A la Une : Écorces d'Auschwitz  

Par Jeanne-Claire Fumet

 

Que disent les écorces des bouleaux de Birkenau ? Le philosophe Georges Didi-Huberman se penche une fois encore sur la difficulté de construire du sens, à la frontière de la mémoire et de la connaissance historique, à travers l'expérience de la visite du camp d'Auschwitz. Le site se change en musée, dit-il dans Écorces, tandis que les vestiges de Birkenau deviennent vestiges archéologiques ; le montage culturel d'un côté, le zèle pédagogique de l'autre, ne font-ils pas perdre à ces lieux leur puissance de témoignage au présent des faits passés ? A travers le libre commentaire d'une vingtaine de clichés pris par lui lors d'une récente visite, le philosophe offre quelques pistes de réflexion pour éclairer l'impression de décalage qui étreint le visiteur, venu à titre personnel ou en voyage scolaire, faire l'épreuve des lieux.

 

Déplacer les perspectives.

Entre ce qui se montre et ce que l'on sait déposé dans les profondeurs du sol et du temps, le sentiment d'inadéquation confine au malaise. On sent que cela « ne va pas » ; mais comment l'exprimer et comment amener les élèves à analyser sans la caricaturer l'impression qu'ils éprouvent aussi à leur manière ? Là où l'enseignant d'histoire s'appuie sur les savoirs constitués pour étayer l'expérience, l'enseignant de philosophie doit élaborer une démarche de réflexion qui déjoue les effets de superposition du temps et de contradiction des signes.

Par le commentaire d'une vingtaine de clichés pris au fil d'une récente visite, le philosophe G. Didi-Huberman effleure les points douloureux du regard en perte d'objet, qui est celui du visiteur averti mais démuni devant son impuissance à capter une « vérité » du site. Hauteur et force des troncs d'arbres, coulées de fleurs au long des anciens caniveaux d'épanchement  de graisses humaines, épaisseur des eaux du lac au fond gorgé de cendres, il déplace les perspectives au-delà des baraquements aménagés pour la visite et qui ne disent plus rien, vers une dimension qui ne s'offre pas d'elle-même aux regards – celle de la continuation de la vie dans les cicatrices du passé.

 

Une organisation fonctionnelle.

Ce sont d'abord les panneaux d'indication et d'interdiction destinés à réguler le flot des visiteurs, qui heurtent le regard de l'auteur venu tôt le matin, quand la présence d'un guide n'est pas encore obligatoire. Interdits et dangers dérisoires en surimpression d'autres interdits passés. Il photographie un baraquement changé en stand commercial, puis saisit un pigeon posé entre les barbelés d'origine et d'autres, ajoutés pour délimiter l'espace de visite : un souci d'exploitation culturelle efficace du lieu, qui aménage l'espace selon des logiques fonctionnelles aveugles à leurs propres antécédents. L'auteur note : le mur d'exécutions, reconstitué sans que rien ne l'indique, des blocks d'internement changés en pavillons nationaux d'exposition - commémorations étrangement redondantes sur les lieux mêmes dont elles recouvrent le souvenir, un sentiment d'irréalité devant ce lieu sommé de témoigner de soi par des artifices qui le rendraient plus « vrai ». Que faut-il, que peut-on encore y voir et comprendre ?

 

Faut-il mentir pour dire la vérité ?

A Birkenau, où presque tout est détruit, l'embarras du visiteur prend une autre forme parce que le regard doit s'enquérir de ce qu'il ne voit pas, marqué en creux dans le paysage à large échelle d'espace. Mais c'est aussi l'endroit où se dressaient les appareils de la destruction. Pour les organisateurs de la mémoire, comment ne pas achopper sur la question des conditions d'une juste transmission de la connaissance de ce qui a eu lieu ? Comment permettre de saisir ce que l'on ne peut que penser comme inimaginable ? Les photos clandestines prises en cachette de l'entrée du crématoire, à Birkenau, par un membre du Sonderkommando, sont reproduites sur des bornes aux abords mêmes des lieux qu'elles montrent.  Mais elles ont été retouchées, remarque l'auteur qui  connait bien ces clichés (1). Mieux cadrées sur leur objet, l'une supprimée parce qu'elle ne montre que la cime des arbres, manquant le référent visé – de même que notre regard s'épuise en vain sur l'absence de ce dont il s'est agi ici - les photos sont astreintes à une correction pédagogique qui domestique leur violence brute de témoignage. On conçoit l'intention : une représentation filtrée par le savoir et la compétence historiographiques, une documentation distanciée qui éduque en indiquant. Mais peut-on jouer du surplomb historien dans un lieu qui convoque au présent l'actualité du passé ? Faut-il, se demande l'auteur, simplifier pour transmettre, mentir pour dire la vérité ? 

 

La surface et le fond.

Ce que les morceaux d'écorce de bouleaux nous apprennent, conclut l'auteur, c'est la vérité de la surface des choses, mode d'apparition d'un fond qui sans elle demeurerait fiction. Laisser affleurer la trivialité des composantes du devenir des lieux, les remontées d'objets et de débris humains au fil des pluies qui lavent les sols, le foisonnement végétal là où les corps ont été enfouis, la réalité rugueuse et sans décence des empreintes du passé sur le présent : peut-être est-ce alors que le regard porté prend sens, en-deçà des représentations qui protègent à distance du temps et du savoir, lorsque se manifeste au visiteur, au plus profond de sa subjectivité, la prégnance persistante  d'un passé dont la réalité irréversible est inscrite dans la chair des lieux et s'exprime à travers ces stigmates. L'écorce, « manteau de peau » rappelle l'auteur, est la surface sensible et périssable d'un corps vivant qui perd en vieillissant ses lambeaux. Mais c'est aussi l'indice de sa lente et inéluctable disparition, qu'ici seul le tissage des images et des mots peut transformer en sens renouvelé.  

 

Georges Didid-Huberman – Écorces - Éditions de Minuit, novembre 2011,  73 p. - 7,50€  

 

(1) Voir du même auteur : Images malgré tout – Éditions de Minuit, 2004.



Sur le site du Café

Par JCFumet , le mercredi 21 décembre 2011.

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