Piaget et Vygotski à la maternelle 

Vergnaud

Gérard Vergnaud :

"l'Ecole doit construire des situations spécifiques pour transmettre la Culture".


Bon pied, bon oeil... Le psychologue retraité, dont les travaux ont irrigué le travail de nombreux instituts de formation, est invité à la tribune. Comment résumer en quelques phrases le travail d'une vie ?


Entre trois et six ans, le développement du langage est de l'ordre d'une dizaine de mots par jour, sans qu'on sache exactement comment font les enfants. Les connaissances lexicales sont une partie visible de leurs connaissances, qu'ils paraissent acquérir plus ou moins "naturellement". Pourtant, ils manifestent des difficultés dans l'apprentissage de la lecture, semblant montrer à quel point cette "langue-là" ne s'acquiert pas "naturellement"...

Pour un enfant comme pour un adulte, la capacité à faire en situation ("la forme opératoire de la connaissance") est ce qui permet de s'adapter aux situations. C'est donc la déstabilisation qui rend visible la compétence. "Mais on sait aussi qu'il faut conforter les élèves dans ce qu'ils maîtrisent : c'est le paradoxe de la pédagogie".

Dans la galaxie de G. Vergnaud, Piaget a inventé la psychologie cognitive du bébé, mais Vigotsky a permis de mieux faire la différence entre la "conscience avant" - ce qu'on a besoin de savoir pour faire, souvent peu formalisé par du langage - et la "conscience après" - le retour métacognitif, la compréhension de ce qu'on a fait, nécessaire pour capitaliser les connaissances, et organisée à l'école par la mise en mots des concepts).

Il faut donc des situations spécifiques, provoquées par l'école, que l'enfant ne rencontrerait pas dans son environnement ordinaire. "L'organisation de ces situations, c'est l'acte premier de médiation avec les savoirs que réalise l'enseignant en préparant sa classe".


Dans les interactions avec autrui, les enfants montrent l'étendue de leurs compétences, dans leur capacité de négociation, de séduction, de conflit, de coopération, de compétition... Le pouvoir d'agir, selon le terme aujourd'hui utilisé par plusieurs disciplines de recherche (Rabardel, Clot...), vient de Spinoza, qui y voyait à la fois les conditions et les conséquences des actions, en fonction des instruments disponibles pour l'action : qu'on change l'établi du travailleur, et son pouvoir d'agir peut en être dramatiquement affecté. "Les enfants aussi ont besoin d'instruments et de situations pour pouvoir faire tout seuls". D'ailleurs, explique le psychologue, un enfant qui fait de nouvelles choses (et qui en prend conscience) est aussi fier qu'un grand sportif qui bat son record.

L'expérience scolaire est une partie spécifique des expériences de l'enfant. Quand on lui demande de suivre un labyrinthe sur un ordinateur, à l'aide des quatre touches de déplacement, on s'aperçoit que l'enfant qui agit au "coup par coup" est dans une situation beaucoup plus simple que si on lui demande d'anticiper un parcours, de programmer plusieurs déplacements avant de valider le parcours. Mais tous ne réagissent pas à l'identique : certains enfants ne passent au labyrinthe de niveau 2 que lorsqu'ils sont parfaitement à l'aide avec le niveau 1. D'autres au contraire partent à la découverte de mondes compliqués, sans pour autant forcément en tirer d'enseignements pour les explorations futures. Le "pouvoir d'agir" des uns des des autres peut prendre plusieurs formes, avec plus ou moins de controle dans l'activité. C'est la source du concept de schème, plus abouti que celui de compétence : ce qu'on fait n'est que la partie visible de son "activité", qui ne se comprend pas sans accéder aux "représentations" de celui qui agit, comme ensemble de schèmes, et processus dynamique qui permet d'anticiper ce qui va arriver. Les compétences se manifestent en situation, mais doivent être reconnues par le sujet pour qu'il "fasse connaissance". C'est le langage et les symboles qui permettent la conceptualisation, dépassant les "connaissances en acte", ce qu'on sait faire "sans y penser", de manière implicite.


Comment l'enfant s'approprie-t-il ces connaissances ? Si on regarde un enfant jouer avec des puzzles, avec les adultes qui intéragissent  avec lui dans cette situation, on voit que les parents n'ont pas les même manière de faire que les enseignants. Les parents aident davantage, sans forcément expliquer, quand les enseignants attirent l'attention de l'enfant sur l'analyse de la situation, le besoin de prendre telle ou telle pièce. Mais il arrive que l'enfant dise "laisse moi faire" et écarte celui qui veut aider, réclamant de faire seul. Dans ce cas, on le voit se mettre à hésiter, à réfléchir à voix haute à ce qu'il fait, comme s'il intériorisait le conseil de l'adulte pour mieux planifier son action. Vygotski soulignait que le langage intérieur est un facteur important dans la planification de l'action, de l'intersubjectivité à l'intrasubjectivité, de la communication entre personnes au dialogue intérieur. Le contrôle de l'activité, l'évaluation de l'action, la motivation elle-même vont être pilotés par le langage, intérieur ou extérieur.


Elargir son répertoire de ressources n'a pas toujours été bien vu en éducation. Quand on a une bonne manière de faire, pourquoi en chercher une autre ? Mais celui qui apprend a besoin de "ne pas se priver" de nouvelles procédures, de nouvelles techniques qui vont lui permettre de faire différemment, plus vite, selon un autre processus ce qu'ils savent déjà faire. Même les adultes ne savent pas toujours mettre "noir sur blanc" le répertoire de ressources auquel ils font appel en situation, quand ils travaillent. La complexité n'est pas que dans le faire, elle est aussi dans le dire...

"C'est pourquoi on ne peut pas demander à l'Ecole de faire comme dans la vie, parce que serait nier fondamentalement le rôle de la culture". L'Ecole doit organiser des situations "provocatrices" du développement qui peut ne pas se faire "naturellement" par la seule fréquentation des situations de la vie. Quand un enfant apprend à dénombrer une collection (1, 2, 3, 4... 4 !), il s'aide du bras et de l'oeil, énonce des mots, faisant l'expérience de la correspondance biunivoque (les compter tous et n'en n'oublier aucun). Le jeune enfant peine parfois à tout coordonner. Les situations d'enseignement vont lui apprendre la différence entre l'ordinal (la place dans la suite des nombres) et le cardinal (la propriété de la collection) qui va permettre d'accéder aux opérations, de sortir du dénombrement pour accéder aux propriétés des nombres. C'est cet accès au "théorème en acte" qui permettront ensuite de compter 3+4 sans tout recompter, avant de comprendre explicitement les propriétés de l'addition...

Autant de raisons de penser que ces apprentissages, éminemments sociaux, ne peuvent être laissés à la discrétion des familles, sauf à se contenter de reproduire les inégalités culturelles.

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Par MBrun , le dimanche 29 janvier 2012.

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