de danse avec sa partenaire new-yorkaise  et complice artistique, Yvonne Marceau. Cette dernière, appelée à la rescousse, le seconde pour quelques semaines, favorisant par sa présence exemplaire la dédramatisation de la « mixité » nécessaire à la formation de couples de danseurs, avant de reprendre l’avion. Resté seul avec les écoliers, notre homme poursuit l’ambitieuse entreprise et la métamorphose des apprentis danseurs s’opère sous nos yeux : de l’effondrement des barrières à l’adhésion enthousiaste au programme. Un engouement si prenant que les élèves non retenus pour la compétition finale expriment violemment leur déconvenue de devoir abandonner l’expérience en cours de route.

 

Nous sommes parfois amenés à nous interroger sur les fondements du programme tant son initiateur paraît imposer des codes, dans les styles de danse et de musique, ériger des règles strictes, dans les façons de se tenir entre partenaires, décréter les critères de sélection des meilleurs…Et pourtant, sa méthode pédagogique fonctionne à merveille car ce que nous voyons à l’œuvre, ce sont les vertus de la danse, sous la houlette d’un « meneur » plein de rigueur et de douceur à la fois. Si le concours clôturant 15 semaines d’apprentissage et de pratique se termine par le triomphe d’une équipe, les autres sont récompensés également, sous le regard ému de toutes les familles spectatrices. Aux yeux du professeur, -à qui les enfants offrent brassée de fleurs et énorme cœur rouge en papier-, la victoire est ailleurs : « La danse, c’est une véritable école de la tolérance ! Avec la musique, les pas à respecter, je dois faire confiance à mon partenaire […]. Et lorsque vous apprenez à connaître votre partenaire, vous finissez par le respecter ».

 

Une histoire porteuse d’espoir

La réalisatrice ne résiste pas longtemps à pareille force de conviction ! Elle ne se laisse pas seulement séduire par la personnalité d’un homme qui « se soucie du futur, quoiqu’il soit arrivé à sa famille » mais elle choisit de filmer au plus près des êtres et de leur expérience un programme unique et ses résultats, « une histoire d’espoir, celle dont la région a désespérément besoin ». Même si le documentaire trace en filigrane plusieurs portraits de groupes, Hilla Medalia s’attache à quelques écoliers, à leur inscription particulière dans l’aventure collective. Subtile dans son approche, elle refuse l’assignation identitaire, qu’elle soit culturelle, religieuse ou social,  et nous laisse découvrir les appartenances multiples de chacun comme autant de différences à surmonter, de frontières à traverser. Progressivement, nous faisons plus ample connaissance avec trois élèves : Noor,  la brune potelée, israélo-palestinienne, est orpheline de père et sa mère, née juive, s’est convertie à l’Islam quand elle a épousé un palestinien ; Lois, la blonde aux yeux clairs, juive, a un frère jumeau et sa mère a choisi d’avoir des enfants toute seule ; Alaa, le jeune israélo-palestinien  musulman au regard noir vit dans un quartier pauvre de Jaffa.

 

De la même façon, à côté de Pierre Dulaine, une autre représentation adulte de la tolérance se dessine, celle incarnée par Melle Rachel, enseignante dans une des rares écoles mixtes ; très religieuse, fille de rabbin, touchée directement par le conflit –son frère a été gravement blessé à la suite d’un attentat suicide-, elle continue à œuvrer au dialogue entre les communautés.

Ainsi, par touches discrètes, en multipliant les points de vue, des quartiers de la cité à la salle de danse, de la rue à l’école, de la résidence d’une famille au jardin d’une autre, la cinéaste israélienne nous ouvre les portes de Jaffa, nous fait accéder à la « complexité culturelle et sociale » d’une ville où, selon elle, « se côtoient tous les jours, dans les rues, riches et pauvres, jeunes et moins jeunes, juifs, musulmans et chrétiens… ». Elle parvient surtout à mettre au jour le pouvoir de l’art en général, de la danse en particulier, pour libérer les corps, éveiller les jeunes consciences, abattre les murs.  Ainsi dispensée, la leçon de « Dancing in Jaffa » concerne  tous les écoliers du monde.

 

Samra Bonvoisin

 

« Dancing in Jaffa », documentaire de Hilla Medalia, sortie le 2 avril

Sélections officielles, Festival de Deauville, 2013, Tribeca Film Festival, 2013



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Par fjarraud , le mercredi 16 avril 2014.

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