Par Jeanne-Claire Fumet
L'inquiétude des normes
Comment réarmer la philosophie contre ses démons ? Prétentions universalistes et propension au dogmatisme menacent constamment la puissance critique dont elle ne cesse pourtant de se réclamer. S'admettre comme une énonciation située dans un contexte culturel et historique déterminés, tel est l'enjeu profond – et le risque majeur – d'une discipline qui entend déjouer les particularismes inaperçus. A quoi s'opposent aujourd'hui et la transmission scolaire institutionnelle, et l'engouement profane du grand public nourrissant une médiatisation facile. La philosophie n'est pas là – à quoi la réduit pourtant de facto sa pratique contemporaine. Ou plutôt : elle ne cesse d'être en même temps autre chose, allure d'inconfort, perturbation d'un ordre qu'elle s'efforce d'ouvrager en production de sens, explique Guillaume Le Blanc, professeur de philosophie à l'Université Bordeaux-Montaigne, dans son dernier essai.
La philosophie en contre-culture, l'idée nous en est rendue difficile par la vision commune d'une contre-culture intégrée dans les normes, à titre de contestation singulière. Prérogative de la création artistique contemporaine, la contre culture prend figure de ruade spasmodique insérée dans le cadre qu'elle inquiète, métabolisée par un contexte capitaliste habile à faire profit de toute forme de surgissement. Mais l'histoire récente de la philosophie recèle pourtant la ligne d'émergence d'une fissure contre-culturelle. C'est à cette ligne – à cette fracture en étoile des universaux dans le discours qui les énonce – que nous rend attentif G. Le Blanc.
Posés en scènes emblématiques de la critique, Beauvoir d'abord, avec le Deuxième sexe dont la force subversive ne cesse de déranger les catégories de genre de classe et de race, par le refus de l'infériorisation et l'affirmation de la liberté, plutôt que par la revendication d'un statut différentialiste. Marcuse ensuite, étonnamment actuel dans son appel à une érotique du besoin contre l'accumulation infinie du système capitaliste. Morin, Lefort et Castoriadis, avec l'ethos démocratique comme fracture vive maintenue au sein de l'ordre social ; puis Deleuze et Guattari, pour en finir avec l'amour implicite du fascisme qui hante les sujets des sociétés capitalistes.
Mais la clé d'une démarche critique, allure de vie et mode de pensée, c'est à Canguilhem et Bergson lus par Foucault que l'emprunte G. Le Blanc. La pensée critique n'est pas une crise sporadique mais une normativité à l'œuvre, faisant et défaisant sans cesse son propre tissu conceptuel sous la poussée des nécessités contextuelles qui l'engendrent. Sa démarche doit prendre l'allure du vivant, créativité en quête de possibles toujours réinventés face à la sclérose des mécanismes envahissants. La subversion devient alors une qualité intrinsèque du mouvement normatif, au lieu de jouer le jeu de l'exclusion minoritaire. Le paradoxe des normes est en effet au centre de la réflexion de G. Le Blanc : il n'y a que de l'intérieur du système que la philosophie peut adéquatement en penser les failles, recouvertes par la mécanique des pouvoirs, et leur donner un élan fécond de liberté.
C'est par une histoire critique de la philosophie contemporaine dans ses propres dimensions critiques que l'auteur ébauche la direction d'une requalification de la pensée : approche contre-culturelle de la philosophie plutôt que philosophie de la contre-culture, prévient-il, tournant en objet la discipline qui prétend toujours au surplomb. Ainsi en vient-il à esquiver habilement l'attente d'une conclusion décisive. Tout reste à faire, dans cette voie-là, admet-il, le chemin n'est qu'indiqué. Peut-être une piste à emprunter pour raviver la vigueur schizophrénique de l'enseignement scolaire, qui se doit d'être à la fois transmission institutionnelle et corrosion critique.
La philosophie comme contre-culture, Guillaume Le Blanc. PUF, février 2014. 208p. 19€.
http://www.puf.com/Autres_Collections:La_philosophie_c[...]