Le mensuel Imprimer  |  Télécharger nous suivre sur Twitter nous suivre sur Facebook

Pour le prof 

Par Jeanne-Claire Fumet



Bac de philosophie : Et si on prenait la question autrement ?  


Il est rare que les sujets du bac fassent l'unanimité auprès des professeurs. Mais cette année, en philosophie, l'étonnement semble partagé par tous : des champs de notions qui se croisent et des textes au vocabulaire complexe, la mouture de 2015 se révèle pour le moins inattendue. Les candidats ne devraient pas trop en pâtir, les correcteurs adaptant leur évaluation au contexte d'ensemble. Se pose cependant à nouveaux frais, à cette occasion, le problème d'une révision des modalités de l’enseignement et de l'évaluation de la discipline dans le secondaire.


Croisement des champs de notions


Surprise en série L, la morale et le vivant se rencontrent dans le premier sujet : « Respecter tout être vivant, est-ce un devoir moral ? ». Même constat en série S, entre la politique et la vérité, cette fois : « La politique échappe-t-elle à l'exigence de vérité ? » De beaux sujets de réflexion, sans contredit, qui invitent à interroger la pensée du monde actuel avec recul et discernement. À condition de construire des passerelles entre des domaines étudiés le plus souvent de manière séparée. Ce qui semble une gageure pas très raisonnable pour des élèves de terminale après une seule année de philosophie. Le risque majeur, pour eux, est de tomber dans des considérations de sens commun sur l'amour des bêtes ou le  mensonge des politiques, sans parvenir à construire une démarche de réflexion critique progressive et raisonnée, faute de réussir à transposer les idées élaborées et intégrées dans un domaine vers un autre qui ne lui est pas directement rattaché.


L'art et son sens


En séries S et ES, l'art était à l'honneur : « Une œuvre d'art a-t-elle toujours un sens ? », pour les scientifiques et « L’artiste donne-t-il quelque chose à comprendre ? » pour les économistes. L'occasion de mettre en regard les conceptions classiques et contemporaines de l'art, de questionner les relations entre l'artiste et son public, et d'interroger les discours convenus sur le « message » de l’œuvre ou les « sentiments » de l'artiste. Exercice difficile, cependant, là encore, par la nécessité de se détacher des éléments de cours étudiés dans l'année, qui se réfèrent souvent aux questions traditionnelles de l'esthétique face à la technique, à la beauté et au génie artistiques. Mais aussi parce que les élèves ne sont pas nécessairement dotés d'une culture artistique suffisante pour alimenter leur propos : Guernica et la Joconde en constituent en général l'essentiel... D'autres sujets, plus classiques, portaient sur l'élaboration de la conscience de soi comme liberté :  « La conscience de l’individu n’est-elle que le reflet de la société à laquelle il appartient ? », en ES et « Suis-je ce que mon passé a fait de moi ? » pour les séries L.


Le texte n'est pas un refuge...


Pour ceux qui auraient malencontreusement prévu de se replier sur l'explication de texte, réputée plus « facile » parce qu'elle propose déjà une matière à analyser, la déconvenue aura sans doute été vive. En série S, un texte de Cicéron extrait de la Divination portait sur l'anticipation par prévision calculée ou prédiction divinatoire, articulées de manière originale par la notion de hasard, dans un propos assez éloigné de la conception moderne de la science. En ES, un beau texte de Spinoza sur l'authentique liberté de « celui qui vit, de toute son âme, sous la seule conduite de la raison » supposait de ne pas confondre le « souverain » avec un quelconque despote. En L, enfin, un texte difficile de Tocqueville sur les croyances dogmatiques dans le corps social demandait une lecture très précise. Rien d'insurmontable, estimera-t-on : c'est oublier que la profusion des notions à aborder en classe au cours de l'année ne permet pas de prémunir les élèves contre des confusions de vocabulaire toujours possibles face à la spécificité de la langue philosophique des auteurs.  


Surtout pour les sections technologiques !


