A la Une : Nouvelles pratiques philosophiques : une controverse vivace ! 

Par Jeanne-Claire Fumet



Le n°13 de la revue Recherches en éducation (ex-Cahiers du CREN), consacrée aux sciences de l'éducation et reconnue par l'AERES (Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur) depuis 2011, se penche sur la question de l'enseignement de la philosophie et des nouvelles pratiques de philosophie en cours de développement. Sous la direction de Michel Tozzi et Edwige Chirouter, les contributeurs font le point sur 20 ans de pratiques alternatives, activités concrètes et actions pédagogiques à tous niveaux, qui cherchent de nouvelles voies pour une réflexion rationnelle vivante et partagée. En opposition assumée avec la « doctrine classique » d'un enseignement institutionnel jugé magistral et livresque, les différents courants représentés par J. Lévine, M. Tozzi, M. Lipman ou O. Brénifier expérimentent des modèles de discussion qui tendent à l'élaboration philosophique de la pensée, à la valorisation de l'interlocuteur, à l'animation démocratique d'échanges, dans une perspective de citoyenneté participative et d'oralité communicationnelle. Alors que l'évolution des pratiques scolaires bouleverse tous les champs de l'enseignement, la question d'un possible « changement de paradigme » se pose avec acuité pour la philosophie scolaire : mais les dissensions entre les partis en présence ne sont pas anodines, comme le met en évidence ce numéro des Recherches.


L'éditorial de Michel Tozzi et deux des contributions suscitées par les directeurs de la publication permettent de cerner les éléments de l'actuel débat : un article de Bruno Poucet, professeur des universités en Sciences de l’Éducation, retrace brièvement l'histoire de l'enseignement scolaire français de la philosophie et met en évidence l'historicité spécifique de son organisation ; une réflexion de Jean-Marc Lamarre, Maître de Conférences en sciences de l’Éducation et membre du Centre de Recherches en Éducation de Nantes (CREN), met en cause l'usage abusif du vocable de « philosophie » pour qualifier des pratiques scolaires d'éveil de la pensée encore bien étrangère à la discipline spécifique d'élaboration conceptuelle de l'expérience humaine visée dans sa globalité, que s'efforce de réaliser la démarche philosophique proprement dite.


Vers un enseignement adapté aux attentes de la société


Pour Bruno Poucet, il convient de désacraliser la place et la forme de l'enseignement de la philosophie dans le système éducatif français : historiquement déterminé, cet enseignement n'est qu'un des modèles possibles parmi d'autres à l’œuvre en Europe, et doit pouvoir évoluer en fonction des changements de société. Après une conception rhétorique et dogmatique de la discipline, la philosophie scolaire a connu une période d'éclectisme doctrinal sous l'influence de Victor Cousin au début du XIXème siècle, avant d'être solennisée par une agrégation spécifique et une épreuve écrite au baccalauréat sous Victor Duruy en 1874. Le professeur de philosophie-philosophe apparaît alors, maître penseur et créateur de son cours. Avec cette réserve, souligne Bruno Poucet, que bien peu d'entre eux rayonneront au-delà de leur classe ; Bergson en est l'exemple d'exception, mais pas Emile Chartier, dit Alain, dont l'Inspection Générale déplorait « l'enseignement insuffisamment méthodique et vide ». Paradoxe de cette étrange discipline : on reproche aux enseignants la liberté qu'on leur enjoint par ailleurs d'observer, sous prétexte d'une prétention abusive à mettre en œuvre la créativité et l'autonomie de pensée dont ils doivent pourtant faire preuve pour la susciter chez leurs élèves.


Une mission en injonction paradoxale


Libre de leur enseignement, sous réserve d'un programme dont « l'esprit compte plus que la lettre », les professeurs de philosophie se constituent alors en corporation, dont l'idéologie dominante serait fixée par le Vocabulaire de Lalande (1926) et les pratiques déterminées par  la dissertation comme exercice de réflexion personnelle (Instructions de 1925). Conçu dans la forme pour éduquer les élèves à une réflexion citoyenne et morale, sans rôle d'instruction mais avec une forte mission d'implication des auditeurs, le cours de philosophie doit pourtant s'adresser aux « intelligences moyennes » et les conduire sans dogmatisme vers une forme d'élitisme républicain idéal. Projet bien adapté aux attentes d'une époque, estime Bruno Poucet, mais qui va susciter des réticences chez certains enseignants : comment « rester philosophes... malgré la conception que la société se fait de l'école » ? La question va éloigner les professeurs des attentes sociales, souligne l'auteur, rupture aggravée par la massification des années 60 et 70 qui va les contraindre à adapter un  enseignement élitiste au « tout-venant ». On pourrait s'interroger cependant sur la nature profonde d'un clivage qui semble traverser encore les missions assignées aux enseignants de philosophie : apprendre à penser et à penser juste, sans s'estimer soi-même acteur de la pensée philosophique, s'adapter au plus large public sans rien céder au système hégémonique de l'opinion et du préjugé, satisfaire aux attentes de la doxa en enseignant à ne pas lui céder, la mission institutionnelle confinerait presque à la schizophrénie...


Un enseignement controversé.


