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A la Une : Parcours : du Collège de France aux lycées de banlieue.  

Par Jeanne-Claire Fumet


Maître de conférences au Collège de France, Marc Kirsch n'avait pas envisagé d'enseigner la  philosophie au lycée, jusqu'à ce qu'un tournant de carrière l'y conduise, à la rentrée 2012. Partagé entre deux établissements de région parisienne, affecté à des classes de terminale S et STG, il découvre cet univers inconnu avec le regard paradoxal d'un savant néophyte : spécialiste de philosophie des sciences et de sciences cognitives, il s'est lancé dans l'enseignement secondaire armé de son savoir de chercheur, sans préjugés, mais non sans étonnement. Pour lui, l'enseignement scolaire de la philosophie est aussi diamétralement éloigné de  la recherche contemporaine que de l'univers des élèves. Un modèle scolaire hors de la vie intellectuelle et sociale, en quelque sorte, qu'il serait utile de réviser sérieusement.

Sciences cognitives et nouvelles technologies appliquées à l'éducation.
Spécialiste de philosophie des sciences cognitives, Marc Kirsh a eu l'occasion de mener plusieurs missions pour l’Éducation nationale, dans les années 1990 sur les nouvelles technologies, puis sur les usages des TIC et l'édition numérique en 2000. Il a participé au groupe de réflexion dirigé par D. Andler sur les applications des sciences cognitives aux questions d'éducation (Compas) - domaine qui lui inspire un avis mitigé. « L'état actuel des recherches en sciences cognitives, dit-il, ne permet que des applications minimalistes dans le domaine de l'éducation. On ne se situe pas sur la même échelle et on ne traite pas de phénomènes comparables. Quant à l'efficacité des outils numériques dans l'apprentissage scolaire, aucune étude ne montre de manière décisive qu'on apprend mieux avec que sans. Ce sont de beaux outils, ils sont souvent très utiles, invasifs parfois, mais ce ne sont pas des remèdes miracles. »

L'homme, un animal qui lit et qui écrit.
« Comme toutes les formes d'habileté dans des domaines complexes, les nouvelles technologies développent des compétences cognitives précieuses. Mais faut-il pour autant les rendre exclusives ? C'est un problème vital pour l'espèce : nous sommes des animaux qui lisent et qui écrivent. Mais est-il raisonnable de se rendre entièrement dépendants de centrales nucléaires et de sources d'énergie simplement pour pouvoir apprendre à écrire ? »
Ses travaux en sociobiologie auprès de Jean-Pierre Changeux ou de Anne Fagot-Largeault, sa carrière d'assistant de Ian Hacking au Collège de France, à la chaire de Philosophie et d'histoire des concepts scientifiques, la direction éditoriale de la Lettre du Collège de France depuis 2004, rien de tout cela ne promettait à Marc Kirsch d'enseigner en lycée ; un désaccord de fond avec la direction, sur des questions de politique et de management interne, l'a pourtant conduit à quitter le Collège de France, pour reprendre son cartable tout neuf d'agrégé. Son parcours hors norme lui permet de porter un regard distancié sur ses nouvelles fonctions, mais aussi de s'interroger sur la pertinence du programme proposé aux élèves.


Entretien avec Marc Kirsch.

Qu'est-ce qui vous a le plus surpris, en arrivant au lycée ?
Marc Kirsch : J'étais davantage préparé, il faut le reconnaître, à enseigner à l'université qu'au lycée ; je ne connaissais pas ce public, dont certaines classes sont en grande fragilité scolaire. En fait, ce qui m'a vraiment déconcerté, c'est le refus d'écouter. Je m'attendais à la difficulté d'intéresser les élèves à la discipline, à la difficulté de me faire comprendre, mais pas à la difficulté de me faire entendre. J'avais fait des conférences auprès de publics universitaires, où le souci est de rendre intéressant ce que l'on dit, de le rendre intelligible – avec parfois des réactions inattendues, comme des idées créationnistes qui surgissent quand on parle de biologie évolutionniste – mais là, face à des élèves qui parlent entre eux, sans même me regarder, j'ai eu le sentiment qu'il n'y avait quasiment pas de possibilité de faire cours. Dans l'un des lycées, j'ai passé les premières heures sans même réussir à faire un cours : les élèves se parlent et on passe son temps juste à essayer de réunir les conditions de possibilité pour faire cours.
 