Les sujets des sections technologiques réservaient une autre surprise. Le premier sujet, dont la formulation concise pouvait surprendre les élèves, « La culture fait-elle l'homme ?  », est en écho  direct du programme et le second sujet relève d'un thème classique : « Peut-on être heureux sans être libre ? ». Mais le dernier sujet, un texte de Hume emprunté à l'Enquête sur l'entendement humain, pouvait laisser perplexe : d'un auteur difficile, on a proposé aux élèves une traduction ancienne au style et au vocabulaire peu familiers, alors même que l'on sait la fragilité de beaucoup des élèves des sections technologiques dans le domaine de la lecture de tels textes. Une erreur de transcription à la dernière phrase achevait de rendre le texte à peu près impénétrable. Ce qui soulève un problème de fond : la philosophie, dotée d'un faible coefficient à l'examen et d'une image élitiste aux yeux des élèves des séries technologiques, peut-elle feindre d'ignorer les spécificités de son public sans se condamner à l'échec ? Un échec que subissent souvent de plein fouet les enseignants confrontés à des classes ostensiblement indifférentes à leurs cours.


Un courant inéluctable ?


Faut-il se contenter de déplorer le décalage entre les performances des élèves et les exigences affichées de l'examen, comme relevant d'une fatalité inéluctable ?  On pourrait, à l'inverse, partir des sujets du bac 2015 pour poser autrement la question : la séparation des champs notionnels et la répartition des problèmes qui en découlent, ne gagneraient-elles pas à être repensées selon l'évolution contemporaine du monde ? Car les interrogations sur la bioéthique, sur les régimes de vérité (scientifique, économique, morale et philosophique) du politique ou sur les modalités de construction de la science, ont une réelle pertinence au regard des enjeux du monde contemporain, tout autant que les mutations de la création artistique et leur inscription dans le champ social. En faire l'objet de questions d'études explicites, étayées par des repères notionnels plus restreints, que l'on pourrait attentivement explorer au cours de l'année parce qu'ils délimiteraient un champ d'étude à la fois plus précis et plus approfondi, permettrait peut-être d'en favoriser efficacement l’appropriation par les élèves. Autrement dit : sortir du programme de notions pour élaborer un programme de questions, révisables par périodes, incluant des éléments de connaissance précis pour étayer la réflexion. Le choix des sujets du bac 2015 ne peut qu'en montrer l'intérêt. 


La question de l'évaluation


Autre casse-tête permanent, comment apprécier avec justesse et justice les productions des élèves, lors de l'examen, mais aussi pendant l'année ? L'ACIREPh (association de professeurs de philosophie) appelle depuis plusieurs années à une révision des modalités d'évaluation en séries technologiques. Les séries générales ne sont pas épargnées par la difficulté croissante, pour les élèves, de répondre aux exigences de l'exercice type bac. Si on est loin, dans les faits, du formalisme rigide de la dissertation traditionnelle, volontiers caricaturée dans l'opinion, la composition d'un texte ordonné mobilisant connaissances acquises et capacités de réflexion, comme le prévoient les textes, se heurte aussi à l'ampleur d'un programme de  notions dont la découverte, en une année, passe forcément par des approches limitées et des choix particuliers. Entre l'étendue théorique des contenus à faire passer et les modalités concrètes d'évaluation de ce qui doit en être compris et retenu en une année, il n'est pas possible de conserver un tel écart sans perdre pied.


À gagner en détermination, le programme d'enseignement scolaire de la philosophie trouverait peut-être aussi le moyen d'échapper aux jugements péremptoires dont il fait régulièrement l'objet – surtout en période d'examen, où chacun semble mieux à même que n'importe quel élève, voire que n'importe quel enseignant, de juger du bien-fondé des sujets, des épreuves, ou de l'enseignement de la philosophie en général dans le système scolaire. Il y a de fausses certitudes à dissiper : élitiste, inutile, arbitraire, passéiste, impossible à étudier ou à évaluer, la philosophie serait en même temps  accessible à tous et bénéfique pour tous. En précisant ses modalités d'enseignement, on recouvrerait peut-être davantage de sérénité dans sa pratique scolaire.


Jeanne-Claire Fumet


Les sujets du bac philo 2015 sur le site du Café  

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/06/17062015Article63[...]

La position de l'ACIREPh sur la réforme de l'enseignement de la philosophie

http://www.acireph.org/Files/Other/JE%202013/JE%202013.pdf



Des problèmes posés par les sujets de philosophie cette année


Joël Dolbeault est professeur de philosophie et membre de l'ACIREPh. Il reprend ici très précisément quelques-unes des difficultés posées par les sujets proposés cette année à l'épreuve de philosophie du baccalauréat. L'occasion de s'interroger sur l'adéquation entre les modalités officielles d'enseignement de la philosophie, les exigences de l'examen et la réalité de la pratique en classe.