L'enseignement de la philosophie, historiquement déterminé comme tout autre, fait par excellence l'objet de projections et d'attentes irrationnelles : présenté comme le « couronnement » des études secondaires, on le veut élitiste mais commun, difficile mais universel, conceptuel mais intuitif, cultivé mais sans savoirs. Les représentations les plus confuses continuent de l'entourer et d'en faire l'objet contrarié des désirs les plus incompatibles. Bruno Poucet souligne l'impuissance du système scolaire à évoluer et à se réformer, alors même que les courants de pensée s'y font plus divers et les pratiques divergentes. L'ACIREPh, association de professeurs, ne cesse d'appeler à réfléchir sur les difficultés croissantes de formation et d'évaluation des élèves sur des épreuves (en particulier la dissertation) dont les exigences d'une part ne font pas consensus parmi les enseignants, et d'autre part semblent irréalisables par une majorité d'élèves. Une « offre protéiforme en matière de philosophie non savante » se développe hors l'école, manifestant une forte demande sociale non satisfaite par l'école.  L'heure semble donc venue pour l'invention d'un nouveau paradigme, qui réaliserait l'harmonie perdue entre attentes sociales et offre institutionnelle. Mais il faudrait pour cela s'accorder sur le sens de ce que l'on entend par enseignement philosophique.


L'enfant philosophe, une candide illusion ?


Jean-Luc Lamarre s'interroge sur les pratiques précoces de philosophie menées à l'école : n'est-il pas abusif de les qualifier de philosophiques ? Qu'est au juste la démarche de réflexion philosophique, telle qu'elle peut prendre rang spécifiquement parmi les disciplines de pensée et de connaissance humaines ? La philosophie, répond l'auteur, tend à la totalité par une pensée systématique et un questionnement radical, la liberté de pensée et l'indépendance au regard des autorités. L'appropriation de telles exigences méthodiques, critiques et constructrices passe par une confrontation effective avec le travail de lecture et d'écriture philosophiques, dont l'écolier ne peut avoir la pratique. Le débat ne peut se substituer que de manière partielle et artificielle à cet apprentissage personnel. Prenant modèle sur le Rousseau pédagogue de l'Emile, qui recommande de « s'arrêter tout court » quand on aura mis l'enfant en situation de pouvoir penser par lui-même quelque chose du sens de l’expérience humaine, il met en avant une dimension essentielle du problème : les questions des enfants sont celles de la philosophie ; faut-il en conclure que les enfants sont philosophes ? Il y a peut-être une enfance retrouvée dans l'étonnement initial du philosophe, mais c'est une enfance métaphorique, pas une réelle puérilité.


Une différence de conception didactique.


A ces objections fondamentales, Michel Tozzi répond, dès l'éditorial de la revue : si la question posée par J-L Delamarre est celle du stade d'entrée dans la philosophie, qui ne saurait avoir lieu dans l'enfance, il faut redéfinir ce stade en termes de structuration de la pensée, non de chronologie vécue. Se fondant sur les thèses cognitivistes d'Alison Gopnik, Michel Tozzi affirme que cette structure peut s'initier dès le plus jeune âge. On aperçoit de ce fait une autre dimension du débat, qui relèverait davantage du champ didactique : cognitivisme contre culturalisme, faut-il voir dans la « philosophie » un affinement de la modélisation de la perception intellectuelle des données de connaissance, ou bien une modalité d'appropriation compréhensive de l'expérience humaine ? La différence peut sembler trop abstraite, il se peut pourtant qu'elle structure la dissension : dans le premier cas, il s'agit de forger un outil de déchiffrage analytique, dans le second, un instrument d'interprétation du monde dans son ensemble. Que les deux aspects se requièrent mutuellement n'interdit pas que leur hiérarchisation pose problème.


Dissiper un malentendu porteur


La demande sociale d'une offre « philosophique » variée et tous azimuts peut s'entendre différemment sous ce jour : qu'attend-on d'un débat « philo » librement mené sans contraintes formelles ? N'est-ce pas l'occasion d'exercer une aptitude spontanée à l'analyse de données factuelles, sans le filtre d'exigences lexicales et conceptuelles laborieuses ? A cette attente, les « ateliers philo » peuvent difficilement donner satisfaction, s'ils sont menés avec la rigueur méthodique de la D.V.P... Mais elle dévoile ce que recouvre le rêve d'une philosophie enfantine : le dévoilement d'une puissance de vérité originelle toujours déjà perdue, le bonheur d'une justesse d'intuition que l'on voudrait trouver en soi par la magie d'un «  redevenir soi-même » habilement libérée par l'animateur-médium ; en somme, les aptitudes de la philosophie achevée formées sans effort de l'extérieur par un éducateur-tuteur. Peut-être serait-il fécond de travailler à dissiper le malentendu qui assimile les pratiques alternatives de la philosophie à cette image illusoire, fut-ce au détriment de l'appui que celles-ci peuvent y trouver de la part du public contre l'institution jugée astreignante et impersonnelle. On trouverait peut-être par là le moyen d'assouplir les réticences des enseignants scolaires à faire évoluer leurs pratiques en ce sens.


Lire la revue en ligne :

http://www.recherches-en-education.net/spip.php?article138



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Par JCFumet , le dimanche 22 janvier 2012.

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