Avez-vous réussi à trouver des thèmes qui fonctionnent mieux que d'autres ?
Marc Kirsch : Ce ne sont pas des thèmes, plutôt des moments ; mais c'est difficile de saisir pourquoi ça prend ou pas. Des thèmes très concrets peuvent ne pas concerner les élèves ; d'autres les atteignent. Un exemple de cours qui a fonctionné (mais en demi-groupe, ce qui est déjà différent de la classe entière) : il y était question des sophismes et des paralogismes du langage ordinaire – la manière de caricaturer les propos de l'adversaire, de les invalider par déformation ou connotation, en usant de formes de logique fausses mais correctes en apparence. Ce problème semble les avoir intéressés, peut-être parce qu'il a des résonances dans leur rapport au discours, peut-être pour d'autres raisons.
Ce qui m'étonne, de la part des élèves, c'est le sentiment qu'ils donnent d'être pris par la  préoccupation de leur place immédiate dans la société immédiate, dans une vision du réel sans distance, sans réelle sensibilité au fait que nous vivons un problème plus vaste à l'échelle de l'humanité.

L'étude de la philosophie n'est-elle pas destinée à leur permettre cette distance ?
Marc Kirsch : Peut-être. Mais il faudrait encore pouvoir se faire entendre. On peut dire des choses qui devraient, qui seraient censées les toucher, mais qui ne les atteignent pas parce qu'ils n'écoutent pas. Peut-être est-ce pour eux une manière de se protéger. Je suis étonné par la vision que les élèves ont de leur vie : il semble qu'il n'y ait pas de relief entre le plus vital et le plus futile. J'ai entendu des élèves de TS envisager une carrière en chirurgie ou en cosmétologie sans y mettre aucune différence. La seule norme qui compte semble la réussite professionnelle et sociale. Le peu de souci du collectif et de l'humain me frappe. J'ai l'impression d'être devant des enfants – mais qui ne voient pas non plus la compétition féroce qui les attend, non seulement au sein de la société mais aussi à l'échelle mondiale. Je pense que c'est le résultat d'un monde très contradictoire du point de vue des valeurs. On parle beaucoup de réintroduire la morale à l'école, mais on oublie que l'exemple vaut mieux que la leçon. D'un côté, on est abreuvé d'injonctions publicitaires au bonheur facile, accessible à condition de payer, et de l'autre on tient un discours purement théorique d'exigence morale, qui ne correspond pas au fonctionnement de la société. C'est assez schizophrène.

Vos compétences universitaires vous aident-elles à construire des solutions ?
Marc Kirsch : Je suis désarmé : je ne comprends pas pourquoi ce qui marche dans une classe ou dans un groupe ne marche pas dans un autre. Il est clair que je n'ai aucune formation pour la partie pédagogique. Mes connaissances en cognitivisme sont sans rapport avec ces situations et n'y ont aucune pertinence.  Mais je crois que le problème tient aussi au mode d'étude scolaire de la philosophie. Il faudrait en finir avec l'idée qu'on apprend à « penser par soi-même ». Nous ne faisons jamais que nous entre-gloser, c'est évident, mieux vaudrait savoir qui nous glosons ! Peut-être une connaissance de l'histoire des concepts ou de l'histoire des problèmes serait plus utile. Sans faire de la muséologie, évidemment ; on peut avoir une approche philosophique de l'histoire des idées, qui pourrait atteindre les élèves davantage que ces textes entièrement déconnectés qu'on leur propose dans les manuels. Lorsque j'ai  participé au GTD [Groupe Technique Disciplinaire] sur l'instruction civique, j'ai pu constater le degré de déconnexion des participants avec le public scolaire : j'y ai vu des affrontements idéologiques abstraits, et des travailleurs sociaux venus du terrain, mais étrangers aux  publics scolaires. J'imagine ce que peuvent donner les GTD de philosophie...  Tout cela relève d'une manière très abstraite, très jacobine de concevoir les programmes scolaires, ce n'est pas adapté.  

