Du riffifi dans les salles des maîtres ? 

Reuter ICEMpar Patrick Picard

Va-t-on assister dans les prochains mois à de nouveaux types de conflits dans les écoles ? Si les signes avant-coureurs ne se montrent pas encore, tous les ingrédients en sont peut-être déjà là, invisibles.

Depuis que l'Ecole existe, l'enseignant règne sur sa classe, comme il peut, mais seul. A chacun ses méthodes, ses règles, ses intuitions, ses manières de faire. Et si des solidarités considérables s'y sont développées, conséquences de cet "entredeux" qu'occupaient les enseignants, ni ouvrier ni bourgeois, la classe est très majoritairement restée du côté du privé, du fermé. Il y a bien eu, ici ou là, des coopérateurs, des partisans du travail d'équipe ou d'autres manières d'organiser les écoles, mais ils sont restées très minoritaires

Depuis une vingtaine d'années, l'irruption de l'individu dans l'Ecole a plusieurs conséquences qui font grincer ce modèle solitaire.
D'abord, les projets d'école, dans la loi de 89 et son célèbre -et discutable- "enfant au centre". L'idée qu'il revient à l'équipe (et pas seulement au directeur puisqu'il n'est pas un "supérieur") de travailler ensemble à définir les forces et faiblesses de l'école, les spécificités et les objectifs prioritaires est loin d'aller de soi. Mais souvent, l'exercice reste formel : quand le document est rempli, l'essentiel est fait.
Puis, la diffusion progressive d'une autre culture de l'évaluation a fait son chemin : "diagnostiquer" les difficultés des élèves, puis y remédier. Cette logique, parce qu'elle fait largement abstraction des conditions sociales, a centré progressivement la prescription sur une "individualisation" de la réponse éducative. Au nom d'une idée simple : différencier les apprentissages, c'est donner à chacun un "menu spécial" qui va "remédier" aux difficultés des élèves. Idée simple, mais idée courte : on sait depuis longtemps que s'il est important d'évaluer précisément ce que sait l'élève, mais personne ne peut dire quelle est l'efficacité des "remédiations", surtout lorsqu'elles sont individuelles, qu'elles portent essentiellement sur des reprises de leçons ou des exercices décontextualisés.
On arrive aujourd'hui à un troisième étage de la fusée : toujours au nom de la "lutte contre l'échec scolaire" dont on entend diviser le volume par trois, il faut dépasser le PPRE qui devait remédier aux difficultés. Il faut faire revenir les plus en difficultés le soir ou pendant les vacances. Les écoles et les RASED sont sommés de désigner les élèves concernés, les enseignants volontaires doivent se signaler, et le plan de remédiation commencer sans attendre, bientôt adossé à des nouveaux programmes centrés surtout sur les exercices et la répétition. Ici, les IEN exigent des noms et des listes, là on se fait moins prescriptif en attendant de voir le vent tourner.

Et c'est là que les choses risquent sérieusement de grincer. Parce qu'entre les enseignants sérieusement convaincus de pouvoir aider leurs élèves en petits groupes, entre ceux qui n'y croiront pas, entre ceux qui voudront faire des heures au nom de leurs fins de mois difficiles et ceux qui condamneront cette dérive, les tensions risquent de s'aviver. Devant la difficulté à construire ensemble des perspectives de solution (que faire tous ensemble pour que moins d'élèves soient en échec), toujours coûteuse en terme de temps de réunion, de capacité d'échanges et d'écoute, on risque de renforcer les conflits dans les solutions prônées par les uns ou les autres, d'autant plus que la pression et l'injonction hiérarchique sera forte, ou que l'invective partisane prendra le pas sur l'analyse raisonnée.

Il y aura toujours, sans doute, des espaces de sérénité préservés, parfois pour de mauvaises raisons, quand le flegme enseignant se contentera du haussement d'épaules de celui qui a déjà vu passer le balancier dans un sens ou dans un autre, et se contente de préserver sa position.
Mais jamais sans doute le métier d'enseignant n'a jamais autant été somme de s'organiser, de trouver des solutions à plusieurs. Que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons importe finalement peu : la "professionnalisation" implique désormais que les collectifs puissent répondre ensemble à ce qui n'était jadis qu'une question "privée", chacun ne rendant compte qu'à l'inspecteur lors de la visite pluriannuelle. C'est à coup sûr un défi pour les enseignants des écoles, mais il est sans doute impératif de le relever, sous peine de voir la société, les parents, les politiques rendre chaque enseignant, individuellement, responsable de la difficulté scolaire, au même titre que l'Ecole assigne parfois à l'élève la responsabilité de ses difficultés, sans en comprendre les ressorts culturels ou sociaux. Mais comme le disent les ergonomes, « repousser les limites du métier » hors de la classe, c'est rendre le travail du prof plus compliqué, avec de nouvelles missions, de nouvelles tâches hors du centre de gravité habituel du métier". Comme le disait un jeune enseignant au colloque de l'INRP sur les "nouvelles professionnalités en Education Prioritaire", « on est dans un moment de révolution du métier, voire de l’éducation nationale. Le « travailler ensemble » est difficile. J’ai l’impression qu’on nous laisse tout seul pour arriver à ce qu’il faut en faire en classe. Nous sommes des humains avec leurs limites : deux enseignants qui emploient les mêmes termes ne vont pas être aussi efficaces, ne vont pas avoir le même seuil de tolérance devant l’agression ou la remise en cause… Pour se donner collectivement les moyens d’avancer, on ne voit pas comment faire."


Nombre d'enseignants sont sans doute prêts à chercher ensemble un chemin qui seul est trop inquiétant, trop angoissant. Mais qui aura la force de fédérer les énergies pour une nouvelle ambition pour l'Ecole ?

Sur le site du Café
Par ppicard3 , le samedi 15 mars 2008.

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