La session 2015 du Baccalauréat est marquée par divers problèmes concernant certains sujets des épreuves de philosophie. Cependant, il importe de bien distinguer la nature et l’importance de ces problèmes.

 

En séries technologiques d’abord, il faut bien reconnaître qu’un des sujets au choix n’a pas été élaboré avec beaucoup d’attention ! Pour le sujet n°3, en effet, les élèves devaient plancher sur un texte de Hume contenant une erreur manifeste de traduction, qui le rendait incompréhensible : Hume explique en fait que les hommes aiment à croire aux miracles car un sentiment agréable d’émerveillement provient du récit de ces derniers. Mais dans le texte donné aux élèves, c’est le sentiment d’émerveillement « qui produit des miracles » ! L’erreur semble venir du fait qu’une ancienne traduction de Hume a été utilisée. Pourtant, les traductions récentes couramment utilisées ne contiennent pas cette erreur. De plus, on peut s’étonner que les professeurs qui ont choisi ce sujet, et ceux qui l’ont testé, n’aient pas prêté attention au défaut de sens manifeste qui en résulte.

 

En série littéraire, le sujet n°3 pose un problème similaire, à un degré moindre cependant. Il s’agit d’un texte de Tocqueville dans lequel ce dernier défend l’idée que les croyances dogmatiques (c’est-à-dire reçues de confiance et sans discussion) sont nécessaires à l’existence d’une société, avec un raisonnement détaillé à l’appui. Mais, dans la version proposée aux élèves, un ultime paragraphe clôt le texte en affirmant que ces croyances sont aussi nécessaires à l’individu seul, cette fois-ci sans aucun raisonnement. Il en résulte un problème de sens pour l’ensemble du texte. Bien sûr, ce raisonnement est dans le livre de Tocqueville, mais pas dans le texte. À nouveau, on s’étonne qu’un tel problème (lié au découpage du texte) soit passé inaperçu, ou ait été accepté, lors du processus d’élaboration des sujets.

 

Mais, aussi dommageables soient-ils, ces problèmes restent mineurs en un sens, car on conçoit facilement qu’une plus grande rigueur dans l’élaboration des sujets doive en venir à bout. Il n’en est pas de même du problème posé par le sujet n°1 de la série littéraire, qui révèle un défaut structurel de l’enseignement actuel de la philosophie – programmes et épreuves. Ce sujet est le suivant : Respecter tout être vivant, est-ce un devoir moral ? Le problème se manifeste comme suit : plus de la moitié des copies sont franchement hors sujet, car elles réduisent la question posée aux êtres humains, et n’abordent pas du tout le thème du respect des animaux, plus généralement des vivants non-humains. Pourtant, beaucoup de ces copies témoignent d’un travail sérieux fait pendant l’année, par les références philosophiques qu’elles mentionnent.

 

Compte tenu de l’ampleur du phénomène, il est difficile d’invoquer la seule responsabilité des élèves. La raison principale est plutôt que, au cours de l’année scolaire, la plupart des professeurs n’ont pas abordé le problème des droits des vivants non-humains, ou seulement de manière indirecte, car rien dans le programme actuel (qui consiste en un tableau de notions) n’oblige à le faire, et que ce problème n’est pas du tout classique au regard de la pratique courante des collègues. Par opposition, le problème du respect des autres hommes est tout à fait classique. Les nombreux élèves qui ont fait un hors sujet ont tout simplement pensé qu’on devait les interroger sur un problème abordé pendant l’année, et ils ont cherché à utiliser les éléments de réflexion qu’ils avaient appris. Auraient-ils pu improviser sur le problème compliqué des droits du vivant non-humain ?

 

L’épreuve de philosophie au Bac doit résoudre une équation difficile, celle de mettre les élèves en situation de réfléchir effectivement, sans réciter un cours tout fait, mais en leur permettant de mobiliser des connaissances apprises au cours de l’année. La profession semble se diviser entre ceux qui pensent qu’il faut que les élèves acquièrent une méthode générique pour traiter n’importe quelle question, à partir de n’importe quel cours sur un programme indéterminé, comme le programme actuel, et ceux qui pensent qu’on peut y arriver en familiarisant les élèves avec un nombre limité de problèmes. Cette année, le nombre massif de copies hors sujet pour le sujet n°1 de la série littéraire illustre clairement les limites de la première conception.

 

Joël Dolbeault



Sur le site du Café

Par JC Fumet , le samedi 04 juillet 2015.

Partenaires

Nos annonces