Pensez-vous qu'on travaillerait mieux avec des programmes de culture générale, où on proposerait aux élèves de réfléchir sur des documents d'actualité par exemple ?
Marc Kirsch : Le travail de production philosophique aujourd'hui, tel qu'il fonctionne dans les publications scientifiques, n'a plus rien à voir avec l'image classique que l'on en a parfois. C'est un travail collectif, scientifique et très technique. Pour des élèves de terminale, travailler sur les publications de revues actuelles n'aurait aucune pertinence. De même, prétendre faire travailler les élèves par groupes de réflexion sur des problèmes qu'ils ignorent ne peut rien donner de valable. C'est une fausse bonne idée, pas meilleure que de faire de la philosophie à l'ancienne, manière « autonomie de la pensée ». L'école doit donner des contenus, avant de former des méthodes de pensée. Le contenu est primordial, au moins dans le secondaire. Ce qu'on demande aux élèves, dans les séries Techniques en particulier, n'a aucun sens – et le résultat le montre : on dit dans une copie de philo ce qu'on croit devoir dire, mais ça n'a rien à voir avec ce que pensent vraiment les élèves. 
En même temps, c'est fondamentalement la difficulté de la philosophie : relier des concepts très abstraits avec le réel le plus concret. Il faut allier la connaissance intellectuelle et la connaissance du monde réel. C'est d'ailleurs une des maladies de l'université actuelle, ce manque de connaissance du réel, qui produit une espèce d'académisme sclérosé. Il faut d'abord se former longuement, pour pouvoir faire  philosophiquement quelque chose d'utile dans la réalité concrète du monde. Les travaux d'Anne Fagot-Largeault sur le comité d'éthique, sur la défense du droit des patients dans le droit médical français, en est l'exemple : cette manière de donner au travail philosophique une vraie portée concrète, c'est c'est cela qui est important.

Quelles approches vous sembleraient plus pertinentes, en classe de terminale ?
Marc Kirsch : Et bien, par exemple, comprendre comment on en est arrivé au type de démocratie qu'on connait aujourd'hui, comprendre la place de l'école dans la société actuelle, ce sont des questions qu'on pourrait utilement aborder par une approche historique des concepts. Mais l'étude des notions au programme, dont chacune pourrait s’étendre sur l'ensemble de l'année, est beaucoup trop vaste, inépuisable ! La notion de vérité, par exemple, peut prendre toute l'année. On pourrait se pencher plutôt sur la construction de concepts qui fonctionnent dans la société comme des évidences, l'obésité, par exemple, ou la pauvreté : quelle sorte de représentations trouve-t-on derrière le « seuil de pauvreté » qu'on évoque et manipule sans en voir les ambigüités, que recouvre-t-il d'un point de vue historique, social, économique, politique, statistique ? Ce sont des thèmes qui peuvent faire l'objet d'une vraie  réflexion philosophique, croisée avec d'autres sciences, les mathématiques, les sciences sociales, l'histoire, la psychologie... Le problème de la formation philosophique « à la française », qui apprend à vénérer quelques auteurs et à user de la rhétorique comme d'une technique d'argumentation, c'est qu'elle éloigne des problèmes réels. C'est peut-être là le plus grave problème de l'enseignement scolaire de la philosophie.

Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet



Sur le site du Café

Par fjarraud , le samedi 15 décembre 2012.

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